Mourane

MOÏSE - Le Juif Errant - Roman MOURANE

La Tora est tellement édulcorée qu'aucun récit n'est véridique. Mourane

L'AUTRE HISTOIRE DE MOÏSE

Au soleil couchant, elle s'installait à la terrasse du palais, face au Nil scintillant de mille feux comme une coulée d'or entre les berges verdoyantes. L'horizon était percé d'une frêle colonnade de dattiers flamboyant à la lumière du crépuscule qui lançaient leur chevelure dans la brise en une danse d'adieu à Râ, le dieu soleil. Après avoir dissout les derniers rayons du jour, le Nil s’apprêtait pour la nuit. Bitiah, la fille de Pharaon, s'était assigné une certaine solitude en se retranchant de la vie de la cour. Elle savourait ces moments de la journée quand la ville s'engloutit dans le bleu du Nil et que le bruit s’évanouit dans le silence. Derrière elle, se détachait une ombre dessinée d'un trait pur : Kouchiyée sa dame de compagnie. L'extase de la contemplation était interrompue par un mouvement de l'ombre dans la pénombre, signifiant à sa maîtresse que le dîner était prêt. La princesse touchait le scarabée de son médaillon en le priant de rouler le soleil du couchant au levant, et ce serait un autre jour.

Bitiah soupait seule avec Kouchiyée, sa seule confidente ; elle était fière de la princesse royale éthiopienne qui le lui rendait si bien en fidélité et dévouement. Kouchiyée représentait un élément de stabilité entre les deux royaumes depuis qu'elle avait été enlevée par le mari de Bitiah durant la campagne d’Éthiopie. Elle fut mariée à un commandant de l'armée et réquisitionnée pour la cour royale. Dans ce même répertoire, il se trouvait au palais une caste de pages, des descendants de roitelets vassaux de Pharaon pour servir et valoir ce que de droit. En termes diplomatiques cela se traduisait en un pacte de non agression, il valait mieux éviter de retourner les pages.

Pendant les dîners, le silence devenait moins audible ; les vapeurs ouatées de la musique festive de la cour humectaient l'ambiance à la guise du vent portant. Nos deux princesses n'étaient pas aussi taciturnes qu'on pourrait le penser, étant interpellées par ce qui touche à l’existence et à la croyance ; dans ces temps effervescents, il y avait matière à penser.

Les journées étaient conclues par ce rituel et rythmées par de petites habitudes et de longues lectures. Des rouleaux de papyrus ornaient les étagères et attendaient la curiosité de Bitiah ; lire était son occupation principale. Était-ce l'envie d'en savoir plus sur les mystères de la vie ou la consolation d'une veuve esseulée et sans enfants ?

Après les libations du matin et la montée de l'encens, qui embaumait ses appartements et inaugurait le jour, elle s'enfermait avec Kouchiyée pour réciter des passages en hiéroglyphes du Corpus Hermeticum. Avec son mari, elle faisait partie des hermétiques, ce qui convenait parfaitement à sa confidente dont le grand-père était l'allié et le fervent adepte d'Akhenaton. Malgré les interdits en vigueur, il était licite de posséder ce rouleau hérétique pour mieux connaître ses ennemis monolâtres.

Après une sieste réparatrice, les deux femmes s'adonnaient à un exercice instructif et moins exigeant. Une écriture profane provenant de la Phénicie était en vogue, destinée au commerce et à l'administration; simple, voire même pauvre en caractères, seulement 22. On fabriquait des abécédaires pour les apprentis, bon marché en argile ou coûteux en pâte de verre. En prime, Bitiah avait reçu un jeu de petites mosaïques qui lui permettait de composer des mots. Cela faisait partie des outils pédagogiques phéniciens pour lire et calculer – les lettres ayant une valeur numérique. Cette méthode simple et ludique était séculaire au point que saint Jérôme la préconisa à ses élèves de Bethléem au V°s. Kouchiyée devenait plus rapide en lecture et Bitiah en calcul de par la nécessité de contrôler son tribut du domaine royal. Il fallait arpenter les propriétés à chaque crue du Nil, de sorte que les Égyptiens avaient découvert la valeur du Pi=3,14. Néanmoins, un autre mystère se profilait sous cette complicité à travers une correspondance secrète dans cet alphabet, qu'il fallait déchiffrer en hâte à l’abri des regards. En vérité, leur proximité leur aurait été fatale en cas de trahison.

Ces derniers temps, comme pour garder sa silhouette aussi svelte que possible, Kouchiyée contournait gracieusement de ses mains son léger embonpoint annonciateur d'une maternité imminente. Bitiah, dissimulant sa frustration, répétait que pour un enfant elle donnerait son pesant en graines de caroube – une manière élégante de dire en carats d'or, une graine pesant un carat. Kouchiyée se gardait de répondre.

Feu le mari de Bitiah était de la famille prestigieuse du prince Radâmes. On disait qu'il était mort dans une embuscade en Nubie avec son indéfectible aide de camp. Le commandant n'étant pas en première ligne, sa mort demeura suspecte. Comme Bitiah pouvait potentiellement régner, cela tenait plutôt d'une exécution politique. Ce ne sont pas les demandes en mariage qui avaient manqué à la princesse, en particulier de la part de favoris étrangers, un gage d'alliance pouvant l'écarter définitivement de la cour. Les soupirants égyptiens auraient été condamnés par avance, voilà le dilemme ! Son désir d'enfant ne pouvait être assouvi que par une adoption sans risque, son frère étant destiné au trône. Les deux femmes ressassaient leur sort et fusionnaient dans une nostalgique harmonie.

Peu de temps après, Kouchiyée mit au monde une superbe fille, bien métissée, qu'elle appela Aïda en mémoire de la célèbre histoire d'amour qui toucha sa famille jadis. Tout le monde était comblé de bonheur. Kouchiyée prit à son service Jokabed, fille de Lévy, comme nourrice ; elle-même avait eu un garçon peu de temps auparavant. Bien que marquée par l'âge, Jokabed faisait montre de zèle en toute délicatesse.

Il était d'usage de recevoir toutes les semaines (de 10 jours en Égypte) un prêtre, maître à penser et enseignant à la fois. Il s'agissait du prestigieux Jethro qui signifie « l'excellent » ; de son vrai nom Réuel « Pasteur de EL », prince héritier de Madian, envoyé par son père pour achever ses études. Il n'avait pas la trentaine, un brun ténébreux et élancé. Il avait apporté une cassette de jeu de lettres identique à la précédente. Quand Bitiah l'interrogea à ce sujet, il prétexta que c'était pour composer des textes plus longs. Quand il apprit la naissance de Aïda, il dit: « C'est l'espoir qui va exorciser le sort. »

Réuel raconta la découverte, dans les archives royales de Tell–Amarina, d'une généalogie des rois de Guébal–Byblos parmi d'anciennes correspondances. Il s'y trouvait que « Hormoz–Thot », Hermès Trismégiste, inventeur de l'écriture, était le neveu de « EL », roi de Byblos. Malgré l'intérêt qu'elle éprouvait, Bitiah était vague et absente. Son amie lui manquait cruellement, elle tenait à Kouchiyée comme à un talisman. Elle s'était déjà rendue chez la désormais « mère de Aïda » et l'avait vue transformée de joie. Elle l'invita à s'installer chez elle avec l'enfant, espérant combler un vide de plus en plus envahissant. Ce fut fait quand Aïda atteignit les 40 jours. La pudeur la retenait de réitérer sa demande d'adoption auprès de son amie. Kouchiyée de son côté lisait la mélancolie voilée de sa maîtresse, mais se retenait car une telle décision serait vécue comme un acte politique périlleux pour tous ; la solution devait être ailleurs, encore faudrait-il la trouver. Pour la première fois elle goûtait à un intense bonheur quoiqu'elle culpabilisât d'un égoïsme pouvant être frustrant pour autrui.

Aïda devenait de plus en plus agitée, elle pleurait jour et nuit, et cherchait à téter sans cesse. Jokabed rencontrait la même difficulté avec son fils ; elle en conclut que la montée de lait était en train de tarir dramatiquement ; elle pleurait de voir ses nourrissons pleurer. Elle était isolée dans sa détresse ; Amram, son mari ne voulait pas de l'enfant, ils en avaient déjà deux, et sa tribu d'Hébreux l'avait répudié et lui avait refusé la circoncision. En fait, elle s'était mariée sur le tard à un homme beaucoup plus jeune qu'elle, qui n'était autre que son neveu. Sa famille croyait ferme qu'elle avait envoûté Amram en lui servant un philtre d'amour de son sang de lunaison. Ce jour, Jokabed se présenta en pleurs, elle renonçait à continuer, pire, elle risquait de perdre son fils dans l'indifférence générale. Kouchiyée essayait de la rassurer distraitement tandis qu'une idée germait en elle. Soudainement, comme l'oracle de Delphes, elle se prononça :

– je tiens la solution, dit-elle !
– Laquelle ? demanda la nourrice.
– Je connais qui peut adopter l'enfant.
– Le mien n'est pas à vendre.
– N’ayez crainte, Joseph (fils de Jacob) a été vendu, il fut ministre de Pharaon !
– Le mien n'aura pas cette chance.
– À moins qu'il ne soit adopté par la maison de Pharaon.
– Je ne peux pas le croire.
– Laissez–moi faire.
– A quelles conditions ?
– Les vôtres, mais soyez raisonnable. Je dois le voir avant. Je ne vous retiens pas davantage.

Les deux femmes ne pouvaient plus supporter le trouble qui les submergeait. A l'aube, Jokabed présenta l'enfant emmailloté dans un taleth lévitique traditionnel. Il était beau, entier et bien éveillé. Kouchiyée se précipita en hâte chez Bitiah :

– Votre altesse, il existe une solution discrète et convenable.
– Laissez–moi tranquille, j'ai l'habitude.
– A la place de Aïda, il y a un garçon qui a besoin de votre aide.
– Par Aton, je n'avais pas l'intention de vous l'enlever. Un Égyptien ?
– Mieux, un étranger. Il a trois mois et il faut réagir vite.
– Laissez–moi me reprendre.
– Nous allons réfléchir à deux.

Après la clarification du cas, Bitiah maintint sa proposition du pesant d'or en y ajoutant son médaillon royal en prime. Mais elle ne voulait prendre cette résolution qu'après l'avis de Réuel qui était attendu ce jour.

– Par Adon, il n'y a pas plus terrible qu'un secret de femmes, s'écria le prince de Madian. Pour amadouer la mère, il suffit de l'engager comme gouvernante du petit.

Restait le problème d'introduire l'enfant au palais.

Réuel s'accorda un moment de réflexion et dit :

– Comme Sargon de Ninive a été sauvé de l'Euphrate et Osiris de la rivière d'Adonis, vous devez sauver cet enfant du Nil pour qu'il soit vôtre. Ce sera son baptême.
– Je le ferai. Il me le faut.

Jokabed donna son consentement en y ajoutant un bémol : à sa mort, le secret devait être dévoilé au petit par la remise du taleth lévitique afin qu'il puisse reconnaître les siens. On ordonna de bitumer un panier que la mère de l'enfant emporta avec elle. Le rendez-vous fut fixé dans trois jours à un endroit précis. En guise de bonne foi pour une femme de pouvoir, Bitiah consigna son médaillon à Kouchiyée qui demanda à Jokabed de lui confier le linge et d'éviter de placer tout autre signe distinctif dans le berceau. Ainsi fut fait. Le jour du bain rituel de la princesse venu, le panier était bien là, attaché aux joncs au bord du Nil à l'emplacement convenu. Un étrange sentiment maternel anima son beau visage de Néfertiti. Elle saisit le berceau en tremblant, s'oublia un moment puis appela sa compagnie l'invitant à partager son cadeau des cieux ! Dès ce moment le destin de l'enfant fut scellé.

Toutes sortes de rumeurs circulèrent au sujet de la découverte sauf la version véridique. Après s'être délectée à observer cette petite merveille, sienne désormais, Bitiah accourut chez Pharaon pour lui annoncer de vive voix la nouvelle qu'il savait déjà. Bien entendu les yeux et les oreilles du roi lui faisaient tout parvenir. Il arrivait à peine à dissimuler son courroux. L’événement était grave et potentiellement source d'ennuis. Après la révérence, Bitiah s'adressa à lui :
– Grand Égypte, les dieux ont exaucé mes vœux et le Grand Nil m'a donné un enfant mâle. Permettez qu'il vive sur vos terres, il sera votre serviteur.
– Quelle étrange miracle a dû s'accomplir ! Qu’il en soit ainsi : qu'il vive ! Maintenant laissez-nous à nos affaires, on aura l'occasion de le voir.

Cet accueil glacial lui donna froid dans le dos et réveilla ses craintes, elle se retira pour surveiller l'enfant de ses propres yeux. Les consultants de la cour analysaient la situation : éliminer l'enfant aurait de graves répercussions ; s'il tombait malade, le problème serait réglé ; le temps est bon conseiller. En attendant, des délégations de sages femmes, de médecins, de prêtres et de devins venaient observer l'enfant pour informer le roi. La princesse n'y voyait que des empoisonneurs potentiels.

