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Articles et extraits sur l'artiste Chafic Abboud

Chafic Abboud au Liban
Rétrospective au Beirut Exhibition Center, du 8 mai au 8 juillet 2012

Shafic Abboud par Nadine Begdache

Shafic Abboud faisait partie du cercle des intimes de ma mère, Janine Rubeiz. Il a été, malgré son exil, présent dans ma vie, dès mon plus jeune âge. A chacun de nos séjours à Paris, nous nous retrouvions pour déjeuner au Chalet du Parc, son bistrot favori.

C’est à lui que j’ai eu recours, à la suite du décès de Janine, pour avoir conseil et soutien quant à la création de la Galerie Janine Rubeiz. En 1993, il me fit la surprise de peindre douze temperas, chacune relatant une histoire ou un souvenir personnel avec elle. L’une évoquait Dar el Fan, l’autre une opaline qu’il lui avait cassée, … Ce fut Pour Janine, le lancement de la galerie en hommage à ma mère, avec ses autres grands amis, Yvette Achkar, Amine El-Bacha, Jamil Molaeb, Aref Rayess.

Par la suite, il fallait le réconcilier avec Beyrouth. Il répétait sans cesse : Pour moi, Beyrouth, les expositions, tout ça, c’est terminé ! Finalement, en décembre 1994, il finit par vaincre ses appréhensions et entreprit le voyage du retour, après 17 années d’absence.

Son séjour suivant fut une sorte de renaissance. Du nord au sud, de la côte à la Békaa, il sillonna le pays, à bord des ‘bosta’ aussi populaires que folkloriques. Tu te rends compte ? 3000 LL pour faire le tour du Liban ! disait-il, aussi excité qu’un enfant. C’est alors qu’il réalisa ses dernières peintures libanaises, imprégnées par la lumière et l’ambiance des lieux qui l’ont marqué : Les Saints Balèches, Le Paradise (Jbeil), Une certaine lumière, La fabrication du tapis, … L’exposition de Mai 1999 allait être une révélation de joie, de couleurs, de bonheur.

Shafic était heureux de ses retrouvailles avec son pays, ses amis. Heureux aussi de sa vie à Paris et à la campagne, dans ce second pays qui l’avait adopté. Malheureusement, alors que nous préparions une troisième exposition, sa santé a brusquement décliné et il nous a quittés, trop vite. Huit ans après, cette rétrospective s’impose pour rendre hommage à cet immense peintre et ami.

Shafic Abboud par Saleh Barakat

J’ai eu la chance de connaître Shafic Abboud, brièvement, mais suffisamment pour m’imprégner de lui et d’apprécier son étoffe de grand seigneur. Il a laissé son empreinte, tel un mentor, sous forme de conseils et de recommandations, ceux qu’on comprend, un peu plus, chaque jour. Ma collaboration à cette exposition est un acte de respect à Shafic Abboud, un hommage au « maître ». Il était grand temps que Shafic Abboud reçoive l’hommage qu’il mérite dans son pays, et que le public Libanais, surtout la nouvelle génération, connaisse son œuvre comme il se doit de connaître l’œuvre d’un artiste qui a marqué l’histoire de la peinture libanaise.

Après quelques années de battage médiatique autour de l’art contemporain, il y a eu récemment une prise de conscience à propos de l’importance d’archiver, conserver, réinterpréter et promouvoir la période moderne de l’art libanais (1880-1980). L’exposition de Shafic Abboud au BEC s’inscrit dans une série de rétrospectives braquant les projecteurs sur des artistes établis au Liban et dans le monde arabe, mais dont l’œuvre reste malheureusement assez mal connue auprès du grand public et des conservateurs internationaux, vu l’absence de musées et de galeries nationales. Ces rétrospectives sont toutes aussi importantes pour faire connaître au public local, régional et international, la qualité et la diversité de la production moderne libanaise, dans l’espoir de l’inscrire finalement dans l’Histoire de l’art. Pour comprendre l’importance de Shafic Abboud, il faut bien le voir et s’imprégner de sa lumière et de sa douceur.

Cette exposition est la célébration d’une carrière exemplaire d’un grand peintre et de son héritage fécond, traçant son évolution durant six décennies de travail et d’engagement intellectuel ininterrompus. Choisies minutieusement, les œuvres exposées montrent la continuité et les transitions de Shafic Abboud, depuis les années académiques jusqu’à sa mort, dans la diversité de leurs sujets, styles, media et vocabulaire visuel. Son langage a contribué à la fondation d’une modernité arabe, laissant ses marques indélébiles sur la scène artistique et sur des générations d’artistes.

