Mourane

Ma mère et moi par Mourane

MA MERE ET MOI

ATTENTIONS ET TENSIONS

Ma mère et moi c'est une longue histoire. Je suppose qu'elle a dû commencer quelques mois avant ma naissance, étant donné que celle – ci fut plutôt accidentelle que désirée. Rien de particulier n'avait grevé mon enfance jusqu'à ma première aventure à l'adolescence ; alors, ma mère se sentit le devoir de parfaire mon apprentissage. Si mon éducation d'enfant était scrupuleusement faite, il lui restait à m'ouvrir le monde des adultes. Je retiendrai ici les récits qui juraient sur la vie simple d'une province paisible du Liban des années 50. Au final, tout s'arrange avec le temps, grosso modo le modus operandi est superposable dans toutes les sociétés. Cela s'appelle les accidents de la vie qui condamnent à la mort, à la vie.
A ma mère, mon amie.

PREAMBULE

Ma mère est issue d'une famille modeste. Son père était un maître maçon, un excellent tailleur de pierre, dont la famille avait été décimée pendant la Grande Guerre qui lui laissa une sœur à nourrir alors qu'il n'avait que douze ans. Si ma mère fut belle, ce n'était pas de sa faute ; mais pour être distinguée, elle y fut pour quelque chose. Ce qui n'allait pas sans susciter la jalousie de son entourage alors qu'elle ne manifestait aucune fierté apparente. Elle était modeste parce qu’elle était bigote. Non qu'elle fut absorbée par le culte, mais par la bienfaisance, elle fut la mendiante des mendiants, elle le fit toute une vie à leur place et en silence. Elle forçait l'admiration du clergé tout en les irritant à l'occasion. Son enfance se déroula dans une dépendance du palais Chéhab destinée à la domesticité. Le quartier réunissait les familles d'émigrés enrichis aux Amériques. Rose Chidiac, sans enfants, prit ma mère sous son aile. Elle l'initia à l'étiquette et à la bienséance jusqu'à son mariage. Rose avait décousu sa robe de mariée pour confectionner celle de la communion solennelle de ma mère ; c'était la première fois que ma mère était parée de dentelles.

Mon père est le petit fils de Eid qui avait amassé une fortune incommensurable en l'espace de trente ans au cours de sept voyages aux Amériques, ce qui lui avait permis d'acheter aux princes Chéhab la plus belle propriété de la contrée. Son fils se chargea d'appauvrir irrémédiablement la famille après son deuxième mariage ; il dilapida tout. Ce qui fait que mon père démarra dans la vie à partir de rien. Heureusement que ma mère était là pour veiller au grain. Mon père était pétri de droiture et de principes, il était engagé dans l'action politique au point de diriger une section de son parti durant trente ans, entraînant ma mère dans cette voie. Il fut élu membre fondateur du premier syndicat de travailleurs dont le président était de la même province, ils étaient amis et travaillaient tous deux dans le textile. Son amour pour ma mère lui valut une sacrée réputation dans la ville. La famille comptait déjà deux garçons, quand mon père fut appelé à fonder une usine à Bagdad ; ma mère l'encouragea à contre cœur, mais elle avait un projet en tête. Son principal défaut était son ambition, elle voulait rendre son prestige et sa fortune à la famille, vaste programme à la recherche du temps perdu. Pendant cette absence, ma mère recevait sa parenté tous les mercredis, cette contrainte lui devenait déplaisante car elle préférait ses amies à sa parenté. Plus tard elle m'avoua qu'elle privilégiait les gens qui la tiraient vers le haut plutôt que vers le bas. Le café et le narguilé étoffés de futilités et de commérages, n'étaient pas sa tasse de thé. Dans le voisinage, le médecin français avait récemment installé une sage – femme, Salma l'Arménienne, elle était très au fait des événements heureux ou scabreux de la ville qui échappaient souvent à sa retenue. Ma mère l'évitait au mieux. Par contre, elle était liée à la gouvernante du médecin, Hanné, qu'on surnommait la Française. En fait un incident avait rapproché les deux femmes quand ma mère avait contracté la varicelle à l'âge de quatorze ans. En l'examinant, le docteur eut une éruption amoureuse pour elle, au point de demander sa main avant l'âge légal. Il en avait même parlé à son commandant craignant que l'ébruitement de sa passion ne lui fût dommageable. Il fut muté à Sidon et ne put revenir qu'après l'enlèvement de ma mère par le paternel. D'ailleurs quand père débordait, ma mère le taquinait: – J'aurais dû accepter la main du docteur. – Tu y penses encore ma chérie?

Le séjour irakien de mon père dura cinq ans et ne fut interrompu que par une seule escapade au Liban qui, au demeurant, fut sans conséquence pour moi. À son retour surprise, il s'était rendu, la nuit tombante, à la maison qu'on louait, il ne trouva personne. La voisine lui dit: – Va que tu as une femme bénie, elle t'a construit une maison en ton absence. Elle ne t'a pas volé! Le retour définitif de mon père me fut fatal, il m'avait condamné à la vie et me voilà neuf mois plus tard remplissant la maison de mes vagissements. Les ardeurs de mon père échappèrent à la vigilance de ma mère. Suis – je le fruit de la passion ou d'un manque de précaution, on ne me l'a jamais avoué. En attendant je suis là et il me semble m'entêter à le demeurer. Notre éducation était bipolaire; elle était menée conjointement et séparément par mes parents sans empiétement aucun. Ma mère se chargeant du côté scolaire et religieux, mon père s’occupait de notre endoctrinement politique. Il exigeait de nous l'excellence pour ne pas décevoir maman. J'étais le dernier à subir ses assauts dogmatiques, car il faisait la lecture solennelle de l'éditorial de son journal partisan intitulé " La moisson des jours " à longueur d'année, des années durant. Hormis ma mère, sa passion était le cinéma à l'époque des grandes productions de films historiques.