Leur conclusion fut qu'il avait dû être abandonné par la plèbe du delta. Son origine était vraisemblablement édomite (un mélange de Cananéens et d'Hébreux non circoncis). Le verdict des astrologues penchait également vers cette racine étrangère :

« S'il survit, son étoile le reconduira par où il est venu, il ne représente pas de danger. »
Des manifestations de joie provenaient de la rue, scandant le nom de la princesse sous la haute garde des surveillants et des espions. Bitiah jouissait d'une grande affection populaire, ayant été victime d'une insolente injustice ; quoi qu'il en soit, ce n'était que réparation. La princesse était réconfortée par cette empathie qui soulageait son angoisse. Après les consultations et l'entrain public grandissant, le Pharaon devait s'armer de beaucoup d'habileté et de patience.

Une cérémonie intime se déroula au temple pour présenter l'enfant par-devant les dieux et Pharaon. Bitiah coucha l'enfant au pied du trône et dit :

– Par Osiris qui a exaucé mes prières et m'a fait ce don de vie, je t'appelle Moïse car je t'ai sauvé des eaux.
– Qu'il en soit ainsi, dit Pharaon.
– Qu'il soit voué aux dieux et au Grand Égypte, dit le grand prêtre.

L'encens montait autour de l'enfant oint à l'huile et à l'eau pendant qu'une offrande de blé et de bière brûlait à côté de l'autel. On mit l'enfant sur les genoux de Pharaon qui dit :

– Maintenant que tu vas vivre sous mon toit Moïse, je te nomme Prince de Nubie en mémoire de notre gendre.

La cérémonie finit ici, Bitiah en ressentit l'austérité. Si la Nubie avait ravivé sa plaie, plus grave était d’omettre les formules: « qu'il soit écrit » ou « maintenant qu'il est l'un de nous ». Bien qu'elle fût portée au pinacle par son peuple, l'hostilité de Pharaon était flagrante : il désapprouvait cette adoption factice. Essuyant l'outrage, elle s'affermit dans la vigilance et l'isolement. Jokabed se faisait la plus discrète possible pour ne pas éveiller les soupçons, officiellement elle n'était affectée qu'au service de Aïda.

Les choses commençaient à rentrer dans l'ordre et tout le monde y trouvait son compte, y compris Pharaon. Le peuple apprécia sa largesse vis-à-vis de la princesse, lui, s'assura que Bitiah était neutralisée jusqu'à la fin de son règne pour élever son prétendu fils.

Un semblant d'harmonie n'était pas si rare à une époque tourmentée et obscure de l'histoire de l’Égypte. Les arrangements illusoires étaient sous-tendus par des intrigues fomentées par les services secrets et les confréries occultes. En fait, on était en plein dans la contre-réforme du monothéisme d’Akhenaton dont les adeptes étaient réduits à la clandestinité. Ils s'étaient organisés en cercles secrets à travers le royaume ; leurs refuges étaient dispersés dans des zones retranchées, leurs directives émanaient des souterrains des grandes villes. Ils trouvaient un soutien vital et fiable dans la diaspora phénicienne, et pour cause : Aton était dans la droite filiation de leur Adon – Adonis. Les Phéniciens jouissaient de la liberté du culte et leur clergé ne faisait pas l'objet de l'inquisition qui frappait les hermétiques. Ils étaient des apatrides, tandis que les Égyptiens étaient des sédentaires au patriotisme maladif. Ainsi l’Égypte se trouvait tributaire de la marine phénicienne pour le commerce et les alliances à travers le Croissant Fertile. A côté de leurs comptoirs, ils avaient participé à la fondation de villes dont Thèbes [œuvre de leur architecte EL-Kousor : Louksor, comme la Thèbes grecque de Cadmous, frère d’Europe]. Grâce à leur mobilité, ils avaient répandu en Méditerranée l'alphabet et la tolérance.

Si le Pharaon luttait avec autant de hargne contre la résurgence de la monolâtrie, c'était sous l'impulsion omnipotente du clergé ; dépouillé de privilèges et de biens, il manœuvrait pour en récupérer le maximum. Restait le problème de l'arche perdue d’Akhenaton où furent consignés son trésor, son sceptre et son enseignement et dont le lieu n'était connu que des hermétiques.

L'EPREUVE

Réuel jubilait de vivre le dénouement de cette adoption. Dorénavant, il avait quatre étudiants réguliers, deux princesses et deux nourrissons. La vie s'écoulait doucement sur les trois mères qui, par le seul amour, avaient vaincu le meilleur service de renseignement de l'époque. Réuel, qui prêchait la paix et la justice du dieu EL, venait de découvrir la vertu de l'amour qui pouvait déplacer les montagnes ! Nos deux élèves avaient fait des progrès sensibles dans l'apprentissage de l'idiome phénicien. Sur ce, Réuel amena une troisième et dernière cassette (de jeu de lettres) identique aux deux autres. Intriguée, Bitiah l'interrogea sur l'objet caché de ses présents, il répondit qu'il fallait creuser à la recherche de la vérité. Une fois, en manipulant les cassettes, une languette de bois s'était déplacée ; en la retirant, Kouchiyée libéra le double fond qui enfermait trois rouleaux d'écrits phéniciens. Il y en avait neuf au total, c’était une copie du Biblion de Beyrouth. Nos deux mères se mirent à l'étude de ce Biblion, à la lumière des commentaires du prêtre.

Et voilà que cinq crues étaient passées et les enfants savaient parler et chanter pour le plaisir de leurs parents. Aïda et Moïse grandissaient sous le regard caressant de Jokabed. Ils s'amusaient avec les jeux de lettres sans les reconnaître, ce n'était qu'un début. A cette fin, Réuel leur apprenait des cantiques phéniciens dont le mélodieux « Hymne à la Mer» (Song of the Sea), dédié au Baal d’Ougarit qui sépara les eaux.

Entre-temps, le frère de Bitiah succéda à feu son père, le Pharaon. Une campagne militaire se profilait pour recouvrer l'influence perdue au Levant. Le règne d’Akhenaton, centré sur la réforme religieuse et ses conséquences, s'était soldé par l'éclipse du rayonnement de l’Égypte dans la région ; ce à quoi on devait remédier. Il était d'usage dans de telles circonstances, de désigner un régent pour éviter la vacance du trône en l'absence de Pharaon. Son aîné – d'un premier mariage avec sa sœur – était à peine pubère et manifestement malade. Il n'était pas rare dans la lignée royale d'avoir des enfants marfanoïdes issus de la consanguinité ; bien que superbement intelligents, ils ne faisaient pas de vieux os. Néanmoins, le Pharaon voulait consacrer le rang de son fils en le nommant prince héritier.

Bitiah éprouvait un certain pressentiment et demanda à Réuel de bénir Moïse pour le mettre sous la protection de la providence. Il vint avec les burettes des quatre huiles et invita la princesse à mettre l'enfant à genoux. Il lui imposa les mains, regarda Jokabed et dit :

« Comme jadis le juste Melchisédec bénit Abraham à Shalem, sois béni Moïse par EL ELION auteur des ciels et de la terre. »

Il bénit du pain et du vin et les fit tous communier.

La cérémonie princière mobilisait toute la cour ; Bitiah était entourée de sa suite. Durant la célébration, le grand prêtre coiffa le futur Pharaon des deux couronnes de la haute et la basse Égypte, accompagné des incantations rituelles et des danses géométriques. Il restait à l'élu de faire allégeance au Grand Égypte. Alors qu'il gravissait les sept marches au pied du trône, l'enfant trébucha et s’écroula. Se penchant avec précipitation, le Pharaon perdit sa couronne qui roula par terre. Le petit Moïse accourut, la ramassa, se tourna vers l'assemblée et s'en coiffa. Pendant que l'assistance esquissait des sourires contenus, le grand prêtre s'écria : « Malheur à l’Égypte ! ».

Il arracha la couronne à l'enfant et ordonna son séquestre.

La cérémonie s'arrêta à l'instant et les célébrants se retirèrent dans le désarroi, excepté Réuel qui avait compris les conséquences fatales de l'accident. Le grand mage, augurant un mauvais présage pour le souverain, préconisa la mise à mort immédiate de l'enfant. Réuel prit la défense de Moïse en dépit de la réticence générale:

« C'est le hasard qui a décoiffé le roi et non l'enfant ; naïvement, il a mis la couronne comme par jeu. »

Il intercéda auprès du souverain pour soumettre l'enfant à l'épreuve du feu et du diamant. Sa suggestion fut favorablement accueillie, et la comparution fixée au lendemain après que Réuel l'aurait purifié.

Les trois mères étaient affligées comme les prêtresses d'Ashtarté autour du catafalque d'Adonis, déplorant la mort du dieu de la résurrection. Réuel essaya de gagner du temps et leur demanda de prier pour l'aider à trouver une issue. Elles prièrent ainsi :

ADONI & ELI

Notre Père qui êtes aux cieux
Vous êtes l'origine et la source de vie
La fraternité est votre volonté
Que votre paix règne en liberté
Nourrissez-nous d'amour et d'humilité
Délivrez-nous du mal par votre bonté

ELI, ELI, lama sabaqutani

Si l'enfant prenait les rubis : c'était prendre le pouvoir, il serait condamné sans appel ; s'il saisissait la braise, il ne survivrait pas ou deviendrait manchot. Cela rappelait une histoire :
Un vieux penseur fut arraché à sa méditation par un enfant qui quémandait de la braise pour sa mère. En colère, le philosophe intima à l'enfant de tendre les mains et s'apprêta à lui remettre une bûche ardente. L'enfant se précipita à la cheminée et remplit ses mains de cendre. Le philosophe s'exclama :

« Fils, tu viens de me donner une leçon de vie ! »

Eurêka, la cendre oui ! mais comment s'y prendre ? Le lendemain, Réuel découvrit son protégé terrorisé dans la geôle du palais. Après l'avoir rassuré, il disposa ses burettes et une boîte pour le rituel de la cendre bénie. On recueillait la cendre d'encens pour se purifier le front et montrer main blanche devant les dieux. Il fit porter une vasque d'eau pour y tremper les mains de Moïse. Après l'onction, il lui sécha les paumes toutes huilées dans la cendre d'encens en appuyant fortement dessus. Une couche épaisse de cendre s'était collée ; il l'enduisit d'un baume de santal pour bien la fixer. Il invoqua ensuite :

« Je te livre à ton destin, que la volonté de EL soit faite. »

Au Temple, tout était prêt pour la comparution par-devant les sages et les mages. Deux cratères en bronze, l'un plein de rubis l'autre de braises ardentes, étaient mis à portée de l'enfant. Il fut tenté par les pierres scintillantes d'une myriade de couleurs, au désespoir de Réuel, mais au dernier moment il saisit une braise et la présenta à Pharaon qui recula stupéfait, offensé. Son pouvoir satanique épouvanta les juges qui s'écrièrent:
« Il a vaincu le feu ! Il a vaincu le feu !»

Le soulagement de Réuel ne fut que très bref, Moïse porta la braise à sa bouche. L'effroi prit toute l'assemblée qui le vit devenir noir avec des yeux rouges exorbités, il crachait des cris de feu et de sang ; une vision d'enfer ! Le pharaon se retira pendant que Réuel débarrassait à l'huile la braise accolée aux lèvres et à la langue. L'enfant s'évanouit de douleur et fut porté inanimé à ses mères. Désemparées, elles se livrèrent à une scène d'apocalypse ; qui hululait, qui hurlait, qui vociférait. Jokabed s'effondra de voir la bouche de son fils à moitié dévorée par une bête féroce, la haine ! Passé le spectacle de l'horreur, Bitiah se ressaisit – comme se doit une reine – il fallait agir et vite. Elle mobilisa la science de l’Égypte et toutes les essences pour relever ce défi même si cela tenait du miracle, le miracle c'était elle. Deux médecins étaient chargés des pansements quotidiens. Par peur d'empoisonnement, elle faisait faire les mélasses nécessaires chez elle. Quelques gouttes d'un distillat de pavot rendaient possibles les soins à base de crème et de miel. Ne pouvant pas manger, l'enfant dépérissait à vue d’œil et son pronostic de vie était réservé. Au fur et à mesure, les dégâts se localisaient d'un côté de la langue et de la lèvre supérieure. Les trois femmes se relayaient jour et nuit pour renouveler les soins. Quand il était calme, il manifestait sa faim, elles lui mettaient les bouchées doubles. Le progrès n'était pas sensible, mais il ne régressait plus ; un espoir ? Il finit par avoir une tête de momie à moitié bandée, ce qui n'impressionnait pas les médecins. D'après leur avis « S'il survivait 40 jours, il serait sauvé ».