Scénographie de l’exposition par Karim Bekdache

Donner à voir le travail de Shafic Abboud imposait la création d’une scénographie spécifique. Il ne s’agit pas dans ce cas de juxtaposer des œuvres d’une manière intelligente. La lecture du travail de ShaficAbboud doit se faire avec un recul limité. Les œuvres ne doivent pas se succéder linéairement en enfilade. Elles doivent pouvoir être regardées séparément, par groupes de 2 ou 3 tout au plus.

J’ai rencontré Shafic Abboud dans son atelier en 1987. Nous avons partagé un déjeuner dans son appartement situé au-dessus. Après le café, il retourna rapidement au travail. Dans cet atelier long et étroit, étonnemment petit, et dans lequel il produisait de très grands formats, sans aucun recul.

Des tableaux qui ne sont autre à mes yeux que des paysages vus d’avion. Des images satellites, dessinées le nez collé à la toile. Cette exposition respecte cette distance, en laissant au visiteur la liberté de parcours mais en favorisant un certain point de vue : à 3 mètres de la toile, sans tout regarder ensemble, de manière à mieux apprécier ce travail unique.

Prélude par Claude Lemand

J’ai une grande admiration pour l’œuvre de Shafic Abboud et une fidèle affection pour sa personne. Je suis heureux et fier d’avoir publié sa première monographie, préparé et organisé sa première rétrospective à Paris, avec le soutien de la Succession Shafic Abboud et d’un petit nombre d’amis et d’amateurs. J’ai initié sa rétrospective à Beyrouth, réalisée par Nadine Begdache et Saleh Barakat, qui sera l’occasion de montrer aux visiteurs et à toutes les générations de Libanais la richesse de ses peintures dans les collections libanaises mais aussi, grâce aux oeuvres prêtées par sa fille Christine, de faire connaître d’autres aspects de la créativité multiforme de cet artiste : ses livres et son œuvre graphique, ses céramiques et terres cuites, ses tapis et tapisseries, ses projets de sculptures, ses séries de temperas, …

La Rétrospective de Beyrouth nous permettra de rendre hommage à la clairvoyance, à la fidélité et souvent à l’amitié des principaux amateurs et collectionneurs libanais, qui ont accompagné Shafic Abboud tout au long de son aventure dans l’art et qui ont acquis ses œuvres à Beyrouth comme à Paris, souvent « Nageurs d’un seul amour » pour reprendre le titre d’un poème de Georges Schéhadé : Henri Eddé son premier amateur dès 1950, son amie d’enfance Janine Rubeiz, ses amis Samir et Odile Andraos, Farid Andraos l’ami de jeunesse et le plus grand de ses fidèles collectionneurs, Ghassan Tuéni l’écrivain, l’ami, le collectionneur et son premier éditeur, Sami Karkabi l’ami aux multiples talents, Antoine et Janine Maamari les amateurs fidèles et généreux à Beyrouth et à Paris, Gérard Khoury avec lequel il a réalisé de si magnifiques plats en céramique, Viviane et Robert Debbas qui ont réussi à rassembler patiemment et passionnément un ensemble vaste et représentatif de sa peinture, Cesar Nammour, Joseph Gholam auquel il témoignait de l'amitié et une totale confiance, les Hatem, Selouane, Khalidy, Bocti, El-Khalil, Mikati, Baroudi, Saradar, Abou Adal, ... sans oublier les personnes qui ont fait un effort certain pour acquérir ne fut-ce qu’une seule de ses peintures et la nouvelle génération des quadras investisseurs dynamiques et passionnés par la constitution d’importantes collections privées et les nombreux amateurs qui ont préféré rester anonymes et ceux qui, à l’occasion d’une exposition ou d’une conversation entre amis, nous surprennent par la richesse de leurs trésors cachés ! Il faut saluer particulièrement l’engagement de la Banque Audi et de son président, grand mécène en faveur de l’art et de la culture au Liban, et mentionner le Beirut Exhibition Center, nouvelle réalisation de Solidere.

La rétrospective de Beyrouth sera aussi l’occasion de rendre hommage, à côté des galeristes français et européens, aux principaux galeristes libanais qui ont exposé l’œuvre de Shafic Abboud et assuré sa promotion : Janine Rubeiz qui dès 1964 lui réalise une exposition personnelle, avant l’ouverture de sa célèbre galerie Dar el-Fan, Brigitte Schéhadé et son Centre d’art, Odile Mazloum, Manoug et son studio, le trio de la galerie Contact Waddah Fares, Cesar Nammour et Mireille, puis viendront les galeristes de la nouvelle génération : Nadine Begdache qui reprendra le flambeau de Janine, Amal Traboulsi, Saleh Barakat, ...

