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L'enfance de l'art par Joanna Rizk Esquisse Magazine d'art

A l'heure de toutes les initiatives internationales en faveur de l'épanouissement des jeunes, les enfants libanais sont les grands oubliés de la scène locale. Des mesures d'urgences s'imposent, car les sacrifier c'est hypothéquer l'avenir du Liban.

Dans un contexte d'identités brouillées, marqué par un écrasement subtil et progressif des mentalités, la violence faite aux jeunes en général, et aux enfants en particulier, est de plus en plus perceptible. Ceux-ci apparaissent comme les grands absents de la scène libanaise, tant il est vrai que leurs besoins et leurs revendications sont ignorés, escamotés, au profit d'un programme de reconstruction borgne, à vocation unilatérale.

Cette situation s'inscrit sous le signe du paradoxe: en effet, à l'ère du règne de la communication et de la prolifération de tous les moyens de connexion avec le monde, jamais l'expression de soi et de sa propre identité - éléments essentiels d'une éducation électrique - ne fut plus difficile, dans une société libanaise paralysée par ses propres contradictions.

Il est vrai que, au Liban, toute situation est souvent à l'opposé de la direction naturelle du monde. En France, par exemple, l'éducation artistique, est définie comme une « urgence démocratique ».

Parallèlement, l'article 31-2 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant établit « le droit (…) de participer pleinement à la vie culturelle et artistique », et encourage « l'organisation de toutes activités récréatives, artistiques et culturelles ». Il s'agit de favoriser l'épanouissement de la personnalité de l'enfant, le développement de ses dons et de ses aptitudes, dans toute la mesure de ses potentialités. Toutefois, au Liban, ces actions officielles éducatives en faveur de l'enfance ont toujours été inexistantes, absentes de tout programme politique, de tout discours officiel.

C'est qu'aujourd'hui, les enfants sont les victimes d'un écrasement soigneusement programmé et à peine déguisé. Une grande majorité d'entre eux vit sous le seuil de la pauvreté, dans un environnement hermétique à tous leurs besoins, toutes leurs aspirations. Seul un petit groupe, privilégié, paraît comble. Lâchée au milieu d'une surenchère de fêtes préfabriquées et artificielles, sous le regard complaisant des parents, une petite minorité d'enfants blasés croule sous le nombre de jouets coûteux et souvent creux, se perd dans le labyrinthe du réseau informatique, et erre sans limites au volant de voitures tout terrains surdimensionnées.

En réalité, les enfants sont méprisés par les instances de l'état et relégués au dernier rang de leurs préoccupations officielles. Un mépris sans nul doute de nature politique, tant il est vrai que la voix d'un enfant, c'est l'expression delà vérité et de l'identité profonde d'un peuple. Cette mise à l'écart, perceptible à plusieurs niveaux, se manifeste notamment dans l'absence totale de structures culturelles diverses, prévues à l'intention des jeunes citoyens. Une pénurie de moyens qui n'est que le symptôme d'un malaise profond, tirant sa source du manque de croyance en toute progression autre qu'individuelle, et dans l'incapacité de construire une vision éclairée de l'avenir mobilisant dans un programme cohérent les forces vives et les énergies de la jeunesse.

Dans cette optique, la question de l'éducation prend un sens nouveau, plus de dix ans après la fin de la guerre du Liban. Il ne s'agit plus seulement de former et d'instruire les esprits, mais de promouvoir, en conformité avec les recommandations de l'UNICEF, un apprentissage de la paix et de la justice sociale, pour construire dès aujourd'hui le Liban de demain. Un Liban dont toutes les particularités, toutes les caractéristiques semblent de jour en jour plus fragiles et plus menacées dans leur fondement même et leur pérennité. La mise en œuvre accélérée d'une politique culturelle et artistique globale constituerait la base d'un processus de préservation d'une certaine identité nationale.