DE LA SOCIETE DES FEMMES

Pour moult raisons je préférais la société des femmes. Il faut dire que je m'y étais initié à leur insu depuis la fois qu'elles m'avaient invité à prendre l'air, j'avais sept ans. Intrigué, je les ai espionnées; grande fut ma surprise. Je me suis perfectionné depuis, je vous laisse juges du résultat. Il faut dire que la société des hommes, bien qu'elle se prétende plus intellectuelle, est inférieure en espiègleries et en intrigues à celle des femmes. Jusqu'à aujourd’hui cela suscite ma curiosité et ma méfiance, je me range à leur avis quand elles sont d'accord avec moi, et encore!

Je veux bien les croire; elles m'intéressent. C'est le fruit d'un long apprentissage, cela m'amuse quand j'emprunte leurs voies tortueuses de fines psycho-gogues où souvent leur intérêt, bien que voilé, me semble évident. Je ne m'en repens pas, elles se sont trahies, quel bonheur ! Feuillet le dit bien dans son Histoire de Sibylle... "mais il y a des femmes, charmantes d’ailleurs, qui ne peuvent voir dans un salon l’homme qui leur est le plus indifférent s’occuper d’une autre femme sans avoir aussitôt des idées de meurtre."

DES NUBILES

Il faut bien croire que je n'ai pas été malheureux. J'ai pris conscience qu'enfant j'avais été jeune et beau, au point d'en formuler des regrets et d'en être jaloux à mon âge. On garde une nostalgie des choses qu'on perd. Heureusement que les photos sont là pour me rendre cet hommage. Comme tout le monde, ma mère avait ses qualités et ses défauts, de surcroît elle avait cette obsession maladive que j'appelle l'impeccabilité. La maison, nous, elle-même, notre père qui est sur terre, devaient être impeccables, linge et ménage confondus. Il a dû arriver avec mes aînés des accidents fâcheux liés à nos escapades dans les bois et les terrains vagues du quartier. Nous en revenions couverts de terre comme le commandeur de Don Giovanni. Comme elle avait quatre garçons, mon père n'étant pas le moindre, on pourrait lui pardonner ses exigences. Au passage, j'étais mieux entretenu chez mes parents que quand je me suis mis à mon compte.

Mes frères avaient artisanalement converti le cellier en salle de sport avec un résultat équivoque. J’y occupais un petit coin pour stocker mon attirail. La grande Ferrari rouge en plastic dur, mon pistolet avec la ceinture de cartouches et autres projectiles en caoutchouc... Voilà que ma mère me voua pour un an à St Antoine de Padou (mes frères avaient subi la même tradition). On laissa pousser mes cheveux au naturel une année entière et on m'habilla de la soutane des moines Antonins. Ma tignasse dense et ondulée me couvrait les reins, de quoi faire pâlir Marie Madeleine. Cela me donnait l'air d'un curé jeune fille! Entre temps, mes frères, dédaignant le sport au profit d'autres escapades, me laissaient le champ libre dans le cellier. J'en profitai pour dresser un autel autour d'une crèche en plâtre qu'on apprêtait tous les ans ; je l'avais parée de tous les santons et je célébrais solennellement la messe pour les filles du quartier. Mon grand – père paternel, sacristain de son état, me fournissait le nécessaire pour les célébrations espérant quand bien même ne pas me faire succomber à la tentation. La chasuble je la portais déjà, cela me conférait une crédibilité imparable aux cérémonies que je répétais par cœur ; les hosties non bénites abondaient, la clochette donnait une solennité théâtrale, quoi de mieux. Pour ma mère ce jeu en valait bien un autre en plus propre; cela lui procurait moins de travail bien qu'elle me reprochât une consommation abusive d'encens. Les filles du quartier, arrivant à maturité avant les garçons, venaient déposer des poupées et des services à café dans ma chapelle et me réclamaient l'ouverture de l'oratoire tous les après – midi. Je garde un tendre souvenir de tout cela, je n'ai perdu depuis que mes cheveux à en perdre la foi. Puis ce fut l'école. Je fus bon élève. Au regard de ma discipline et de mes progrès, on me fit sauter une classe de Bébé Rose à Bébé Bleu. L'autocar scolaire était ma hantise, une bétaillère pour les élèves où les plus petits sont les mieux écrasés. Il y avait des mères impitoyables qui dotaient leurs enfants de ragoûts en guise de dînette juste pour qu'ils les renversent sur les autres. En me recueillant de l'autocar, ma mère demandait à sœur Marie Régis son impression à mon sujet. La bonne sœur: – Il refuse de s’asseoir à côté des autres, il reste debout pour ne pas froisser son costume. – Pardonnez – le ma sœur, c'est un gamin. – Dites plutôt un avocat!