Le branle-bas des préparatifs de la guerre battait son plein. Cependant, le Pharaon était préoccupé par le sort du petit. Son conseil l'avait donné pour mort, lui voulait avoir le cœur net de ce mangeur de feu. La ville entière était sidérée par l’événement et suivait l'histoire à travers les fuites du palais, volontairement déformées. Au quarantième jour, pendant que Réuel célébrait une communion, un messager vint annoncer : « le prince héritier a rendu l'âme ».

Ipso facto, la campagne fut annulée. La maison de Bitiah fut déclarée maudite et mise sous séquestre ; nul ne pouvait en sortir, même pas pour la cérémonie funèbre, avant la levée de la malédiction. On fit courir le bruit que le diabolique Moïse s'était emparé de l'âme du prince héritier pour arriver à survivre. L’enthousiasme que soulevait l'enfant prodigieux s'estompa irrémédiablement.

Les 40 jours consacrés à la momification du prince et son enterrement dans la vallée des rois s'écoulèrent. Entre-temps les sages et les mages se penchaient sur le cas de Moïse. Ils avaient tout étudié depuis sa naissance en vue d'une résolution que le Pharaon voulait définitive ; il ne voulait plus traîner ce boulet longtemps. Le grand prêtre s'exprima le premier:

– O Grand Égypte, Moïse est un possédé qui a vaincu les épreuves de l'eau et du feu. Il s'est sauvé des eaux du Nil et de la braise ardente. Soyez bien heureux qu'il se soit mutilé lui-même, car qui le maudit sera maudit, qui le tue sera tué.
– Je ne peux pas garder ce péril sous mon toit ni sur mes terres, j'irais à ma perte.
– Quand il aura l'âge de combattre, vous l'affecterez en Nubie, il sera abattu sans votre intervention.
– Je n'attendrai pas si longtemps, cela est au-dessus de mes forces divines.

Le Pharaon se tourna vers les devins pour recueillir leur avis :

– O Grand Égypte, par la trinité d'Orion qui m'a montré en songe Béer-Sheba , le puits du lion, le puits du sang, cela indique qu'il est édomite, il a soif d'édom (de sang). Sans doute qu'il a été, selon leur coutume, voué au dieu Sin du Sinaï, le dieu satanique de la lune qui dépasse la magie d'Amon. Tout ce qu'il touche est maudit.

– Que puis-je en déduire ?
– Il est changeant et versatile comme la lune, c'est un nomade qui ne tiendra jamais en place. Laissez-le partir, ne l'y obligez pas. Quand il a une revanche à prendre, il devient sanguinaire. Chaque fois qu'il demandera de partir, laissez-le faire. Il suivra Sin – la lune des nomades – c'est son destin, il partira de lui-même, il partira. Par Orion, j'ai dit, votre majesté.
– Dès l'aube, vous transférerez Bitiah et les siens dans le palais désaffecté à Amarina. Je ne veux plus, je ne peux plus les voir. Qu'il ne soit pas écrit. Qu'il en soit ainsi.
– Ainsi soit-il.

Ce verdict jeta un trouble profond dans la population, mais en dépit de son affection pour la princesse, ses superstitions bien ancrées reprenaient le dessus. Cet enfant devait être extirpé de la ville pour que la paix revienne. Réuel était au rang des condamnés à l'exil bien qu'il protestât de son innocence. Le Pharaon pensa que le prêtre en voulait à son trésor en guise de compensation ; il était habitué à de telles requêtes parmi le clergé. Cependant Réuel, ayant accompli son parcours au temple, réclamait sa crosse de prêtre incisée à son cartouche. Elle était déjà prête et dès qu'il l'eut reçue, il prit la tête du convoi pour un parcours fastidieux au nord de Thèbes.

LE PREMIER EXIL

Il fallut deux semaines égyptiennes de voyage pour y parvenir. Le palais désaffecté ne souffrait que de mutilations subies par les bas-reliefs d'Akhenaton et de Néfertiti . Une fois qu'il fut sommairement restauré, la vie reprit son cours ; il fallut cependant plusieurs saisons pour trouver des repères et s'adapter. On avait isolé Aïda pour lui épargner la vue du défiguré et éviter qu'elle ne le prenne en aversion. Nos trois mères avaient réussi à aménager le palais d'une manière modeste et agréable, son âme d'antan lui fut rendue.

Réuel s'installa dans une chambre attenante à la bibliothèque, autrefois très riche en parchemins. Toujours aussi studieux, il classait les beaux restes de papyrus en les explorant. Il remplissait son rôle de patriarche dans l’autarcie de ce microcosme. Il sillonnait les rues de la ville et recrutait des bergers et des paysans pour les affecter au domaine avant la crue. C'était un bon entraînement pour lui quand il aurait à régner sur Madian.

Akhenaton avait créé Amarina à partir de rien au cœur d'une plaine irrigable et d'un vaste pâturage ; il en avait fait son fief. Bien que la ville eût perdu son prestige, il n'y manquait rien, ni les fidèles de la monolâtrie ni les espions aux aguets. Ce qui n'était pas suspect était quand bien même suspecté ! Le grand temple d'Aton était à moitié démantelé, ses colonnes furent récupérées pour d'autres monuments. Restait le petit temple rebaptisé au nom d'Amon ; timidement fréquenté, il était doté de peu d'officiants bannis ici-même. Avenant comme il était, Réuel ne tarda pas à nouer des relations cordiales avec ses confrères. Appartenir au culte d'Adon lui conférait une neutralité reconnue de tous. Réuel demanda l'avis d'un prêtre savant en matière de plaies et de morsures, car la cicatrisation de Moïse était stagnante. Le prêtre ne vint pas les mains vides, il avait apporté un pot d'un médicament miracle à base de corète (mouloukhiyah) pilée et légèrement fermentée. En compagnie de son hôte, l'invité s'aventura dans la bibliothèque où il put apprécier des documents oubliés de l'histoire. Ce fut la visite inaugurale d'une longue série instructive par les échanges de manuscrits et d'informations.
Les nouveaux pansements semblaient faire leur effet. Séparés, les deux enfants s'ennuyaient parmi les adultes et se réclamaient incessamment. Aïda était quelque peu jalouse de celui qui polarisait toutes les attentions et satisfaisait ses caprices au passage. Elle boudait souvent et refusait de suivre les leçons toute seule. Son compagnon se rétablissait lentement, il arrivait à mieux manger et à balbutier quelques mots. Parfois, Aïda échappait à la vigilance pour aller l'épier dans sa chambre. La première fois où elle l'avait vu l'avait refroidie pour un moment. Cependant, elle avait besoin de lui pour jouer, et elle finit par s'accoutumer à sa disgrâce. Leur première rencontre eut lieu à l'abri des regards ; elle avait les yeux rivés sur la lèvre qui laissait à découvert une canine acérée quand il souriait ou parlait ; cela la faisait reculer d'abord. Seule Jokabed était au fait de leurs retrouvailles ; soucieuse du bonheur de son fils, elle ne voulait pas contrarier leur manège. Il garda une cicatrice rétractile de la lèvre, source de son bégaiement. Après la guérison définitive de Moïse, la grande famille reprit l'habitude de se réunir au complet. Ce petit monde vivait à huis-clos, hormis de rares messages venus d'ailleurs qui réconfortaient les uns ou les autres.

Réuel s'affaira après la corète, non pour ses facultés gustatives ou médicinales mais, comme tout Cananéen, il avait une idée commerciale en tête. En fin de saison, après avoir nourri les hommes et les bêtes, on devait déblayer et brûler les restes des plants : c'était là son secret, et s'il n'y avait rien à jeter ? Il demanda aux paysans de battre les tiges et de les préparer à la manière du lin, puis de voir. Ils lui ramenèrent une grossière corde de fibres tressées ; trempée dans l'eau elle s'épaississait et devenait plus solide. L'expérience était concluante pour différents cordages, même pour le halage des bateaux. À force de ténacité et de persévérance et avec le concours des tisserands, il arriva à en extraire toute sorte de fils et filoches. Quelques surdoués en faisaient un tissu plus rêche que le lin gros-grain, bon pour les djellabas ; d'autres des tissus rustres appropriés au transport des denrées. Le jute venait de naître du génie de Réuel dans le pays de la soie, du lin et du coton ! Il n'était pas peu fier de son invention, car le coût de revient était imbattable et à la portée des pauvres qui lui étaient chers. Ceci l'occupait pendant que des choses sérieuses l'attendaient ailleurs.

Durant ces années, ses relations se renforçaient avec les prêtres du lieu. Les langues se déliaient et les confidences abondaient. En marque de confiance, Réuel leur apporta le Biblion de Beyrouth que son père avait reçu du Carmel. C'était l’œuvre de Sanchoni–Aton, Akhen–Aton s'en était bien inspiré. Les fondamentaux de Hermès Trismégiste étaient à la base des deux cultes. On finit par décider Réuel à s'initier dans la confrérie hermétique sans qu'il renonce à sa foi. On lui apprit un ensemble de signes, d'attouchements et de codes pour se faire reconnaître de tous les membres des loges. L'organisation des corporations suivait le même schéma que la franc-maçonnerie, de création phénicienne. Grâce à son assiduité et ses acquis, l'apprenti franchit le grade de compagnon pour atteindre celui de maître. D'autres échelons honorifiques gratifient symboliquement les dirigeants. On para le temple pour élever Réuel au grade de maître et on lui banda les yeux pour l'initiation. Un sourd écho de frottement de pierres résonna, puis notre compagnon fut escorté dans un dédale insoupçonnable jusqu'à une salle souterraine où on lui découvrit les yeux. C'était la crypte du grand temple qui servait de refuge, par ce même labyrinthe l'arche d’Akhenaton avait pris le chemin du désert. Réuel s'était toujours gardé de se faire préciser l'endroit. L'engouement du maître pour l'enseignement nouveau allait grandissant et il ne manquait pas de zèle pour rapprocher les deux cultes.

Un jour, on l’interpella sur les mystères de Byblos et la tendance de ses sages à préférer l'épurement aride aux légendes florides.

« Là-bas, il y a une pépinière de savants rompus à la méditation dont le but est de clarifier et de simplifier les réalités. Le génie en Phénicie ne tient pas qu'aux idées, le vrai défi est le temps ! Comment une idée peut-t-elle traverser le temps ? En la transformant en principe. Tout ce qui semble singulier obéit à la loi du tout. Il faut convertir une situation concrète en un abstrait, puis appliquer l'abstrait aux cas similaires. Ainsi le monothéisme, la navigation et l'alphabet font partie du patrimoine de tous. »

Moïse devenait un jeune garçon au caractère bien trempé, mais son complexe était profondément ancré. Sa malédiction le persécutait et il était tacitement interdit de le fréquenter. La camisole de méfiance qui le ligotait préparait inéluctablement le lit d'une haine croissante. Il grandissait parmi des femmes et tournait comme un lion en cage. Bien qu'il montrât une excellence dans l'enseignement de Réuel, lecture et écriture confondues, il s'agitait d'ennui. Pour lui faire dépenser son énergie, Réuel le confia à ses subalternes, paysans et bergers. Ainsi, il se forgeait au travail et prenait l'allure d'un jeune athlète. Il adorait faire paître les troupeaux pour s'éloigner et découvrir les alentours.

Pendant ce temps, Aïda avait atteint la ménarche. La vue du sang pour une nubile est un tel traumatisme qu'il oblige sa mère à lui expliquer les choses de la vie. Ce pourquoi les adolescentes atteignent plus précocement la maturité que les garçons ; elles les dédaignent puisqu'ils ne se doutent de rien encore. Nos jeunes adolescents ne dérogeaient pas à la règle ; Moïse réagissait avec l'agressivité de l'incompréhension.

Inquiète, Bitiah voulait faire exorciser son fils. Elle chercha en vain dans le Biblion les rites de la sorcellerie et de l'art divinatoire ; elle ne trouva rien, tout simplement on n'y croyait pas. On avait « réussi à réfuter et à ruiner les fables et les allégories dont on avait enveloppé les temps primitifs… »

Réuel, voyant Bitiah dans l'embarras, s’avisa de se rendre à Madian et d'amener Moïse avec lui, le temps de dépasser cette crise.

DEUXIÈME EXIL

A Amarina, les gens étaient soudés par la défiance, la plupart subissaient l'exil, conséquence de leurs mésaventures. La confrérie hermétique aida Réuel à organiser l'expédition. Justement, une caravane se préparait à rallier les mines de turquoise à Sérabit El–Khadem – au Sinaï – en partance de Baal–Sephon sur la mer rouge. La communauté dirigeait le temple de Baalat de Turquoise, c'était l'occasion d'envoyer des correspondances et des breloques, ce dont notre pèlerin s'acquitta volontiers. Après des jours et des dunes, la caravane fit une halte réparatrice à Elim, la ville des 70 dattiers et des douze sources.

Exode 15 / 27. Ils viennent à Éilîm. Là sont douze yeux d’eau et soixante-dix dattiers. Ils campent là, sur les eaux.