Le rôle des critiques d’art a été tout aussi important pour la reconnaissance et la diffusion de son œuvre, en France et en Europe, au Liban et dans le Monde arabe. Il est naturel de remercier à nouveau les écrivains et critiques d’art libanais qui l’ont accompagné tout au long de ses expositions à Beyrouth et à Paris : Salah Stétié, Nazih Khater, Joseph Tarrab, Adonis, Issa Makhlouf, Charbel Dagher, Roula Zein, Pierre Abi Saab, … Et depuis 2011, Carole Dagher en Français, Inaam Kachachi en Arabe, et d’autres encore.

Que les amis, les amateurs, les écrivains et les galeristes libanais qui ne sont pas cités me le pardonnent. Cet oubli est de mon fait, car je ne suis que le dernier de ses galeristes, éditeurs et fervents collectionneurs. C’est l’œuvre de Shafic Abboud qui me rattache encore au Liban, pays qui a brisé ma jeunesse comme celle de dizaines de milliers de libanais. Mais nous restons attachés à notre pays, idéalisé à la manière de Shafic qui avait intitulé en 1982 son projet d’une exposition à Beyrouth d’une trentaine de temperas, malgré la guerre qui y faisait rage, Souvenirs de l’Enfance. Images d’un Liban.
Je souhaite de tout cœur que ces initiatives ne suscitent ni jalousie ni mauvais sentiments, mais l’émulation et la solidarité parmi les collectionneurs, les amateurs et les mécènes libanais de partout, ceux du Liban et ceux de la Diaspora. Je souhaite de tout cœur que les Libanais se rassemblent autour de leur patrimoine ancien et contemporain et renoncent définitivement à leurs rivalités ancestrales de tribus et de clans prêts à se vendre aux puissances étrangères les plus offrantes pour s’entretuer sur le sol de la patrie.

Publications disponibles à Beyrouth et à Paris:

1. Shafic Abboud. Monographie. Textes en Français. Editions CLEA, 2006, Paris.
2. Shafic Abboud. Monographie. Textes en Anglais. Editions CLEA, 2006, Paris.
3. Shafic Abboud. Catalogue de la Rétrospective. Editions CLEA, 2011, Paris.
4. Shafic Abboud. Cahier de la Rétrospective. 8 pages en Anglais, 2011, Paris.
5. Shafic Abboud. Catalogue de la Rétrospective de Beyrouth. Pour adultes.
6. Shafic Abboud. Catalogue de la Rétrospective de Beyrouth. Pour enfants.

Shafic Abboud par Claude Lemand

Shafic Abboud est le plus grand peintre libanais et parisien de la seconde moitié du XXème siècle. Son œuvre est un manifeste pour la liberté, la couleur et la lumière, une passerelle permanente entre la France et le Liban, entre l'Europe et le Monde arabe. Il était très attaché au Liban, ses paysages, sa lumière et à ses souvenirs d’enfance. Il était de culture libanaise, arabe et moderniste, imprégné dès sa plus tendre enfance par les récits de sa grand-mère, la conteuse du village, par les récits et les images véhiculés par les conteurs ambulants, par les coutumes et la culture populaire des villages du Mont Liban. Son regard a été influencé par les icônes et les rites byzantins de son église, qui exaltent et chantent la résurrection et la transfiguration du Christ, contrairement à la tradition catholique romaine qui magnifie plutôt la Passion et la souffrance salvatrice. Plus tard, sa formation intellectuelle sera marquée par les écrits, les débats, les luttes et les idéaux qui ont accompagné la Nahda arabe, cette Renaissance moderniste et anticléricale dont certains éminents promoteurs étaient des écrivains et penseurs libanais.
Né au Liban en 1926, il arrive à Paris en 1947 et s’intègre parfaitement à sa vie artistique, comme les très nombreux artistes venus du Monde entier après la Seconde Guerre mondiale (d’Amérique du Nord et du Sud, d’Europe, d’Asie et d’Afrique du Nord) et qui constituent la seconde grande vague migratoire vers Paris, qui était encore la Ville lumière et la première destination des futurs artistes qui recherchaient la modernité, incarnée par le dernier Monet et par tous les grands artistes parisiens qui ont fait le XXème siècle. Shafic Abboud eut une nette préférence pour la peinture de Pierre Bonnard, Roger Bissière et Nicolas de Staël. Sa première exposition personnelle de peintre figuratif eut lieu à Beyrouth en 1950 et sa première exposition de peintre abstrait en 1955 à Paris. Au fil des saisons et par légers glissements, sa peinture évoluera de la Figuration poétique libanaise à l’Abstraction lyrique parisienne, puis de l’Abstraction à une forme subtile et sublime de Transfiguration abboudienne, qui est à la fois ancienne et moderne, païenne et sacrée.