Depuis petit j'avais une mauvaise presse, fier et insupportable. Sûr que très tôt, je faisais le ramadan de la cantine; malgré les efforts des bonnes sœurs, tout y commençait dans le bruit et finissait dans la saleté. Ma vie d'ascèse avait débuté et aussitôt ma mère était mise au parfum. La solution était prête, elle me régala de deux tartines et un fruit, le tout bien rangé dans un compartiment de mon cartable. La tartine beurre – confiture finissait raide comme une truelle, quant à celle au fromage blanc (labneh) elle se courbait lamentablement vers le sol comme un saule pleureur, la pomme se convertissait en cidre à l'heure du midi. Au bout d'un temps compté on était passé au pâté et à la mortadelle. Question texture, je constatais le progrès, je ne protestais même pas contre la feuille de salade qui arrivait flétrie au final, tandis que les cornichons dégageaient un parfum de vinaigre à entêter la classe. Au passage je dois dire que je n'avais pas cette exclusivité à moi seul, mais mon cartable en gardait la mémoire, même les mites ne voulaient pas y élire domicile. Va pour l'école, vive les vacances. Je me considérais déjà dans les affaires avec mon statut d'excellent écolier. De ce fait, j'abandonnai la curie au profit des excursions sur la voie ferrée avec un cousin plus jeune et plus habile que moi ; ma tante habitait à proximité. Approcher et courser les locomotives lentes et majestueuses de 1914, s'assourdir et s'ébranler par leur vacarme, écumer la suie et se draper dans la vapeur, devenaient un rituel violent et émouvant. De plus quand on mettait des clous de rebut sur la voie, la monstrueuse machine les transformait en lames de rasoir à son passage, c'était l'excitation. Parfois, on se hasardait dans le monastère des Antonins à ramasser du thym, de l'aneth et du cresson sauvage ou à cueillir des pignes de pin encore vertes; toutes astringentes qu'elles étaient, elles avaient un goût d'annone à la noisette. L'essentiel était d'échapper à la vigilance du frère Sassine qui avait la fronde lapidaire meurtrière. Il n'a pas été fait saint, tant mieux. J'allais donc chez ma tante rejoindre mon cousin ; régulièrement il y avait les dames du quartier prenant le café et fumant le narguilé; les plus accros à ces réunions étaient Marjolaine – la plus sympathique, Tekla – assez insipide et Amélie – la revêche. Souvent, leurs histoires tenaient de l'anecdote joyeuse, parfois elles devenaient sérieuses, susurrant des choses mystérieuses et prenant des mines graves. Quand mon cousin tardait à venir, je me réfugiais chez les voisins, bien que les enfants fussent plus âgés que moi, Nadwa avait l'art et la douceur de m'entourer. Elle me prêtait des illustrés à feuilleter que plus tard j'arrivais à lire. J'en garde deux qu'elle m'avait offerts: Les Fables de la Fontaine et Blanche Neige; à force elle était devenue ma Blanche Neige. Je lui ramenais du bois des bouquets de cyclamen sauvage très parfumés. Plus tard, notre pudeur ne tenait plus que dans nos regards, juste un voile virtuel et translucide enveloppait nos tendresses innocentes. J'aimais ma princesse, elle me le rendait bien et cela perdure.

Ce manège dura ainsi quelque temps jusqu'au jour où ni mon cousin ni Nadwa étaient là. J'avais attendu longtemps et j'ai dû excéder Marjolaine qui s'impatientait pour révéler aux autres quelque événement conséquent. Avec un ton doucereux elle m'invita à aller prendre l'air et jouer seul derrière la maison me promettant d'expédier le cousin dès son arrivée. En faisant le tour, j’attrapai des démangeaisons d'orties et de curiosité. Il y avait un point plongeant sur la terrasse où le conseil se tenait. Je m'étais planqué à l'affût derrière une bordure herbacée avec la précaution de ne pas me faire remarquer. Les voir, je les voyais tout le temps, les entendre était une autre paire de manches.