En fait l'eau était canalisée de partout pour la préserver de l'évaporation et alimenter les fontaines. Les sources étaient dissimulées derrière des murs à l'abri des envahisseurs. Les gens du désert prenaient de telles précautions, car de cet élément précieux dépendait leur survie et la défaite des vandales. Après un détour au temple de EL d'Elim, la caravane rebroussa chemin vers sa destination.

Passée la poussière des mines, une floraison d'oratoires dédiés à Ashtarté ornaient les flancs des collines. Le temple était important pour une contrée perdue et l'accueil très prévenant. Il est vrai que Réuel s'était dévoilé par les signes et les attouchements, néanmoins sa crosse était de la pure facture des ateliers de Memphis, prudence !

Il fut présenté au vieux sage qui semblait être le maître suprême de l'ordre ; à peine celui-ci avait-il reçu la correspondance qu'il l'écarta d'un revers de main, et d'un geste frénétique brisa sèchement les tablettes d'argile. Jusque-là, notre novice ne connaissait que les caisses et les sacs de jute à double-fond ; surprise, ces grossières doubles tablettes libéraient de leur creux les vrais messages. La lettre de créance concernant le visiteur illumina le visage du prélat d'une sereine béatitude. Ils entrèrent dans le saint des saints, là où il y avait une chapelle mobile coiffée de deux chérubins en turquoise :

« quatre yeux placés devant et derrière la figure; deux étaient fermés; quatre ailes étaient attachées aux épaules : deux prenaient leur vol, les deux autres étaient abaissées... EL voyait en dormant, et dormait en veillant... EL volait en se reposant, et se reposait en volant... »

Réuel pointa l'index vers l'arche en signe d'interrogation, le maître pointa l'index au ciel en réponse, à la manière des Rose-Croix. Il ajouta : « Demain on vous amènera à la montagne d'Elohim, au temple de Baal du Sinaï.»

L'aventure fit pousser des ailes à Moïse et le propulsa dans l’endurance. Arrivé au flanc de la montagne, à mi-chemin vers le Nord, le cortège s’arrêta devant des ermites pour les approvisionner ; une de leurs grottes était murée en pierres sèches comme les sources du désert. Là, un chétif jujubier essayait péniblement de croître. Le guide fit une révérence en pointant l'index vers le bas. Réuel comprit, mais il y avait encore une question qui le troublait au sujet d’Akhenaton, sa tombe ayant été profanée. Deux rumeurs circulaient à ce propos : sa figure avait été mutilée pour compromettre sa résurrection ; selon l'autre version, sa momie fut mise à l'abri et un de ses frères fut défiguré pour brouiller les pistes. Le guide dissuada le visiteur de chercher plus loin. En chemin, il y avait encore des grottes et des troupeaux de chèvres qui paissaient comme en suspension, épinglées à toute sorte d'épineux. Le temple, que nos pèlerins allaient découvrir, était réputé pour attirer la foudre de Baal qui engendrait la pluie pour arroser la montagne. Traversant l'écharpe de brouillard qui épaississait le mystère de la montée, ils arrivèrent finalement à un plateau qui abritait un campement ordonné : le monastère.

L'ensemble des bivouacs, où logeaient les moines, délimitait un rectangle autour de la tente d'Elohim. Elle était entourée d'une enceinte de toiles de lin tendues sur des piquets d'acacia. L'absence de constructions dégageait une humilité éthérée, respirait la liberté et inspirait la méditation. Pourtant, la pierre ne manquait pas mais elle était sableuse et friable. Nombre de sculpteurs s'affairaient à graver des prières et des bénédictions sur des tablettes destinées aux pèlerins. L'isolement et la rareté des visiteurs firent que l'accueil fut très chaleureux. Il y avait des séminaristes des alentours y compris de Madian. Des moines puisatiers achevaient bruyamment leurs creusages sur les bas-côtés.

Ce dépouillement était émouvant. Le seul élément qui jurait d'un luxe incongru, était une stèle en pâte de verre illuminée de l'intérieur. Elle rendait la couleur bleutée de la poudre de turquoise. Elle était composée de 3 éléments emboîtés : à la base un réservoir d'huile, une mèche allumée au milieu coiffée d'un couvercle pointu qui l'abritait des éléments. Le reflet cristallin de la stèle avait la pureté du saphir. Moïse était envoûté par le spectacle, il tournait autour ; si seulement il pouvait l'emporter. Cet objet de culte était courant dans les temples phéniciens, Hérodote avait décrit la stèle en émeraude du temple de Melkart à Tyr, puis une pléthore d’historiens avaient décrit des ouvrages similaires ailleurs en Méditerranée. Un témoignage exceptionnel de précision se trouve dans le Coran à deux millénaires près :

Sourate 24 : An-Nur (La Lumiere)
35. Allah est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un (récipient de) cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat; son combustible vient d'un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont l'huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière.

Après les oblations rituelles, ils passèrent la nuit sur le mont d'Elohim en lévitation entre la cime et le Sin (la lune), bercés par des cantiques au rythme d'un pas de chameau. La tranquillité du temple n'était troublée qu'aux fêtes des Adonies, les villes du Sinaï venaient les célébrer ici-même à différentes époques selon les obédiences. C'était l'occasion pour les croyants de troquer leurs offrandes contre les tablettes bénies. Le lendemain, nos visiteurs regagnèrent la caravane vers Elat (féminin de EL) sur le golfe de Akaba. Ce fut leur dernière escale avant Madian ; là, ils furent repérés par les éclaireurs du prince qui se mirent en selle pour annoncer la bonne nouvelle. Les pur-sang avaient un jour d'avance sur les dromadaires. La ville était sur pied pour l'accueil festif.

L'arrivée fut solennelle, au son des cors et des tambourins sous une pluie de fleurs, nimbée de senteurs et d'encens. Madian était une ville prospère sur la route des caravanes de l'Arabie Heureuse. Elle fut fondée par Madian, le fils aîné d’Abraham et de Ketourah après le décès de Sarah. Devant le palais princier, on sacrifia les 7 moutons selon la tradition. Nos illustres voyageurs étaient couverts d'embrassades et d'accolades par de curieux personnages. Si Réuel avait un intérêt pour se prêter à l'exercice, son supposé fils fut pris d'une phobie qui imposa au supposé père de l'arracher à la foule. Durant les trois jours de festivités, on ne posait pas de questions, on se délectait. En attendant on s'observait : le futur prince un adulte jeune, le prince régnant un jeune vieillissant. Le troisième jour, place aux explications. Le prince de Madian demanda à son fils de justifier la présence de ce garçon qui n'avait rien d’un Égyptien. Réuel déclina le parcours de Moïse dans les moindres détails, tant son origine que les déconvenues qu'il avait essuyées. Le prince rétorqua :

« Mon fils, tu fais figure de père pour cet enfant, tu ne t'en débarrasseras jamais. Fais en sorte qu'il te soit docile.»

Réuel prit conscience qu'il protégeait l'enfant depuis la naissance ; il en était surpris.
Son éducation de futur prince l'amena à explorer son vaste territoire en compagnie de son jeune protégé, à prendre soin d'écouter ses sujets et les gens de passage. Les ressources de la principauté provenaient pour une part non négligeable du commerce caravanier dont il fallait assurer la sécurité. La gestion était saine et les relations avec les cités voisines pacifiques. La justice y était rendue, selon la loi, par les suffètes (juges), à l'image de l'administration phénicienne. Son père était un homme de paix et de justice.

Le prince recevait les notables de Madian venus saluer son héritier ; en retour, les deux princes leur devaient l'honneur de se rendre chez eux. Des banquets opulents s'organisaient avec la présentation des familles, l'occasion de trouver un bon parti pour le jeune célibataire. L'usage des princes étant d'épouser une Madianite, il fut signifié à Réuel qu'il était temps d'assurer la lignée et qu'il ne retournerait pas en Égypte sans être marié. La fille d'un suffète, distinguée par sa beauté et son goût de l'aventure, s'était éprise de lui et écoutait religieusement ses récits ; son choix fut fait. Peu après son mariage, Réuel mit un terme à son séjour et reprit le chemin du retour avec sa femme et son adolescent. Leur trajet au désert était tracé par les senteurs d'épices et d'encens au gré des brises jusqu'à leur arrivée à Amarina.

Les retrouvailles furent de l'intensité du manque éprouvé. Un léger duvet couvrait déjà la lèvre de Moïse, sa tunique bleue faisait ressortir son teint hâlé, il dégageait une beauté sauvage. Aïda le prit dans ses bras un moment remarqué et l'embrassa de tout cœur. L'éphèbe recula légèrement pour mieux observer sa compagne de jeu transformée en une jeune fée pétrie de finesse et de féminité. Son étreinte avait la force de la réconciliation et signait l'adieu à l'enfance. La nature alluma en eux l'étincelle de la passion. Les adultes, observant la scène, les abandonnèrent à leurs pudiques ébats. Jokabed était interdite de découvrir son fils en jeune homme. Bitiah admirait la princesse de Madian qui la ramenait à ses propres souvenirs de bonheur. La famille fut enrichie d'une étrangère désormais familière. À part les parfums, tout le monde reçut un lot d'étoffes de fantaisie madianite qui occupa nos dames un bon moment.

La vie reprit son cours et Réuel ses occupations : le jour l'industrie du jute et le soir les réunions hermétiques. A peine un an fut-il passé qu'il lui naquit une fille, Séphora ; elle captura l'attention de tous. Moïse assumait de plus en plus de fonctions auprès de son maître et essayait de l'imiter en tout. Il arborait une barbe duveteuse et refusait de se raser à l'égyptienne, son accoutrement était devenu exclusivement madianite. A cet âge on se cherche et on renie les idées reçues. En racontant son séjour à Aïda, il prenait pleinement conscience du bonheur auquel il avait goûté. À Madian, il baignait dans la liberté et n'éprouvait pas le rejet dont il faisait l'objet chez lui. La légèreté des regards là-bas devenait un poids ici. Il se dépensait en efforts la journée et soulageait sa solitude auprès de sa confidente le soir. Elle aussi avait plus de doutes que de certitudes. Les démêlés de sa mère, faits de frustrations et d'exils, la peinaient profondément ; tout comme elle refusait de croire à l'histoire de Moïse. À son retour, elle constata qu'il ne ressemblait pas aux Égyptiens mais on trouvait plutôt chez lui les traits de Réuel. Serait-il né d'une aventure entre Bitiah et le prêtre? Les dénégations de sa mère ne dissipaient pas ses soupçons.

Deux crues passèrent et Réuel eut une deuxième fille. La silhouette de Aïda s'élançait et s'affinait derrière sa belle poitrine. Sa beauté ne laissait pas indifférent quand elle se promenait au crépuscule avec son ami. Ils se baignaient dans le fleuve, se roulaient dans l'herbe fraîche cachés par les haies de lotus. Ils s’enlaçaient langoureusement et se caressaient en amoureux. Une fois, un jeune Égyptien les surprit et les observa longuement à l’affût. Quelques jours plus tard, un messager du gouverneur portait une lettre à remettre en main propre à la princesse royale d’Égypte, Kouchiyée le fit attendre et prévint sa maîtresse. Bitiah se douta du sérieux de l'affaire, encore un tour de Pharaon ? En effet, ce n'était pas moins grave, le gouverneur demandait la main de Aïda pour son fils. Il avait tenté en vain de dissuader ce dernier d'une telle mésalliance, cela n'avait fait qu'attiser la folie du fils. Bitiah prit le temps de chercher Réuel afin qu'il écrive la réponse. Celui-ci mit un long moment pour venir, le temps de trouver une solution raisonnable. L'affliction était générale. Après concertation, la lettre de réponse fut confiée au messager. La missive disait que la demoiselle était fiancée à un prince de Nubie. Un gouverneur ne pouvait rien contre un prince à condition que le mariage ait eu vraiment lieu.

Avant que le gouverneur n’enquête, Bitiah prit un tour d'avance en se mettant en marche sur-le-champ, seule avec Aïda. Kouchiyée, l'illustre prisonnière, avait l'interdiction de quitter l’Égypte. La confrérie s'affaira en toute discrétion auprès d'hommes de confiance. Par des sentiers peu fréquentés le voyage se déroula sans encombre ; la princesse n'avait dû présenter ses insignes royaux qu'à deux reprises. En route, elle expliqua la situation à la jeune fille, y compris le risque de voir son bien-aimé tué par son rival. Contrainte, celle-ci acquiesça dans une douloureuse résignation. Sitôt arrivée dans sa belle famille, Bitiah présenta succinctement sa demande et l'on réunit dans l'urgence trois princes célibataires. Aïda éveilla la convoitise des trois, mais eut un faible pour le timide et le plus jeune ; en un clin d’œil elle le sortit de sa réserve, il se proposa le premier. Sitôt fait, sitôt transcrit pour faire valoir ce que de droit. Bitiah repoussait un retour prometteur en déchirement. Cette violence touchait tout le monde. Moïse fut pris de haine, non seulement pour son rival, mais à l'encontre des trois femmes qui n'avaient pas su protéger sa dulcinée. Fallait-il la préserver pour lui ou de lui, n'était-ce pas là la vraie question ?