Plus encore, il est essentiel de déclencher une action éducative concertée au sein des établissements scolaires, pierres d'angle et berceaux de toute société en devenir. Dans son livre « Les parents paresseux », Tristan Bernard relève qu'un enfant « qui pose une question, c'est la voix de tout un monde qui veut s'améliorer ». Il s'agit donc de redonner aux enfants la place de premier plan qui leur revient, tant il est vrai que ce n'est qu'à travers eux que nous pourrons continuer à exister intacts, demain. Cette revalorisation du rôle de la jeunesse passe par l'éducation artistique, qui devient, pour chacun, un moyen de développer son aptitude à s'exprimer à sa capacité de résistance critique face à tout modèle culturel imposé.

Mais comment l'éducation artistique peut-elle contribuer à redéfinir une société en pleine mutation? L'identité de chaque individu est formée de la compréhension et de l'assimilation des éléments appartenant à son propre mode de vie. Au sein de ce processus, l'art à un rôle de premier plan, car il contribue à la connaissance du monde qui nous entoure. Elément essentiel de la construction de soi et d'échange avec l'autre, l'éducation artistique permet à chacun de découvrir et de construire son identité et son rapport au reste du monde.

A cet égard, lors d'une conférence, en décembre 2000 sur le thème de l'éducation artistique pour tous, Catherine Tasca, ministre français de la Culture, rappelait la nécessite d'une action à deux niveaux: « l'assimilation de l'héritage culturel », dans un premier temps, puis « la découverte de la force et de la diversité de la création, dans un deuxième temps ». Lorsqu'elle est effectuée dès le plus jeune âge, cette prise de conscience éclairée conduit à la protection et à la transmission d'un héritage collectif immatériel, immémorial, et plus précieux que tous les eldorados de béton. « Créer, c'est se souvenir », dit le dramaturge français Daniel Besnehard. « La mémoire est au cœur de l'art. Elle est son instrument et sa matière première ». Mais créer, c'est aussi se préserver, et un enfant qui s'exprime, c'est un morceau du Liban qui se cicatrise et se reconstitue doucement.

Parallèlement à une démarche identitaire, cette action artistique dynamique vise également à enrichir la vie des enfants, qui baignent aujourd'hui dans un environnement monochrome et uniforme, défiguré par un urbanisme sauvage et incontrôlé. En leur offrant la possibilité de communiquer avec les autres et de s'exprimer sur eux-mêmes, le champ des expériences culturelles est élargi, et la mise en place d'un environnement stimulant est assurée. Un processus bénéfique à plusieurs niveaux, car il favorise le développement de la créativité et de l'imagination, la prise de conscience et le renforcement de l'expression personnelle, ainsi qu'une connexion accrue avec soi et avec les autres. Cet apprentissage passe par une initiation graduelle à la pratique artistique, selon un parcours précis, dont le cheminement oscille entre la création, d'une part et, d'autre part, la référence ponctuelle à l'histoire de l'art, réservoir culturel collectif d'une valeur inestimable.

Parallèlement à ce dispositif d'intervention éducatif, d'autres mesures seraient également souhaitables, parmi elles:

. L'aménagement par l'Etat d'espaces publics en plein air, au sein des nouvelles structures urbaines.
. La création et la mise à disposition d'espaces d'art et de culture pour la diffusion du patrimoine national et mondial. Ce dispositif d'intervention inclurait notamment la mise en place de journées « portes ouvertes », ainsi que l'accès gratuit aux bibliothèques, musées, ou autres institutions culturelles.
. L'ouverture d'ateliers de pratique et d'expression artistique (musique, théâtre, arts plastiques, photographie et design, architecture et patrimoine architectural).
. L'organisation de rencontres entre les artistes et les jeunes, par le biais d'un partenariat avec les galeries d'art contemporain, etc...

Une telle politique de valorisation et de renforcement de la place des enfants, forces vives de demain, est plus que nécessaire dans un pays comme le Liban, déchiré entre un passé lointain dont il n'existe plus que de trop rares vestiges, une histoire récente dont il n'a pas fini de payer le prix, et une conjoncture actuelle difficile, où il occupe, à la fois, la place du prisonnier et celle du bourreau.

Joanna Rizk - numero 3, 2001