– Figurez – vous que Rachid est venu voir sa mère, la semaine passée. – Pauvre enfant. – Pauvre femme. – Il a l'air d'un gentilhomme bien poli et d'une belle prestance. – Il doit avoir quarante cinq ans et il n'arrive pas à se marier. Il le voudrait bien pourtant. – Qui va épouser le fils d'une danseuse autre qu'une fille de joie ? conclut Amélie. Les choses s'engageaient et se gâtaient très vite sans que je puisse comprendre où était le problème, je n'avais que sept ans. Pour moi, Oum – Rachid n'était qu'un surnom, j'en ai recensé presque trois cents dans la ville. Quand mon cousin arrivait à la maison je me retranchais délicatement et je préparais ma retraite à la dernière minute. Mon assiduité était ponctuelle et ma courtoisie éprouvée, sitôt arrivé je prenais congé de ces dames pour gagner ma tour de guet. Après plusieurs séances d'écoute, j'en étais arrivé à reconstituer l'histoire par bribes puis à en connaître d'autres, ce qui conférait une souveraine légitimité au conseil des commères. Très futée, Marjolaine essaya de me débusquer un jour en changeant son répertoire par celui de l'ogre mangeur d'enfants, elle hurlait dans ma direction: - « Ana el ghoul, ana el ghoul », je viens te manger, je veux te manger. Des années après, elle revenait là – dessus quand j'étais auprès de sa fille Claude qui en riait et qui me le rappelle toujours. Claude est l'autre princesse du quartier, on languissait l'un de l'autre. Elle se mettait au piano et me chantait dans les douces soirées d'été « Tombe la neige, tu ne viendras pas ce soir ». Oum – Rachid était une personne étrange, parachutée comme une gitane dans le quartier. Son accoutrement tenait d'un déguisement plus qu'autre chose; de noir vêtue du fichu jusqu'au jupon démodé qui lui tombait aux pieds ; elle vivait seule, cela supposait un veuvage, mais veuve de qui? Elle déambulait avec un panier d'ouvreuse de théâtre garni de friandises, de têtes de nègre, de maïs et de lupin adouci ; les enfants l'entouraient, l'adoraient. Elle était très câline. Bien plus tard, mon cadet me raconta qu'elle s'habillait en danseuse orientale à la fête de la Sainte Barbe et qu'elle animait ce mini carnaval qu'on célèbre toujours pour les enfants. On passait par bande de maison en maison, on chantait et dansait pour deux mandarines. Il fallait éviter les adultes déguisés susceptibles d'enlever les enfants à l'occasion, ceux qui étaient sous la coupe d’Oum – Rachid ne risquaient rien. Oum – Rachid avait été une danseuse professionnelle, soliste et meneuse de revue jusqu'aux années vingt dans un des plus prestigieux cabaret de Beyrouth, le Cristal. Un jeune lieutenant Turc s'était épris d'elle, il logeait à la locanda tout près du cabaret et invitait sa dulcinée à ses soirées privées. Leur relation ne tarda pas à devenir passionnelle. Jaloux de nature , quoi d'étonnant dans ce milieu, il la surveillait et ne laissait personne s'en approcher. Il la possédait et lui promit de l'amener à Istanbul à la fin de la guerre pour fonder une famille. Ce fut la période heureuse de leur vie, probablement la seule. Le lieutenant mourut dans une bataille, elle attendait un enfant. Elle finit par confier son garçon, Rachid, à un orphelinat de bonnes sœurs. Le lieutenant lui avait laissé un pactole insoupçonné qui l'aida à faire face avant d'envisager la reprise des spectacles. Les changements de régimes avaient réduit les banque – notes ottomans à une peau de chagrin. Sa place de vedette était déjà prise et elle dut fréquenter des établissements moins recommandables jusqu'à la fin de la deuxième guerre. Rachid a reçu une très bonne éducation et adorait sa malheureuse maman. Il venait de finir des études de comptable et il offrit à sa mère une retraite honorable. De son nom on ne savait d'autre qu'Oum – Rachid; de sa famille rien; de son histoire si, des gens de la ville la connaissaient depuis le Cristal et la reconnurent malgré l'âge et le déguisement. Ses rares rencontres avec son fils se faisaient dans un tiers endroit pour ne pas le compromettre. Comme il était de père inconnu, personne ne lui accorda la main de sa fille. Depuis cette apparition, il disparut à jamais. Les uns disaient qu'il était parti pour les Amériques, d'autres pour Istanbul à la recherche de sa famille. A croire que rien n'est aussi simple qu'il n'y paraît, et qui diable va croire aux choses simples. C'était mon baptême.

AMÉLIE

Nos dames ne s'épargnaient pas entre elles, gare à celle qui manquait à l'appel. Elles tissaient en filigrane d'autres enquêtes pour se désennuyer. Ainsi Tekla rapporta un jour à Marjolaine qu'Amélie recevait assidûment les hommages de son beau – frère, le demi-frère de son époux. Selon les observations minutieuses, il entrait toujours par la porte de la cuisine et ses visites ne dépassaient pas un temps compté. Tous deux étaient pleinement mariés et avaient des enfants. Marjolaine monta la garde chez Tekla pendant un mois. Allez voir si c'était la jalousie ou un vague cousinage avec l’intéressé, elle voulait avoir le cœur net à propos de cette aventure. Elle alla tout droit frapper à la porte de la cuisine; personne! Elle insista, toujours personne! Étrange? Comme une hyène, elle ne lâchait pas prise.

En grande stratège, elle attendit et fit semblant de réfléchir, elle visa cette fois la porte principale en appelant en même temps pour attirer l'attention ou provoquer le scandale. Amélie vint ouvrir toute défaite à cause d'une migraine qui l'avait clouée au lit. Entre – temps, le galant s'était rhabillé et s'était enfui par la cuisine selon Tekla ; Marjolaine se mortifia d'avoir attendu et surtout d'avoir réfléchi. Dans l'année Amélie accoucha d'un garçon, enquête à suivre. Les choses se tassèrent pendant un an. Marjolaine, était d'un humour exquis, décapant, urticant comme un champ d'orties et piquant comme un coussin de belle – mère, elle ne lâchait pas prise. Elle patienta quelques mois avant de proférer son verdict: il est bègue comme ses cousins, tirez vos conclusions. J'avais raison. Elle tirait fièrement sur son narguilé presque à s'étouffer de suffisance. À partir de la puberté, l'enfant par sa démarche, sa physionomie et sa dyslexie laissait supposer la finesse analytique de Marjolaine. Or les cousins développèrent à l'âge adulte une maladie génétique qui décima la famille, il en était atteint et il n'est plus.

SOPHIE

Le dernier conseil auquel j'avais assisté.

– Il semble que Sophie va revenir. – Ce n'est pas la meilleure idée. – Cela fera bientôt vingt ans. – Donc son fils en a autant. – Il était à l'orphelinat, j'espère pour lui qu'elle ne l'installe pas parmi les siens. – Pauvre fille, elle a été abusée par ses maîtres. – Elle est née idiote, si ce n'était pas eux ce serait d'autres. – Du vivant de sa mère rien de tout cela ne serait arrivé. – Dites, a – t – on idée de faire du ménage à deux heures du matin parmi des hommes qui ont bu, joué et perdu. – Les riches sont difficiles à vêtir, faciles à dévêtir. – Ils auraient pu monnayer quelqu'un pour reconnaître l'enfant et la caser. – Riches mais chiches. – De son vivant, c'était la mère qui s'acquittait de ces tâches nocturnes.