La colère commençait à faire naturellement son chemin chez le jeune homme déçu depuis que son rival l'avait privé de sa promise. Il plongea furieusement tant dans l'étude que dans le travail à l'instigation de Réuel. Il adhéra aux thèses monothéistes du maître pour contrer la religion de ses ennemis. La vigilance était de rigueur, car son rival ne manquait pas de provoquer les ouvriers du domaine. Lui, l'intouchable, devait la vie à sa bénie malédiction. Des années de crispations s'écoulèrent péniblement sur notre petit monde contrarié.

Un jour, un message venu de Nubie annonça la mort de l'époux de Aïda dans une bataille à la frontière libyenne. Kouchiyée fut attristée de voir le destin de sa fille qui allait de déception en déception. Elle en voulait intimement à Moïse qui inoculait son mauvais sort à tout ce qu'il touchait. Une idée trottait dans l'esprit de Moïse de s'embrigader dans la soldatesque de Pharaon et rallier un régiment en Nubie. A l’évidence il voulait rejoindre Aïda et refaire sa vie loin du climat tendu qui l’oppressait. Désormais, rien ne pouvait le raisonner, il y voyait une solution pour tout. Bitiah écrivit à Pharaon à ce sujet, d'abord pour authentifier le titre déjà promulgué de Moïse comme « prince de Nubie », puis pour le désigner comme son unique légataire. L'attendue réponse prit des mois, le titre escompté de Moïse fut ratifié à condition qu'il n'en jouisse qu'en Nubie, jamais en Égypte. Quant à l'héritage, la princesse était invitée à céder ses biens contre le dérisoire domaine de Amarina dont elle pourrait disposer en toute liberté. Toutes les clauses de ce troc, ou plutôt ce dépouillement, étaient liées à un judicieux chantage à prendre ou à laisser. Elle céda. Elle connaissait les intrigues des mages : veuve, Aïda pouvait être réquisitionnée de droit pour le gynécée royal à moins que les princes de Nubie ne l'aient déjà remariée.

TROISIEME EXIL

Kouchiyée fit part à sa maîtresse de ses appréhensions au sujet de Moïse, craignant pour sa fille une vie tourmentée auprès de lui. Bitiah prit l'affaire en main. Entre-temps, sa belle famille avait marié Aïda au fils du consul d’Égypte en Éthiopie, où elle était heureuse de retrouver finalement sa famille. Ce qui fit qu'en arrivant en Nubie, Moïse la chercha en vain. Sa tentative fut vouée à l’échec ; sa seule consolation était d'être inconnu dans ce pays étranger. L'armée lui apprit la discipline et la patience, la force et l'endurance. L’entraînement aux arts martiaux canalisait sa violence dans l'ordre. Il montrait de l'excellence tant à l'exercice qu'aux combats. Si au début il était chargé de contrer des escarmouches de contrebandiers ou de bédouins, rapidement, son titre de prince l'amena à commander de vraies campagnes. Ses états de service forçaient l'admiration et la vue du sang ne lui donnait plus d'émotion. La logique militaire lui convenait parfaitement ; « tué ou vainqueur », c'était clair et sans compromis. Dorénavant, il commandait une compagnie d'hommes sincères et solidaires, à l'opposé de l'empire des femmes qu'il subissait jadis ; elles l'avaient toutes trahi. La plus excusable à ses yeux était Jokabed, la seule qui le laissait faire. Plus les victoires lui souriaient, plus il se réalisait, il était taillé pour le combat. Ici, il était respecté dans son camp et craint dans le camp ennemi. Il était fait pour diriger et commander.

Réuel veillait sur l'empire des femmes et continuait ses travaux manuels et cultuels. Il finit par extraire du Biblion l'essentiel de la foi, un catéchisme concis que les copistes de la confrérie transcrivirent sur des rouleaux destinés aux initiés. L'un était réservé à Moïse. Peu après la naissance de sa troisième fille, il fut appelé au chevet de son père souffrant. Il était peiné de livrer ses amies à leur sort sans protecteur, mais sa femme désirait vivement rentrer et son devoir suprême l'appelait. Pour soulager sa conscience, il écrivit à Moïse tout en préparant son retour définitif à Madian. Sans réponse, le prêtre quitta à regret cette honorable famille à laquelle il s'était étroitement attaché. Sur la route du retour il laissa des rouleaux de son culte dans tous les temples de EL y compris celui de la Dame de Turquoise.

Chef d'armée, à l'apogée d'une prestigieuse carrière, Moïse trouvait la lettre de Réuel assez pathétique et naïve. Néanmoins, un sentiment étrange commençait à l'envahir, il était touché par la simplicité et la sincérité de cet homme, cette figure de père. Irrésistiblement, le doute et le remords commencèrent à le gagner comme un sommeil. Pour la première fois il cherchait un but à ses combats passés et ceux à venir ; aucun ! Après maintes réflexions, le ridicule de sa fugue le rongeait. Il se rendit compte qu'il goûtait à la vanité de la puissance plutôt qu'au pouvoir dont il n'était que l'instrument ; l'instrument d'un Pharaon déçu que son maudit capitaine n'ait pas péri d'une main étrangère.

QUATRIEME EXIL

Cet étranger chez lui se sentait chez lui à l'étranger. Hélas, son statut était factice et son assurance ébranlée. La cuirasse qui le maintenait se lézardait au fur et à mesure qu'il pensait à Réuel qui le sommait de rentrer au foyer. S'il quittait sa fonction, il n'avait cure de replonger dans ce passé détestable. Il résistait à la tentation autant que faire se peut. Tout lui montrait la fausseté de ce monde et lui inspirait une défiance à toute épreuve. Après des années d'errance, il retourna chez lui, rempli de haine. Un nouveau gouverneur venait d'être nommé à Amarina, ce qui précipita sa décision.

Il avait la trentaine, beau et fort, le corps sculpté, la moustache fournie et la barbe soignée. Il était presque méconnaissable, mais le sentiment maternel ne s'y trompa pas. Il ramena la joie et la sécurité au palais, une lueur d'espoir éclairait les jours ternes du foyer. Bien qu'il fût circonspect, il goûtait au plaisir des retrouvailles. Il était entouré d'égards et baignait dans une dilection désintéressée. Même quand il reprit la gouvernance du domaine, il n'éprouvait plus les désagréments d'antan. Il retrouva lentement ses repères. La paix régnait de nouveau sur ce petit monde.

Rien n'avait changé dans le domaine. Malgré l'essor du jute qui lui assurait des revenus confortables, Bitiah avait opté pour la sobriété et la discrétion. Elle fuyait le faste et l'apparat qui drapaient sa vie d'autrefois ; sans privation, elle ne tenait qu'aux valeurs essentielles. Un jour elle remit à Moïse le rouleau que Réuel lui avait réservé en souvenir. Il se mit à sa lecture avec la soif d'aboutir à une conclusion encore confuse dans son esprit. La limpidité du manuel faisait qu'ils pouvaient en discuter clairement ensemble. Ils recouvraient lentement leur confiance. Il lui fallait clarifier des situations troublantes concernant Aïda et lui-même. Les trois femmes s'expliquèrent en bonne foi. Contraintes et forcées, elles avaient dû prendre, à contrecœur, les dispositions qui assuraient la sécurité de tous. Cela avait le sensé d'une logique bien que ce fût sa pire frustration. Son autre obsession était le mystère de sa naissance. Élevé comme étranger en Égypte, il était Égyptien à Madian, Madianite en Nubie et au final Nubien en Égypte ; qui croire ?

– Qui suis-je ?
– Vous êtes un don du ciel !
– Ou de l'enfer ?

Cela ne dissipa que très partiellement ses doutes. L’Égypte semblait suivre des cycles de 7 ans depuis le ministère de Joseph : les vaches grasses et les vaches maigres. Sept années durant, les saisons s'égrainèrent sereinement à Amarina jusqu'au décès de Jokabed. Elle était usée avant l'âge. Le palais fut plongé dans l'abîme du deuil, les deux princesses étaient inconsolables. Le poids du secret était écrasant ; bien que Bitiah eût promis de le révéler, elle s'était promis de le taire. Avec l'accord de Kouchiyée, elle voulait attendre un moment plus propice.

En ces temps, les métiers et les fonctions se transmettaient dans les familles, et voilà que l'on nomma un nouveau gouverneur : le fils de l'ancien – le prétendant de Aïda. La période d'accalmie toucha à son terme. On ne perdait pas l'occasion de le narguer comme naguère ; on s'en prenait aux ouvriers et aux bergers qui finirent par fuir les premiers. Les exactions ne tardèrent pas à confirmer les craintes de Bitiah, cela finirait par ruiner sa maison. Connaissant son fils adoptif, elle présuma qu'il allait fuguer à nouveau ; elle s'avisa de passer aux aveux en mandatant sa dame de compagnie.

Kouchiyée remit à Moïse le médaillon royal que Jokabed lui avait légué. Il fut surpris que la gouvernante eût subtilisé un tel bijou. Mais non ! C'était le gage entre deux femmes au sujet d'un enfant. Comme il refoulait l'idée d'être concerné, elle précisa :

« Cet enfant c'est vous.»

Furieux, il prit l'objet et se précipita chez Bitiah qui était en pleurs, un taleth hébreu à la main. Le secret bien gardé toutes ces années et que personne ne voulait dévoiler était désormais évident. Il se débarrassa du médaillon et essaya de saisir le lange. Il fut arrêté d'une main ferme :
« Les deux sont à toi par la volonté de ta mère ; je ne puis reprendre mon gage, c'est ton sauf-conduit, garde-le. »

Effondré, il se retira à l'autre bout du palais et s'enferma pendant des jours. Il ne ferait jamais plus confiance à une femme. Toutes lui avaient menti : vendu par sa mère, trahi par sa bien-aimée avec le concours perfide des deux autres qui tiraient les ficelles de son destin.
Il partit dans le delta à la recherche de sa famille, c'est ce morceau de tissu au motif des Lévites qui l’identifiait parmi les siens. Il finit par trouver ses aînés, Myriam et Aaron, qui vivaient modestement seuls, ni père ni mère. Ils avaient vaguement eu vent de son existence comme commis de la maison de Pharaon. Le delta était cosmopolite à l'époque, il grouillait de commerçants d’Ougarit, de marins de Tyr et de Sidon et d'Hébreux qui s'acquittaient des métiers de la terre. L'intrus suscitait la curiosité des Israélites, les Lévites en particulier.
Fort de son expérience et de ses pérégrinations, son discours séduisait et suscitait unanimement l'admiration. Il flatta leur fierté en endossant son manteau lévite. Nombre de gens étaient au fait des déconvenues d'un enfant adoptif des Pharaons, finalement ils mirent un visage sur l’objet de la fable. Quant à lui, il se réconciliait avec ses origines et observait la vie modeste de sa parenté, faite de labeur et de misère.

Il assista à la crue et vit les peines accablantes de cette couche de la plèbe, cela le révoltait. Par ailleurs, la vie au sein de sa communauté devint contraignante et l'idée d'une revanche de plus en plus oppressante. Et s'il associait les frustrations des autres aux siennes ? Avant la crue suivante, il réussit à convaincre quelques ouvriers robustes et vaillants de travailler pour lui à Amarina. De toute manière, ce ne serait pas pire pour eux que de s’enliser au delta ; le changement est porteur d'espoir. Il le suivirent.

Si Bitiah avait bénéficié d'un répit, ce retour était annonciateur de péripéties. Il congédia les ouvriers égyptiens et mit au travail les siens en organisant leur vie au sein d'un campement où régnait une discipline pseudo-militaire. L'ennemi étant désigné par avance, ils avaient en charge la surveillance de la propriété par équipe de deux. Cela prévenait les escarmouches et les intrusions. Par moment, la vigie essuyait de loin des lancements de feux grégeois qu'elle maîtrisait aisément, ce n'est pas l'eau qui manquait.

Deux crues s'écoulèrent à ce rythme jusqu'à l'audacieuse incartade d'un agent du gouverneur. Il avait isolé un ouvrier en périphérie des champs ; la surprise lui allouait un avantage certain sans l'irruption du maître. Moïse surgit du néant comme un fantôme derrière l’Égyptien, le terrassa et lui écrasa frénétiquement le crâne contre une pierre. De haine, il rayonnait. Il s'affaira à enfouir les traces de sa vengeance dans le sable, son ouvrier aidant. Un vigile les surprit et courut au gouvernorat alerter les autorités. Son témoignage fut tièdement accueilli et il fut incarcéré sur ordre pour éviter l'ébruitement de l'affaire.

Exode 2 / 11. Et c’est, en ces jours-là : Moshè grandit, il sort vers ses frères et voit leurs faits. Il voit un homme, un Misri frapper un homme, un ‘Ibri de ses frères.
12. Il fait face, ici et là. Il voit: non, pas un homme! Il frappe le Misri et l’enfouit dans le sable.

Aucune condamnation ne pouvait être proférée à l'encontre de l'auteur du crime – consigne de Pharaon. Son immunité maléfique lui était salvatrice. Par la suite, il vécut reclus au palais, plutôt étouffé par l'enfermement que par le remords. Il ne tenait plus en place, il devait repartir, mais où ?

CINQUIEME EXIL

Dans son baluchon, peu d'affaires et beaucoup d'argent ; il s'offrit le désert en juif errant. De Baal-Sephon à Elim, puis à Sérabit El-Khadem où il demeura un long moment en compagnie des confrères de Réuel ; ils avaient le même rouleau de catéchisme ! Il appréciait les escalades au mont d’Elohim et les retraites parmi les moines. En route, il saluait les ermites et imitait leur révérence devant le jujubier qui jouait sa survie. Il continua son chemin vers Elat, son insigne royal lui ouvrait aisément les portes des villes. Il ne tarda pas à mettre le cap sur Madian. Sa destination était établie depuis sa fugue, sa confiance n'était acquise qu'à son maître.

Arrivé aux confins de la ville, il croisa des bergers abreuvant leurs troupeaux autour d'un puits. Il étancha sa soif et leur demanda les nouvelles de Madian ; le régnant était déjà le prince Réuel. La ville était en vue, une patrouille aborda l'illustre visiteur et le conduisit au palais princier. Grandes furent la surprise et la joie de Réuel. Moïse fut l'hôte du palais le temps qu'il voulait. Aucune question les trois premiers jours selon les us et coutumes, mais son accoutrement de Lévite trahissait à l'évidence son changement d'identité malgré le médaillon de Bitiah. Les banquets en l'honneur de Moïse étaient l'occasion de présenter la famille au complet. Le prince avait sept filles et toujours pas d'héritier. Séphora était déjà une délicieuse jeune fille et la seule à garder un vague souvenir de Amarina.

Quelques jours après, Moïse manifesta son intention de vouloir s'installer et faire affaire dans la ville ; cela fut accueilli de bon gré par le prince. Il s'était vu proposer plusieurs fonctions dans l'administration et la garde. Il s'essaya à différentes missions qu'il quitta les unes après les autres, il avait du mal à s'adapter. La hiérarchie ne lui convenait pas, la société non plus ; son tempérament requérait de la solitude, de l'air et de l'espace. Le seul ministère où il se complaisait était au temple auprès du grand prêtre, son maître, son idéal paternel. Là, il pouvait laisser libre cours à ses réflexions. Avec le temps, il finit par raconter toutes les étapes du passé depuis le départ de Réuel : la découverte de son origine, de sa vraie famille et beaucoup plus tard la mort de l’Égyptien qui avait poussé ses pas hors d’Égypte. Le pressentiment du prince était justifié, son protégé était passé à l'acte. Bien que sincère, la confession de ce crime manquait de regrets. Un meurtre impuni serait-il pardonnable ? Il en fallait de la sagesse et des circonstances atténuantes pour y parvenir ! Le prince relevait qu'en dehors de l’Égypte, Moïse se comportait correctement, cela n'éveilla que sa vigilance et non sa méfiance.

Moïse s'adonnait volontiers aux études et à de grands débats avec le maître. Sa quête d'identité était récompensée : il s’était trouvé un ancêtre commun avec les Madianites. Cependant les choses étaient plus compliquées qu'il n'y paraissait, il fallait remonter jusqu'au père d’Abraham. Bien que Madian fût le fils d’Abraham, Isaac n'était que le fils de Sarah, sa sœur.

Genèse 20 / 12 De plus, il est vrai qu’elle est ma soeur, fille de mon père ; seulement, elle n’est pas fille de ma mère ; et elle est devenue ma femme.

Dans les mœurs de cette famille on tolérait l'inceste, ainsi Lot avait eu deux fils avec ses filles, mais Abraham n'en eut pas avec sa sœur. Par ailleurs, Sarah avait connu plusieurs hommes entre le harem de Pharaon et celui du roi Abimelek d'où elle était sortie enceinte. Sarah avait fait la richesse d’Abraham par les compensations qu'il recevait : or, argent, troupeaux, même une terre qu'il s'était promise et qu'Abimelek lui concéda à Hébron ; il y érigea son tombeau.

Au cours de l'exploration des alentours de Madian, l'Hébreu avait repéré dans un vallon une ferme isolée qui le tentait régulièrement comme lieu de retraite. Bien qu'elle fût désaffectée, il y poussait spontanément d'anciennes semences autour d'un puits, de quoi la réhabiliter. Le prince accorda à son disciple la ferme en question en lui signifiant qu'elle faisait partie de la dot de Séphora. Moïse l'aménagea et récura le puits avant de s'y établir avec un petit troupeau qu'il lui plaisait de promener. Les princesses y organisaient des banquets champêtres et l'endroit reprit le charme d'autrefois. Dans cette retraite, la complicité s'établit entre Moïse et Séphora. Sans héritier mâle, Réuel voyait d'un bon œil sa succession en Moïse au prix d'une alliance avec l'une des princesses. Le génie du maître était de savoir ce qu'il fallait faire et surtout ce qu'il ne fallait pas faire. Il avait réuni les conditions sans forcer quiconque. Ce qui devait arriver arriva et il bénit l'union du prince de Nubie avec la princesse de Madian. Le couple s'installa à la ferme en y réalisant les améliorations nécessaires. Ils enrichirent leur cheptel de manière à satisfaire le marché de la laine. Aux estives, ils louaient des pâturages à Edom, au sud de Gaza.

Après leur premier né, Séphora ne pouvait plus accompagner Moïse. Seul, il préférait faire la transhumance au Sinaï. Il évitait la côte nord, la Via Maris des Romains, réservée aux patrouilles de Pharaon ; la côte sud était jalonnée de villes théophores et d'oasis accueillantes. Il pérégrinait en solitaire sur les flancs du mont d’Elohim ; parfois il l'escaladait jusqu'au monastère où il restait des jours au prix de quelques bêtes offertes aux moines. Là, il était en paix.

Une fois, l'attroupement de ses moutons délimita une touffe d'herbe grasse au pied du mont, la butte était humide et trahissait une source qu'il mit à nu en creusant. Il était heureux de sa découverte, il demeura plusieurs jours à proximité avant de l'emmurer et de l'ensabler à la façon des gens du désert. Il y revenait régulièrement et n'était jamais déçu ; c'était son trésor caché. Les saisons suivantes, il prit l'habitude d'accéder au mont d’Elohim par l'Est puis de descendre vers Sérabit El-Khadem au Sud pour retrouver les hermétiques monolâtres. Il enrichissait ainsi son savoir à travers les déclinaisons du culte.

Après vingt ans passés à Madian, il avait fondé une famille et était le père de deux fils. Tacitement, les rênes du pouvoir lui étaient destinées, mais voilà qu'il naquit à Réuel un fils : Hobab. L'arrivée de l'héritier, qui soulevait l'enthousiasme de tous, n'était dommageable qu'à Moïse. Que d'espoirs évanouis, tout effondré, tout à recommencer. Sa solution ne pouvait venir d'une femme. Il se renferma davantage et se réfugia dans la religion. Il réunit dans un recueil les lois et les interdits des diverses obédiences du culte de Baal du Sinaï. Certes, Réuel s'évertuait à harmoniser les pratiques afin de les épurer des légendes et des superstitions. Mais il fallait des générations pour résorber les croyances archaïques. Si les fondamentaux du concept étaient la paix et la justice, la rédemption résidait dans la résurrection à la vie éternelle. Le drame était la mort, celle d'Adonis en l’occurrence qui fut la victime d'un maudit sanglier ; ce pourquoi on prohibait par endroits la consommation de porcins. En effet, le porc était endiablé par des parasites qui rendaient tout simplement les gens malades.

Séphora n'était pas insensible à la souffrance de son époux et tentait de l'entourer de toutes les attentions. L'effet en fut paradoxal ; il la repoussait. Il voulait à tout prix échapper à l'emprise des femmes, sources de ses déceptions récurrentes ; il lui fallait les marginaliser et ne pas s'attacher. Dans les temps anciens, il n’était pas rare que les nomades offrent une compagne à leurs hôtes en signe d’hospitalité. La polygamie résorbait le surnombre des femmes et assurait une descendance en dépit de la stérilité fréquente. A cette époque, les moeurs comprenaient moins de tabous et les fêtes païennes finissaient souvent en orgies. Il s'inspira de ces pratiques pour étoffer son manuel et inféoder définitivement la femme à l'autorité de l'homme ; la revanche !
Il passait plus de temps dans le désert que chez lui. Il était devenu un régulier des temples et l'interlocuteur privilégié des officiants qui lui accordaient leur confiance. Qui dit sociétés secrètes dit sociétés suspectes. La méfiance des Égyptiens se traduisait en répressions périodiques à l'occasion de crises politiques ou économiques. Les hermétiques en faisaient les frais et payaient lourdement ce tribut. Cela se ressentait cruellement au temple de Baalat de Turquoise ; le manque de relève avait abouti au non renouvellement du clergé vieillissant et à la disparition des ermites.

Au cours d'un de ses périples, alors qu'il allait du mont d’Elohim à Sérabit El-Khadem, Moïse fut le témoin d'un étrange phénomène : un feu flamboyant dans la cellule désaffectée d'un ermite ? L'éclat apparaissait et disparaissait sans raison et sans fumée. Sans doute, un mirage du désert ? Ébahi, il voulait en avoir le cœur net, le feu magique l'attira. En s'approchant, il observa que la touffe de jujubier et les ronces autour se projetaient sur le feu sans être consumés ! La flamme suivait ses pas. La montagne avait accouché d'une géode incandescente ou d'un fourneau de l'enfer ! Bon-an mal-an, il avançait. Le spectre de branchage restait intact ! La lumière jaillissait d'une caverne derrière la rambarde épineuse. Les fléaux de la nature s'étaient emparés du mur ensablé qui dissimulait la grotte. Il fit la révérence requise et entra dans une bulle dorée, rehaussée des cartouches d’Akhenaton et de Néfertiti entourés de louanges à Aton. L'iconos laissait supposer l'emplacement de leurs dépouilles. Au beau milieu, trônait l'arche du souverain coiffée de deux chérubins en or. Quand il fut remis de ses émotions, il ne résista pas à explorer le coffre. Le sceptre et les manuscrits y étaient bien déposés, le double fond recelait un trésor d'or et d'amulettes en pierreries. Il s'attarda le temps de contempler en détail sa merveilleuse découverte avant d'emmurer le tout. Il passait en revue l'inventaire des objets mémorisés pour le restant de sa vie. Désormais, il avait deux trésors dans le désert et deux murs à entretenir !

Il possédait tout ce qu'il fallait à un prince, mais finalement n'avait rien en main. Il avait fréquenté les grands de ce monde : Pharaon, les princes de Nubie et de Madian, tous à la tête d'une nation et lui à la tête d'un troupeau de chèvres. Face cachée, face gâchée. Aurait-il cette chance un jour ? Pour l'instant il détenait un trésor royal, une source dans le Sinaï et une tribu de Lévites au delta du Nil prête à le suivre. Ni les moyens, ni le talent, ni l'audace, ni l'ambition ne lui manquaient, pourtant il fallait un ciment pour lier tout cela, un levain pour faire lever cette pâte. Chercher–trouver ? « On trouve des chercheurs qui cherchent, on cherche des chercheurs qui trouvent ! ». Ses expéditions au désert étaient aussi motivées que l'obsession incrustée dans son âme.

Réuel s'était appuyé sur des traditions solides et puisait sa force dans sa foi. Jusque-là, Moïse avait été loyal envers son maître, mais il lui était indispensable de s'en distinguer. Si le disciple admettait raisonnablement l'unicité du divin, il lui fallait emprunter un autre cheminement dans la croyance. Il retouchait son manuel de culte dans cet esprit et en fit une copie qu'il déposa dans l'arche trouvée.

Une missive lui apprenait que Bitiah venait de décéder et qu'elle l'avait désigné comme légataire. Il fit défiler les étapes de sa vie comme pour en faire le bilan : que de fois il avait été protégé, aimé, abandonné, voire trahi. Il s'était juré de ne plus s'attendrir, pourtant la mort de sa mère adoptive l'envahit de tristesse. Le voilà plus riche que riche malgré ses renoncements. Son droit à l'héritage étant inaliénable, il remit son voyage à plus tard. Il avait renoncé à l'Égypte, ses plaies étaient ouvertes à jamais. Cette perte affecta Réuel qui rappela à son gendre la générosité sans limite dont il faisait l'objet. Séphora s'évertuait à l'aider dans cette épreuve, leur entente s'était convertie en une solide amitié.