– Elle était tellement moche qu'elle ne risquait rien. – Une fois la chose consommée, ils se la sont passée. – Ça a duré plus d'un an ce manège jusqu'à sa grossesse. – Elle aurait mieux fait de mourir. – Quelle idée, sa sœur l'a sauvée. – Dites plutôt que c'est Oum – Rachid, sa sœur n'a fait que la déposer là pour étouffer le scandale. – Oum – Rachid, qu'elle soit bénie, elle a placé la mère et l'enfant en un rien de temps. – Entre l'orphelinat et le lupanar, c'est vite fait; et la sœur prétend qu'elle travaille à Tripoli. – Elle a même des clients du quartier. – Le lendemain de sa disparition, une veuve et son fils sont venus s'installer à côté d'Oum – Rachid. On suppose qu'elle a cédé sa place à Sophie dans le souk. – Elle ne lui a pas demandé un "pas – de – porte". – La grande sœur va la voir de temps à autre. – Entre deux clients!

Ces dames faisaient partie de la confrérie de L'Immaculée Conception, elles s'étaient trouvées à Rome dans le cadre d'un séjour organisé par la paroisse. Au cours des visites on leur expliqua que tous les nus, sculpture et peinture confondues, avaient été couverts de feuilles de vigne. Au retour le curé demanda à la compagnie quelle était l’œuvre la plus marquante pour chacune d'elle; Marjolaine dit: – Les feuilles de vigne farcies, mon père! Dans ces discussions rapportées de mémoire, le miel venait de Marjolaine, le fiel d'Amélie, c'était sa meilleure défense . Elles évoluaient entre la curiosité et la perfidie, Marjolaine malicieuse, Amélie vénéneuse. A cette école buissonnière, j'avais appris que le palliatif à la stérilité d'un couple dépendait du consentement des belles-mères. Plus tard, je lisais chez Dumas “qu'une reine n’a pas besoin d’un roi pour faire un héritier”. Dans l'antiquité, Abraham et Sarah eurent recours au même procédé; alléluia ! Il faut reconnaître le mérite de ces dames dans mon instruction sociale jusqu'à mes douze ans.

VILLA CALIFORNIA

L'école était mixte jusqu'à la puberté. Après ma première communion on m'a changé d'établissement: de chez les bonnes sœurs à chez les chers frères, des Saints Cœur au Sacré Cœur, affaire de cœur. En dehors de l'école, nos divertissements préférés avec mes copains étaient le cinéma, les excursions et les colonies de vacances. Je voyais toujours Nadwa et je fréquentais Claude, déjà mariée. Elle est en Amérique et on continue à s'aimer et à se hainer à travers les ondes. Ma cousine me demanda de l'accompagner à une kermesse, j'avais horreur de ça et elle le savait bien. Elle employa tout son génie féminin pour me convaincre car c'était la condition sine qua non pour la permission, et pourquoi cela ?

D'abord il y avait toute notre promotion de l'école mixte, elle insista sur la présence de Carmen et de Mireille pour m'avoir à la tendresse. D'autre part, ce n'était pas une niaiserie de la paroisse donc les parents n'étaient pas admis, voilà le problème. Sans cavalier, pas de sortie. Elle ajouta que la kermesse devait avoir lieu dans les jardins de la Villa California; alors là, je dis oui sans hésitation. Si je m'étais gonflé à bloc d'avoir acquis le statut de cavalier de confiance à quatorze ans, ma motivation secrète tenait au lieu de l’événement. La Villa California est la demeure la plus élégante de la région. D'une architecture coloniale Belle Époque, elle s'élève sur trois niveaux et gratte le ciel par une tour carrée d'une rare finesse. La base du bâti est étroite ce qui donne à l'édifice un élancement svelte. La tour semblait plutôt hantée qu'habitée. C'est une Villa de légende et ce pour cause, un homme de légende y a demeuré; le Dr Dahesh. Dahesh est un surnom qui signifie étonnant, prodigieux. Il fut un phénomène de la société d'après guerre ; il était mage ! Mage il l'était de profession. La rumeur l'enveloppait de toute sorte de mystères et de secrets, on ne parlait de lui qu'à voix basse à huis clos de préférence. Il fut une affaire d'état en soi qui avait occupé trois présidents de la