Ce qui se répétait à Madian à propos de l’Égypte n'était pas brillant. Le nouveau règne ployait sous les difficultés. L'ambition du Pharaon l'avait mené au Croissant Fertile pour s'enliser dans des guerres coûteuses et indécises. Le peuple en payait douloureusement les frais. D'autres malédictions s'ajoutaient à cela par le déchaînement des fléaux de la nature ; la sécheresse chronique et le ravage des sauterelles venaient à bout des récoltes. Oui l’Égypte connaissait la famine durant cette période, cela refroidissait l'heureux héritier. Néanmoins dans ses retraites au désert, dopé par la bonté de son maître, une idée le hantait : sauver sa famille et ceux de sa tribu qui lui étaient dévoués. Sa présence sur place était nécessaire pour récupérer l'héritage et organiser le reste, mais il ne se sentait pas encore prêt.

Réuel voulait marquer le vingtième anniversaire de son fils Hobab par sa consécration comme héritier. Une cérémonie solennelle fut fixée associant les instances de la principauté. La fête dura sept jours pour satisfaire ses sujets par des banquets suivis de cérémonies d'allégeance des corporations civiles et militaires. Moïse avait son plan ; excédé par cette manifestation à laquelle il s'était prêté pour le plaisir de son prince, il voulait prendre de court sa belle famille par un départ précipité en Égypte. Il avait fait des fugues sa spécialité.

SIXIEME EXIL

La première à être bousculée fut sa femme. N'étant pas certaine de son retour, elle jura de le suivre. Elle prit avec elle ses deux fils qui, n'étant pas circoncis selon la loi juive, risquaient d'être reniés à tout moment par leur père. Ils empruntèrent la voie des caravanes. Avant le coucher du soleil, ils furent rattrapés par Réuel qui apportait sa crosse de Memphis à son gendre. Si le médaillon royal les protégeait des autorités, la crosse leur assurait le secours du clergé et un possible refuge dans les temples. Après des adieux chaleureux en plein désert, chacun partit vers sa destinée.

Sept ans c'étaient écoulés depuis la disparition de Bitiah, le cycle égyptien étant bouclé, les choses pouvaient prendre une autre tournure. En chemin, on percevait l'étalage de la misère et les dégâts de la famine. Des charognes d'hommes et de bêtes jonchaient les fossés, livrées aux cannibales et aux rapaces. Arrivés au palais de Amarina, au milieu des champs désertifiés, ils s'annoncèrent à la maîtresse des lieux. Pendant qu'ils contemplaient le paysage, un mirage se dessina à contre-jour au milieu de ce qui avait été la salle d'armes. Il se tourna et vit une silhouette qui le hantait depuis toujours. Il se détacha de sa famille et courut l'envelopper, comme une proie, jusqu'à la faire disparaître sous son manteau dans une étreinte sauvage en criant : Aïda ! – Moïse ! Séphora assistait dignement à la scène, il en était fini de sa naïveté. Ils célébrèrent avec retenue le destin qui les avait réunis. À partir de ce jour, il ne fréquenta plus sa femme.

Moïse estima son legs dans la perspective du retour, un trésor royal ! Le temps des confidences venu, il déclina son intention de sauver sa famille, sa tribu, voire les Hébreux désireux de fuir les plaies d’Égypte. Son initiative était louable et il fut encouragé. Il partit seul au delta retrouver sa communauté qui baignait dans une piteuse misère. Son projet soulevait l'enthousiasme et son frère Aaron le submergeait d'éloquence et d'affabulations. Si Moïse avait l'aval de Réuel pour accueillir un petit nombre d'immigrés aux confins de Madian, Aaron leur promit le pays d'Edom où coulaient le lait et le miel. Au fur et à mesure que le discours se construisait, la promesse s'étendait à la terre de Canaan. Les harangues d'Aaron étaient à la mesure du cataclysme égyptien. Les tribus étaient prêtes à nomadiser. La famine nourrissait les rangs des volontaires au point d'alerter les autorités. Les émeutes ne manquaient pas, ni les répressions.

Le conseil de Pharaon observait tout ceci de près pour en limiter les conséquences. C'était le lit d'une guerre civile si on laissait libre cours au mouvement. Plus Moïse se sentait l'âme d'un chef, plus la méfiance de la cour était alerte. La nouvelle fut colportée dans les synagogues, comme quoi un chef hébreu promettait aux siens une terre fertile en Canaan. Bien qu'aucune condamnation ne pût toucher le rebelle, son entourage ne put y déroger. Le jeune Pharaon était trop fier pour convoquer Moïse, car cela lui aurait donné de l'importance. Les sages suggéraient de le laisser partir avec le plus grand nombre, cela ferait moins de bouches à nourrir. Des stratèges craignaient l'émergence d'une cité hostile sur le chemin du Croissant Fertile ; pour d'autres cela ne ferait qu'un détail à balayer en marge d'une campagne. Entre-temps, des mutineries agitaient les prisonniers affamés. Les joutes duraient des semaines pendant que les deux camps s'observaient. Alors qu'Aaron flattait la paranoïa de son frère, la haine attisait le courroux de Pharaon.

La jurisprudence des mages attestait que les plaies d’Égypte étaient dues à la malédiction des Hébreux, celle de Moïse en particulier. Le dernier recours revenait d'office au grand prêtre d'Amon, le plus retors de tous. Après une retraite faite de prières et de politique, son arbitrage fut rendu au palais.

– Vous avez la parole vénérable maître.
– Grand Égypte, par la volonté d'Amon, vous êtes le plus grand de ce monde. La famine a eu raison de la terre du grand Nil, la vôtre, elle a dévoré le cœur de l’Égypte du fait du maudit que je ne nommerai pas en votre présence, lui et son peuple. Votre bienveillance nous a épargné les méfaits d'autres maudits, un ramassis de malfrats qui sévissent parmi nous. La colère des dieux s'élève contre les adorateurs d'Aton qui gisent dans vos geôles. Si vous donnez à la garde la ration de vos détenus, vous serez le plus fort. Extirpez donc de la terre de vos pères tous ces maudits afin qu'elle retrouve la fertilité. Plus leur nombre est grand, moins on nous disputera les vivres. Renvoyez–les ensemble, les uns détruiront les autres, qu'Amon m'en soit témoin. J'ai dit, Grand Égypte.
– C'est tout dit, c'est bien dit, qu'il en soit ainsi.
– Ainsi soit–il, répondit l'assemblée.

Les surveillants des prisons annoncèrent la conversion des peines en bannissement, ce qui apaisa les tensions. On envoya des émissaires à Moïse pour lui signifier d'amener avec lui qui il voulait, à condition d'emmener les prisonniers. Après des pourparlers, le marché fut conclu et le rendez-vous fixé en date et lieu. Le chef de l'exode revint avec un petit groupe à Amarina et fit le récit de ses exploits. Le rassemblement devait se tenir à Baal–Sephon et la traversée se faire à la nouvelle lune. Si les volontaires des tribus étaient venus dispersés, les prisonniers furent escortés par la garde. Au dernier moment, Aïda décida de se joindre à Moïse ; celui-ci laissa un pécule à Séphora, prétextant que le voyage serait très dur pour les enfants. Il promit de revenir les chercher à la nouvelle crue. Son comportement ne fut pas du goût de sa sœur qui médit contre lui. Aaron se chargea du trésor de son frère en vue de l'expédition. Arrivé à Baal–Sephon, la quinzaine de milliers de marcheurs fut encadrée par deux escadrons bienveillants ayant pour mission de laisser partir sans laisser revenir.

SEPTIEME EXIL

Le désespoir fit pousser les ailes de l'exil. En tête, Moïse pointa le cap avec le bâton de Réuel vers Elim en entonnant « l'Hymne à la Mer ». Dès que le cortège eut atteint la voie des caravanes, la soldatesque se répandit en un cordon le long des marécages en marge de la bande de terre ferme, pour barrer la route du retour. Quelques cobras, dérangés dans leur intimité, faisaient se cabrer les montures et achevaient le sort des cavaliers tombés à l'eau. Aaron en fit un récit épique (enjolivé ensuite par des sarcasmes), comme quoi l'armée fut engloutie par la mer après le passage du cortège. Le peuple disparaissait lentement de bas en haut sur l'horizon de sable comme s'il s'y enfonçait à jamais. Les Égyptiens envoyèrent des pisteurs pour s'assurer de la bonne exécution de la migration.

En route, les disputes se déclenchaient couramment dans ce mélange hétéroclite dont un bon quart était composé de brigands. Arrivés à Elim, ils campèrent en périphérie de la ville, le temps que Moïse et Aaron – désormais son ministre – aillent faire allégeance pour bénéficier de l'hospitalité. Le médaillon royal lui ouvrait les portes du Sinaï sous hégémonie égyptienne. Après la halte réparatrice et le ravitaillement, ils devaient reprendre la route d'Elat. La veille du départ, les hordes de bandits s'attaquèrent de nuit à la ville et pillèrent ce qui était précieux et léger. Furieux, Moïse intima l'ordre de tout restituer et chargea son frère de récupérer la rapine. La garde de la ville barrait la route le temps que justice soit faite. Aaron fouillait la foule et forçait les récalcitrants à s'y soumettre. Sa tente regorgeait d'objets et d'argent qu'il remit au commandant de la ville avec les excuses de circonstance. Ensuite, les deux frères se présentèrent devant le prince pour le remercier de sa diligence. Myriam découvrit la ruse de son frère qui avait gardé une partie du butin et finit par l'approuver. Aaron trouvait sa tricherie séduisante et prometteuse dans le futur. Le nomadisme mène-t-il inéluctablement aux razzias ?

Par instinct militaire, l'objectif de Moïse était le maintien de l'ordre. S'il y avait des justes et des honnêtes gens parmi les siens, les malfrats étaient un danger à contrôler avant qu'ils n'imposent leur loi. De concert, les deux frères confièrent en secret le service d'ordre aux plus fidèles : leur famille, les Lévites. De son côté, Aaron appelait la foule à obéir au Dieu qui les avait affranchis du joug de Pharaon, afin d'échapper aux châtiments divins, car Yahweh est coléreux et vengeur.
La crue passée et ne voyant personne venir, Séphora puisa dans son pécule et retourna à Madian. La réputation de son époux avait fait le tour du Sinaï, elle réservait cette confidence à son père. Elle était soulagée d'être débarrassée d'un homme lunatique qui avait abandonné sa famille en toute ingratitude. Déçu, Réuel décida d'aller à la rencontre de son gendre pour jauger ses intentions ; sa fille refusa de l'accompagner.

Le trésor de guerre fut constitué ; la tactique était bien rodée, on lâchait les pillards à l’œuvre et on les dépouillait ensuite. Moïse se contentait d'avoir le beau rôle et les honneurs en se confondant en excuses.

AU MONT SINAÏ

En route, ils contournèrent le mont d’Elohim dont l’accès fut formellement interdit. Aucune oasis en vue et le peuple était assoiffé. Le génie du chef se réveilla. Il les guida jusqu’à une butte, pria son Dieu puis enfonça son bâton magique dans le mur qu'il avait jadis rempierré. Les quelques blocs descellés laissèrent découvrir la source cachée qui désaltéra les hommes et abreuva les bêtes. Un miracle, proclama son frère ; personne ne put le contredire. Moïse saisit l'occasion pour subjuguer les crédules. Il leur faisait faire le tour du mont sacré en élaborant un plan imparable. L'épuisement contribuait à leur docilité. Il campèrent pour la nuit et virent le sommet nimbé d'un feu fumant : signe de la présence de « celui qui est », Yahweh.

Les vols et les viols finirent par avoir raison de la communauté, Moïse devait siéger des journées entières pour juger et départager. Il n'était pas rare qu'il eût recours à la peine capitale pour donner des leçons. Pendant cette période, Réuel fit son apparition dans le campement, son gendre se prosterna devant lui avec les honneurs dus à son rang de prince et de grand prêtre. Le maître suggéra à son disciple de désigner des suffètes pour expédier les affaires courantes selon l'usage phénicien – cananéen. Cela permettait au chef de veiller sur la communauté et de se consacrer au culte. Le sujet de Séphora et ses fils ne fut abordé que par la suite et devait attendre la visite de Moïse à Madian dès qu'il aurait mis de l'ordre dans sa tribu. La confiance de Réuel fut sérieusement ébranlée par le comportement de son gendre. Avant de rebrousser chemin, il bénit le pain et célébra une communion solennelle au pied du mont d'Elohim.

La faim rendait les uns plus réceptifs, d'autres récusaient les extravagances du chef et les facéties de son frère. En ministre habile et perspicace, Aaron leur rétrocéda une partie du trésor pour calmer leurs ardeurs ; de toute manière, ils ne pouvaient pas l'emporter loin en plein désert. La pénurie de tout et le soleil du Sinaï échauffaient les esprits. La situation s'enlisait et il fallait créer l’événement. En vue de la pâque, Moïse se concerta avec son frère et Josué, le chef de la garde. Il leur dévoila le secret de l'arche dont Yahweh lui avait fait don lors de son apparition dans le buisson ardent ; trésor inestimable qu'il leur fallait ramener. Tout devait se dérouler dans le plus grand secret pour ne pas éveiller les appétits. La défense d'approcher la montagne, à tout homme ou bête, fut promulguée à 25 reprises et la sentence de mort proférée 15 fois.