république, un qui le toléra, un qui le bannit et un qui le réhabilita. La belle – sœur du président Khoury adhéra aveuglément à la secte avec toute sa famille, mais sa fille se suicida, ce qui valut à Dahesh des démêlés judicio – politiques. Il fut dans la ligne de mire du clergé, toutes obédiences confondues, eux attendaient les miracles, lui les faisait. S'il avait commencé par réunir à ses spectacles la crème de la société, il finit par les enrôler dans sa secte du Daheshisme. Mage, medium, prophète ou escroc, ces titres ornaient sa légende. Les émules et les disciples se ruaient vers lui avec leur fortune. Il couvrait tous les domaines du paranormal du passé au futur: magie, hypnose, spiritisme, magnétisme, voyance... Autant de prévisions que de revenants. Jamais il n'y a eu autant de chercheurs de trésors au Liban qu'à cette époque, la plupart finissaient ruinés comme par magie. J'allai à cette soirée avec l'enthousiasme de découvrir la villa enchantée plus qu'avec la fierté du cavalier ; ma vocation d'enquêteur était née. On contait que le jardinier de la California avait été envoûté par le maître qui faisait serpenter le tuyau d'arrosage, le dressait en l'air, coupait l'eau et la faisait revenir à volonté. La tentation était grande, mon point de mire fut le tuyau que j'abordai avec grande méfiance, j'eus la précaution superstitieuse de ne pas le pointer vers moi. Rien d'anormal. Passé ce moment de fébrilité, j'ai énormément profité de la soirée et de la magie de la compagnie. Le mystère du lieu y avait indéniablement contribué. Banni du Liban, le Dr Dahesh fonda sa secte en Amérique et cela perdure jusqu'à nos jours. Désillusionné par mon inspection des lieux, j’en revenais à observer la société des jeunes adultes qui festoyaient et s'épanchaient dans un jeu de séduction allant du romantisme d'un flirt à l'espièglerie. J'avais envie d'avoir 20 ans ce soirlà ( et toujours) pour prendre part à ce jeu, ce qui n'échappa pas à ma mère le lendemain quand je lui fit le récit de la soirée. Avec perspicacité, elle avait perçu l'impact de cette aventure sur moi, et qu'il était temps de peaufiner délicatement mon éducation. Je pense m'être trahi en affichant une fière satisfaction de mon entreprise. Avec sa modération habituelle, elle voulait m'initier à la modestie en me contant des scènes de vie qui parfois sont compliquées et dont la fin n'est pas toujours heureuse.

MIGLIA

Ma mère prit son temps pour aborder ces sujets d'une manière homéopathique afin de ne pas mettre un frein à mes rêveries d'une part et de me raisonner d'autre part. Elle évitait de me gratifier d'une morale théorique pour me sensibiliser à des expériences pratiques : Par une nuit orageuse, trois hommes se rencontrèrent aux confins de la ville de Sidon. Celui qui portait le couffin reçut une bourse de la main de l'homme du milieu sous l'observance du maître. Il emporta la bourse et s'en alla; il avait l'air d'un paysan besogneux qui chevauchait son âne. Il prit la direction du nord sans mot dire. L'homme du milieu, qui semblait être l'intermédiaire de cette transaction, accompagna le maître jusqu'à l'enceinte de la propriété Seyrane, lui remit le couffin et s'effaça.

Hanné la française, gouvernante de la maison Seyrane, fut appelée pendant la nuit au chevet de sa maîtresse qui semble-t-il avait accouché d'un garçon pendant le congé de Hanné. Le désir d'avoir un héritier avait bravé la stérilité du couple. Hanné s'affaira autour de l'enfant sans mot dire. Rien ne présageait l'apparition de cet enfant que Hanné accueillit avec bonté; à défaut d'être muette elle se contenta d'être taciturne. Cette femme sage alla retrouver une sagefemme. Le lendemain c’était au tour de Salma l'Arménienne de pourvoir la maison en nourrice. Sûr que la curiosité de Salma fut piquée. Après avoir fait le tour des sages – femmes de la ville en vain, elle finit par consulter la couturière de madame qui n'avait pas constaté de changement récent des mensurations de cette dernière. La joie ainsi que les rumeurs allaient bon train. Quelques retours de l'enquête de Salma ne manquèrent pas d'atteindre la famille et son prestige. Il fallut choisir entre se livrer à la joie ou succomber au scandale. La solution fut vite trouvée; en dédommageant généreusement la sage-femme on garantissait son silence à condition qu'elle déménage. Ce fut fait. Salma s'établit confortablement dans notre ville et à peine arrivée qu'une autre rumeur circulait à propos d'un nourrisson disparu. Le rapt d'enfants
était plus facile que les démarches d'adoption; les riches avaient beaucoup d'argent, les pauvres, beaucoup d'enfants, si fait. Salma et Hanné se sont retrouvées pour échanger leurs informations et conclurent de concert qu'il s'agissait du même nourrisson. Hanné ne croyait pas plus au miracle que Salma à la réincarnation. En me contant tout cela, ma mère essayait d'attiser ma compassion plutôt que ma curiosité. Elle décida d'arrêter son récit à ce stade et m'abandonna à mes réflexions. Quelque temps après, elle revint vers moi pour sonder ce que j'avais conclu de l'histoire. J'avouai que c'était triste qu'un père vende son enfant et afflige sa femme de la sorte. A l'époque j'étais féru de lecture romantique et la littérature est parsemée d'histoires semblables, rien d'étonnant. Salma se rapprocha de ma mère pour prévenir Miglia, la mère de l'enfant. Le sujet était d'une telle délicatesse que ma mère s'appliqua avec beaucoup de tact avant d'en arriver à la probabilité que l'enfant fût retrouvé. Bien entendu, ma mère avait le trafiquant en aversion et la femme en affection. La seule consolation de Miglia fut que l'enfant, certes vendu, était vivant et qu'il ne gisait pas au fond d'un puits. Régulièrement, Miglia allait aux nouvelles auprès de Hanné. Ce n'est que plus tard quand l'enfant fut scolarisé qu'elle put le voir en se mettant à l'affût à travers un voile de larmes ; l'image du petit n'en était que magnifiée. Bien que la famille d'adoption fût musulmane, l'éducation de l'enfant fut chrétienne autant à l'école des frères qu'à la maison ; Hanné y veillait de près. Elle quitta son service quand l'enfant entra au séminaire. Les leçons de vie que mère me dispensa furent autres que mon apprentissage premier. Les hommes sont des grands garçons, il leur faudrait expérimenter la grossesse pour pénétrer l'esprit des femmes. Dans la science des sentiments il y a une femme, amoureuse, malheureuse, ou vicieuse qui invente l'histoire humaine. Elle peut donner la vie ou prêter son désir et le tour est joué; elle tue par jalousie et donne naissance par amour. Des années après, un certain Père Seyrane devint célèbre autant par sa science que par sa conversion au christianisme.