Exode 19 / 13 Aucune main ne la touchera: oui, il sera lapidé, lapidé ou il sera tiré, tiré à l’arc; bête ou homme, il ne vivra pas...

Pour imposer la discipline, l'image de Dieu devenait de plus en plus punitive. Par son nom et ses attributs, Yahweh se plaçait nettement à l'opposé du EL phénicien. En grand orateur, Aaron en dressait une image effrayante pour apeurer irrévocablement son auditoire. La terreur prenait facilement sur les justes, beaucoup moins sur les autres. Sans prémonition aucune, Moïse décida de monter à la rencontre de Yahweh afin de ramener une preuve de sa prophétie. Josué posta 70 gardes pour surveiller les accès. Moïse, bien connu et bien reçu au monastère, demanda aux copistes de lui reproduire sa propre version du précis de Réuel. À chaque descente du mont, il récitait au peuple ce qu'il pouvait en mémoriser. Pour les esprits simples cela était indéniablement la volonté divine, pour les mécréants cela ne prouvait rien ; ils exigeaient des preuves tangibles. À la sixième descente du mont d'Elohim, il brandit un rouleau écrit et le déclama en une lecture solennelle : l’acte du pacte.

Exode 24 / 4 Moshè écrit toutes les paroles de IHVH Adonaï.
24 / 7. Il prend l’acte du pacte et le crie aux oreilles du peuple...

De tels parchemins pleins d'affabulations étaient courants, les sceptiques n'en devenaient que plus dubitatifs. Devant les réactions mitigées, l'interlocuteur privilégié de Dieu promit de fournir des preuves plus concrètes. À cette fin, il commanda une paire de tablettes gravées de l'essentiel des lois ; cela prendrait du temps.

En attendant, il dévala la montagne en hâte et organisa l'expédition à Sérabit El-Khadem avec ses deux complices. En chemin, il leur indiqua une encoche bien encaissée où ils devaient abriter l'arche. Dès leur arrivée à la grotte, éblouis par la splendeur de la bulle dorée, ses acolytes auraient bien voulu profaner le tombeau, mais la malédiction des Pharaons les retenait. Moïse les abandonna à leur besogne et remonta au temple.

En l'absence des trois chefs, la grogne du peuple montait et on baissa la garde. Ce relâchement se traduisit par des beuveries et des orgies qui délitaient l'emprise des fidèles. Deux clans partageaient le peuple : les Hébreux et les incrédules. Un détachement excentré de gardes vit arriver un soir quelques femmes de petite vertu chargées de victuailles et de vin. Ils s'adonnèrent à la luxure et s'enlisèrent de fatigue et de froid, le temps qu'une bande de curieux gravisse la montagne et découvre le manège de Moïse au monastère. Du coup, tout leur semblait logique ; mais avant de déclencher une révolte, il leur fallait repérer le trésor d'Aaron – celui qui ne fait rien pour rien. Sans peine, ils poussèrent le peuple à l'idolâtrie joyeuse et modelèrent un veau en torchis au milieu du camp. Quand Aaron fut de retour, l'idolâtrie était un fait établi. En fin diplomate, il souscrivit à leurs doléances et promit de leur fondre un veau d'or pour le culte, c'était un moyen pour lui de récupérer leur or. Bien que furieux, Josué s'abstint de réagir sans l'assentiment du prophète.

La huitième descente, Moïse la voulait solennelle. Il détenait les deux tablettes de la loi qu'il brandissait à bout de bras pour qu'elles soient visibles de tous. Les uns étaient à genoux, les autres le raillaient.

Dans sa colère, il s'avança parmi les tribus jusqu'au veau sacré et brisa son fétiche contre le leur. Seul Aaron pouvait sauver la mise devant ce fiasco : il fallait se débarrasser des belliqueux. Il élabora un plan pour le repas de pâque qui séduisit Josué et eut l'aval de Moïse. Il convia le peuple à un grand dîner de concorde entre les deux clans. Il préconisa de placer chaque étranger entre deux Lévites pour rétablir la convivialité. Les femmes servaient de l'eau aux uns et gorgeaient de vin les autres jusqu'à l'ivresse. Tous attendaient le signal de Josué qui leva son poignard et assassina son voisin, les autres s'exécutèrent.

Exode 32 / 27. Il leur dit: ... ‹ Mettez chacun l’épée à la cuisse... Tuez, l’homme son frère, l’homme son compagnon, l’homme son prochain ! ›
28. Les Benéi Lévi font selon la parole de Moshè. Il tombe du peuple, en ce jour, trois mille hommes environ.

Le soulagement était cher payé, 3000 victimes, la vengeance de Yahweh était infernale. Cette épuration resserra les élus autour de leur prophète et rétablit la soumission par la terreur. Il restait une étape pour achever la mission, Yahweh n'ayant pas fini sa dictée, d'autres ascensions étaient nécessaires. Moïse commanda une autre paire de tablettes et s'en alla chercher son propre rouleau – la Tora – dans l'arche. Il ramena en tout 4 objets de la montagne ; ils sont bien recensés dans ses mémoires :

Exode 24 / 12 IHVH-Adonaï dit à Moshè : «Monte vers moi, à la montagne. Sois là. Je te donne les (2) tables de pierre, la Tora (3) et l’ordre (4) que j’ai écrits pour les enseigner. »

Il prévint le peuple que quand il verrait un très grand feu, Yahweh quitterait la montagne pour résider dans l'arche et les accompagner dans la conquête de la Terre Promise. À la dixième montée, il récupéra les tablettes et les déposa dans l'arche en contre-bas. Il trompa la vigilance des prêtres pour répandre de la ciguë dans les puits. Il prit le temps d'effacer le cartouche d'Amon sur le coffre d’Akhenaton et d'y inciser celui de Yahweh. Empoisonnés, les moines dévoués tombaient les uns après les autres en silence sans éveiller l'attention. Leurs traces se noyaient au fond des puits. Il se déchaussa par respect pour explorer le saint des saints, il n'y trouva qu'un petit candélabre à sept branches qu'il ajouta à son attirail. Il ramassa les tentures et les piquets et les brûla dans un grand feu, c'était le signal. Seul l'objet de son désir lui résistait, la stèle en saphir qui ne pouvait se consumer. Il la démonta et l'installa par-devant l'arche. Il était étrangement habité par sa mission et la vue des victimes le laissait de marbre. Il fit sa descente victorieuse pour le bonheur des douze tribus d'Israël. Après l'incendie décisif, il rebaptisa la montagne le « Horeb » : la ruine. Personne ne devait plus y mettre les pieds ; seul Élie le fit des siècles plus tard.
Bien que semblables, les tablettes n'étaient pas identiques, tout comme le deuxième rouleau de la Tora qui fut nommé le Deutéronome : la deuxième loi. N'importe, vu que la doctrine était bien inculquée. Dans la foulée, Moïse ordonna à ses adeptes de reproduire fidèlement ce qu'il avait vu lui-même sur le mont, il le leur rappela à six reprises :

Exode 25 / 40. Vois et fais, selon leur modèle qui t’a été montré sur le mont.
Exode 26 / 30. Élève la demeure selon son code qu’il t’a fait voir sur le mont.

Pour fêter le dénouement heureux de cet épisode cruel et dissiper les soupçons qui pesaient sur lui, le prophète invita les 70 gardes et ses deux aides de camp au flanc du mont d'Elohim. Les 73 présents virent « l'Invisible par définition » et admirèrent Yahweh sur un ouvrage en saphir ; ils banquetèrent pour célébrer l’événement.

Exode 24 / 10. Ils voient l’Elohîms d’Israël et sous ses pieds comme un fait en briques de saphir, comme l’os des ciels en pureté.

Ils portèrent l'arche de l’alliance en procession au cœur du peuple qui entonnait des psaumes cananéens. En attendant d'ériger une tente proprement destinée à l'arche, ils la déposèrent dans celle d'Aaron.

Le calme revenait graduellement dans la tribu après ses rudes épreuves. Il y avait moins d'affamés et le demeurant était rodé aux sacrifices. La nouvelle pâque s'annonçait plus sereine, le bétail volé commençait à mettre bas et l'abondance du laitage compensait les privations. Le convoi se mit en marche jusqu'aux confins d'Elim et de Madian. Josué poussait le projet de l'expansion pour prouver son talent de combattant. Elat en fit les frais au passage.
Après concertation, les trois chefs, le spirituel, le politique et le militaire, établirent un juste partage des territoires à conquérir : onze parts pour onze tribus ; chacune devait céder le dixième de la sienne aux Lévites. Ces derniers pouvaient transhumer à leur gré et devaient assurer la protection de tous. De surcroît, ils avaient la charge de gardiens du temple et le droit de sacrifier les animaux selon la règle kascher. Les douze tribus ratifièrent ce pacte et désignèrent chacune un représentant pour prospecter le territoire convoité. Des douze prospecteurs, dix déchantèrent d'emblée vu l'ampleur de l'entreprise. Ils se heurtaient à des villes fortifiées bien gardées, quasiment imprenables. L'ardeur de Josué ne suffisait pas à l'aventure.
Dans l'impasse, Korê rassembla autour de lui 250 partisans et prit la tête d'un soulèvement contre Moïse et Aaron. Pour les contestataires, la seule issue était le retour en Égypte. Voyant s'évanouir le projet de la nation, Josué dressa un plan de répression irréversible. Moïse convoqua le peuple pour la prière en bordure d'une faille au désert. La milice encercla le clan des rebelles et les poussa avec leurs familles dans la fosse. Il semble que la « terre s'entrouvrit et les engloutit ».

Nombres 16 / 32 la terre ouvre sa bouche et les engloutit...
33. Ils descendent, eux-mêmes avec tout ce qui est à eux, vivants au Shéol (l'enfer).

L'ERRANCE

L'inspiration du prophète pallia le problème. Il se mit en selle pour Madian. Sa belle-famille lui fit l'honneur de l'hospitalité, durant trois jours il fut accueilli avec la déférence due à un prince. La famille était au complet, Séphora en moins. Au troisième jour, on servit du rôti de porc à table ; l'apprenti prophète refusa d'y toucher en évoquant les interdits. Le révérend Réuel lui rappela la leçon:
« Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui en sort. »

Il demanda à Hobab son concours pour envahir Edom en lui faisant miroiter une future conciliation avec Séphora. Tout en laissant son hôte optimiste, Hobab prit le temps de la réflexion. La réputation de Moïse le précédait partout et sa femme ne voulait plus rien savoir de lui.

Nombres 10 / 29. Moshè dit à Hobab bèn Re‘ouél le Midiani, beau-père de Moshè: « Nous partons, nous, vers le lieu dont IHVH-Adonaï nous a dit: ‹ Je vous le donnerai. › Va avec nous, nous te ferons du bien: oui...

Réuel dit à son fils :
« Hobab, veux-tu ruiner huit siècles de paix que notre dynastie s'est employée à bâtir ? »
Le soutien d'une armée régulière aurait pu encadrer la milice en vue de la conquête. La fin de non-recevoir de Hobab était habilement formulée, il invoqua la conjoncture et les pactes en vigueur. Alors, le nouveau prophète fit valoir son droit sur ses fils. Furieuse, Séphora comprit son chantage : prendre les enfants en otages pour infléchir la principauté à ses fins. Elle affranchit ses fils en répudiant son mari solennellement au temple, par-devant EL et Réuel. Moïse revint défait sans avoir d'autre alternative à proposer que le désert. Pour essuyer l'affront, il lâcha ses tribus sur Madian, libres de tuer, saccager et piller, par reconnaissance.

Nombres 31 / 7. Ils militent contre Midiân ... et tuent tous les mâles.
10. ils incendient au feu toutes leurs villes ...
11. Ils prennent tout le butin et toute la prise, en humains et en bêtes.

Aucune solution n'était en vue. Le prophète sermonna un peuple hostile qui contrariait les desseins de Yahweh. Il maudit ses adeptes pour avoir préservé leur corps et perdu leur âme. Il condamna froidement les tribus à 40 années d'errance dans la fournaise du désert, le temps que cette génération trépassât, n'ayant pas mérité de fouler la Terre Promise. Dans la consternation, Aïda ne reconnaissait plus Moïse, la folie de Dieu l'avait endiablé. Le désert s'était emparé de son âme :
Sans tempête ni arbre
Sans l'ombre d'une fleur
Une statue de marbre
En attente d'un cœur

Laissant cet enfer derrière lui et épousant le désert, le Peuple Élu emprunta la voie de l’errance. Il investissait les villes et raflait au passage ce qu'il trouvait, subsistant de rapines.
Éteint à l'âge de 120 ans, Moïse fut inhumé sur la rive droite du Jourdain. « Personne n'a connu son sépulcre jusqu'à ce jour. » L'enfant du Nil, aurait-il rejoint le Jourdain pour échapper à son ultime exil? Aurait-il accompli son retour perpétuel à l'eau ?

Errance entre l'amour et la haine!