ELISE & PEDROS

Ma mère faisait sa Shéhérazade, elle m'alimentait d'un fatras d'historiettes me gardant le meilleur pour la fin, un feuilleton en plusieurs épisodes dont elle avait les tenants et les aboutissants. C'était l'histoire d'un riche seigneur qui avait fait fortune au Brésil, il avait deux enfants Joseph et Mathilde. Entre les deux guerres, Joseph se maria avec une belle femme du nom d'Eve. La fortune du père permettait à Joseph de vivre en dandy, de quoi faire pâlir son entourage. Son père lui aménagea une maison indépendante dans le domaine familial.

L'avenir était prometteur s'il tenait ses promesses. Joseph faisait partie d'un groupe de courtisans dont la société lui était agréable. Il les recevait assidûment, ce qui n'était pas du goût de sa sœur. L'attraction de cette société rendit Mathilde jalouse du bonheur du jeune couple. Elle demanda à son frère de s'installer chez lui alors que la maison familiale n'était qu'à deux pas. Joseph était permissif et influençable et n'y voyait aucun inconvénient. Eve protesta en vain, c'était chose faite. Les frictions arrivèrent naturellement et les deux femmes se détestèrent intimement. Pour briser cet état de choses, Eve exigea de déménager. Avant que Joseph ne forçât son talent pour pénétrer la situation, les parents louèrent à cette fin un appartement chez le pharmacien de la ville. La haine de Mathilde montait en puissance au point de manipuler son frère qui devint jaloux et suspicieux. Il voulait exercer son autorité conjugale dans le désordre, cela se termina mal et dans la violence. Bien qu'Eve fût dotée d'un caractère fort et déterminé, elle portait les stigmates de cette violence en espérant que cela changerait un jour. Mais il n'en fut rien. Elle payait de son corps les caprices de son esprit. L'assiduité de Mathilde contribuait à la déchainement de Joseph. Arriva le jour où la confrérie du Sacré-Cœur était en prière à Notre Dame quand un appel au secours retentit dans le quartier. Le curé interrompit la cérémonie et tout le monde convergea derrière lui à la maison du pharmacien. Le visage d'Eve était ensanglanté, Joseph lui avait administré un coup de marteau à lui fendre le crâne, à la tuer. Personne ne comprenait ni ne voulait comprendre, même pas le curé, sauf que la haine contre Joseph commençait à se répandre dans la foule. Sûr que l'idée de s'échapper rôdait depuis un moment dans l'esprit d'Eve, mais où aller ? Elle n'était plus seule, elle était enceinte. La nouvelle calma les esprits, le châtiment physique se convertit en harcèlement moral. Cela donna du temps à Eve d'étayer son plan avec le concours de ses beaux-parents d'une part et de sa sœur d'autre part jusqu'à la naissance de son fils, Pedros. En effet, ce qui était un répit n'était qu'un sursis et les hostilités reprirent juste après l'accouchement. De peur d'ouvrir un chapitre de pourparlers avec les beaux-parents, elle prévint de son départ la femme du pharmacien en lui confiant le nourrisson. Avec la noblesse du cœur, la femme du pharmacien consentit sans réticence. Tout ceci s'était passé dans un gouffre de cruauté et de souffrance. Eve mordit sa blessure et en avant marche, son fait était un forfait tandis que le rapt d'un enfant était un crime devant lequel elle recula. Un problème à la fois. Eve s'évanouit dans la nature pour plus d'un an sans laisser de trace. Tout et son contraire s'était dit sur son compte. Pedros était sous bonne garde chez les grands-parents. À la sainte Barbe, ce carnaval populaire, le grand-père se barricada dans la vieille maison et déposa Pedros dans sa chambre loin des regards, l'enfant avait un an passé. A la fin de cet épisode ma mère ne parvint pas à retenir ses larmes. Un défilé de festoyants passa chez Joseph et se régala du plateau d'oranges et de mandarines préparé à cet effet. Si en début de soirée les jeunes se présentèrent à la porte, les adultes se réservèrent la fin de la soirée. En effet, une troupe nombreuse se présenta aux sons des flûtes et des tambourins, elle fit un spectacle déroutant avec des danses de mouchoirs et de cannes. Profitant de la confusion, une des femmes se hasarda dans les chambres ce qui réveilla les soupçons de Joseph ; essayant de la ramener, il se heurta à un compagnon qui brandit sa canne. L'hôte saisit la sienne pour parer le coup. Un regard échangé entre ce couple d'étrangers signifia que la recherche était infructueuse, l'enfant n'y était pas. Le maître des lieux voulant faire montre de zèle, son adversaire tira son pistolet et lâcha deux coups dans le plafond avant de battre en retraite. L'adversaire était le compagnon d'Eve, elle l'avait embrigadé pour le rapt de son fils ; un fiasco. Depuis un an les choses étaient restées dans l'état sans que personne ne prît d'initiative pour sortir de l'impasse. Manifestement Eve se morfondait loin de son fils et voulait le récupérer. Le père de Joseph alla voir Monseigneur, prélat de notre-dame, il lui demanda conseil. Un procès en règle fut entamé dont le verdict stipulait la séparation de corps des époux (hajr) sans possibilité de se remarier ; un écartèlement moral. Vu l'absence d'adultère, l'église s'opposa au divorce. La chose devenait officielle avec l'interdiction des deux époux de se rencontrer. Jusqu'à nos jours le code civil au Liban est géré par le clergé et nul moyen d'y échapper, le mariage civil n'existant pas. D'impasse en impasse la situation devenait inextricable. En attendant, chacun de son côté chercha à reconstruire sa vie et ce fut fait. Eve rencontra un compagnon et Joseph une compagne, Marianne, mais comment faire ? Le frère de Marianne était un curé catholique maronite, c'est lui qui décréta la solution. Ce qui est valide chez les Maronites ne l'est pas chez les Orthodoxes et le tour est joué. Dieu merci qui a créé les schismes, un vrai miracle. Les voies du seigneur sont impénétrables mais pas pour le clergé. À partir de ce moment, chacun chercha à panser ses plaies loin de Pedros. L'enfant grandissait à l'ombre de son grand-père auquel il était très attaché. Il était distant avec Joseph et avait une aversion naturelle pour Marianne. Avec le temps on lui inculqua l'idée que sa mère était morte. Il vécut bien, il s'épanouit bien gardant une tendresse à Pierre, son frère de lait. Le grandpère s'éteignit quand Pedros avait 19 ans. En attendant, Joseph dilapidait le bien de la famille y compris l'héritage du fils, avec méthode et efficacité. En décrivant les années noires de cette famille, ma mère insista sur la jalousie qui était à l'origine du déclin. Comme quoi la ruine et le déchirement découlaient de l'abus et de la violence. À l'âge de 20 ans, Pedros rencontra Élise ; ce fut le coup de foudre. En l'espace de trois semaines il ne pouvait envisager la vie sans elle. Son amour lui donna des ailes, il n’atterrissait plus. Rapidement les fiançailles s'organisèrent pour une période d'un an pendant laquelle le futur couple chercha à se connaître, à se découvrir. L'assiduité de leurs rencontres n'entama en rien la fougue ni la passion du jeune Pedros. Et voilà qu'un nuage vint voiler ce bonheur naissant. Un ami, bien intentionné, apprit à Pedros que sa mère était en vie. Pedros, dans le désarroi total, l'aurait préférée morte. Le drame le dépassait. Désemparé, il n'arrivait pas à gérer la situation, de colère il souhaita la mort de sa mère. Il manquait aux rendez-vous avec Élise par crainte de se présenter. Il finit par avouer cette secousse fatale qui bouleversait son existence. Élise était prévenue par sa mère du problème, elle savait qu'un jour ou l'autre cela remonterait à la surface, ce qui lui manquait était les détails. Pedros n'avait cure des explications, seule la vengeance pouvait assouvir sa révolte. Le prix de l'abandon devait être payé. Sa déception venait de la société toute entière, tout le monde était aux faits, y compris ses amis intimes, et nul ne lui avait rien dit. Tout le monde lui mentait en face, de quoi avoir le mensonge en horreur et à jamais. Élise laissa évacuer la colère de son fiancé en le menaçant de le quitter s'il tentait une quelconque revanche de sa mère. La peur de perdre Élise devint plus forte que la vengeance. S'il la perdait, il perdait tout. Elle lui promit d'aller la rencontrer elle-même, il acquiesça.

De ce jour, tout bascula. Élise s'éprit du personnage d'Eve qui sans trop s’épancher sur les détails conclut : La vie de l'habile avec le débile est difficile. Élise épousa la cause d'Eve, elle fut conquise. Dans cette démarche Élise était soutenue par sa mère et Pedros par sa grand-mère qui privilégiait sa bru contre son fils Joseph. La coalition de quatre femmes ramena Pedros dans les bras de sa mère qui le baptisa de larmes et de regrets. Joseph avait brisé le destin d'une famille et détruit plusieurs vies autour de lui. Le seul héritage dont il gratifia son fils était un nom, un problème. Il fut convenu qu'Eve assisterait au mariage, ce fut fait. Le même jour, Joseph partit à la montagne dans son village natal. Cette absence remarquée fut du goût des heureux époux. Ils affrontèrent la vie avec courage et optimisme au point de reconquérir une fortune à travers leurs trois fils. Tout ce que la jalousie avait détruit fut réparé par l'amour. Par le biais de la confidence, ma mère tissait la complicité entre nous. Elle eut raison de faire de moi un fils – ami au point de pouvoir visiter mon jardin secret. La stratégie est femme. Elle me défendait de tromper quiconque et de laisser miroiter une promesse que je ne saurai tenir. Les non dits font les malentendus. J'ai mis des années à situer les événements et assimiler la leçon. « L'honneur d'une fille est une allumette qui ne s'allume qu'une fois. » Depuis, on a inventé le briquet, ça doit être le génie d'une femme afin de démentir cette devise stupide. Mère n'est plus en mesure de me contredire mais je sens son approbation.

MOURANE AVRIL / 2017 ISBN 9782919168583