Comme tout créateur, Shafic Abboud était complexe et multiple. Il savait profiter des joies simples de la vie : bien manger, boire, aimer, être touché par une certaine lumière sur un paysage, un tissu, un visage ou le corps d’une femme. Sa vie fut aussi un combat constant avec lui-même, avec la peinture et avec l’extérieur, multiple lui aussi. Il doutait souvent et s’interrogeait sur la légitimité et la pertinence de son œuvre. Mais, par pudeur, il ne parlait que de ses moments de bonheur, de ses rapports amoureux et jouissifs avec la peinture. Je lui disais un jour que l’accrochage de ses peintures dans ma galerie me mettait dans un état de grande euphorie jubilatoire et que je me mettais à fredonner des chansons libanaises et arabes de ma jeunesse. Il m’avait répondu que lui aussi chantait souvent en arabe dans son atelier.

Son œuvre est souvent une invitation à la joie et au bonheur de vivre, un hédonisme païen, tempéré par notre condition humaine si fragile. Ceci n’empêche pas la force tragique de certaines de ses oeuvres, avec des références légères ou évidentes aux circonstances difficiles de telle ou telle période de sa vie ou de celles de ses amis, du Liban, du Monde arabe et de tragédies dans diverses parties du monde. Certes, il n’a jamais mis en avant ses engagements, mais son œuvre et ses entretiens avec la presse arabe témoignent de ses opinions et de sa grande sensibilité politique et sociale.

Avec les autres artistes, il était naturellement aimable. Il encourageait les jeunes et, contrairement à la plupart des artistes du monde, je ne l’ai jamais entendu dire du mal d’un autre peintre : s’il n’estimait pas l’œuvre d’un artiste, il préférait se taire plutôt que de le descendre. Il était sûr de sa propre valeur, mais il était discret, ne recherchait pas les medias, ne faisait pas la cour aux gens de pouvoir ou aux conservateurs des grands musées. Il était heureux de vendre ses toiles, mais tenait à laisser monter naturellement sa cote et sa notoriété.

Shafic Abboud n’est pas le peintre d’une seule image, répétée en stéréotype et en multiples variations. Son œuvre est savante et réfléchie, son travail acharné. Il est en permanente recherche : il expérimente, se réjouit de trouver, doute et se remet en question. Mais il reste fidèle aux diverses facettes d’une thématique constante : les Saisons, les Fenêtres, les Ateliers, les Chambres, les Nuits, les Cafés engloutis, les temperas sur le Monde de l’Enfance, les temperas des Poètes arabes anciens, les Robes de Simone, …

J’ai qualifié de transfigurative son oeuvre de la maturité, car c’est le terme qui me parait correspondre le mieux à sa recherche de synthèse entre son monde enchanté de l’enfance et sa maîtrise technique de la peinture abstraite parisienne. Stimulé par Bonnard et de Staël, il voulait dépasser cette peinture, lui donner une âme personnelle et une pâte riche et lumineuse : donner à voir en peinture les visions multiples, intimes ou éclatantes, de ses mondes intérieurs et extérieurs. Il transfigure en peintures des images qui avaient déjà traversé les filtres de sa mémoire. C’est ainsi qu’il peint en 1990 Les Cafés engloutis, vastes compositions colorées et lumineuses d’une réalité tragique : la destruction par la guerre du Liban des cafés du bord de mer à Beyrouth, qu’il adorait fréquenter seul ou avec des amis au cours de ses séjours annuels en hiver jusqu’en 1975. Il a de même transfiguré en 1997 en toiles printanières le souvenir de Simone, une amie qui l’émerveillait par les tissus chatoyants et variés de ses robes, au-delà de sa mort. Shafic Abboud n’était ni pratiquant ni croyant d’aucune religion, mais il a été très influencé dans son enfance par la splendeur de la liturgie byzantine gréco-arabe. L’art triomphe de la mort, ne fut-ce que symboliquement.

Qu’il me soit permis de rappeler ici l’importance de cet artiste. Très tôt, la critique française, libanaise et arabe a reconnu la qualité de sa peinture. En 1953 à Paris, il est le premier artiste arabe à réaliser des livres de peintre, en eaux-fortes pour Le Bouna et en sérigraphies pour La Souris, le premier et seul artiste du Monde arabe à participer en 1959 à la Première Biennale de Paris. Au Liban, dans les années 1950-70, il fut l’un des acteurs majeurs de la vie culturelle et artistique de Beyrouth, ville lumière de tout le Proche-Orient arabe, qui a connu de très riches heures de liberté, de créativité, de prospérité et un art de vivre qui ont fait sa réputation internationale. Jusqu’en 1975, il avait l’habitude de passer les trois mois d’hiver au Liban : il enseignait à l’Université Libanaise et organisait une exposition personnelle dans l’une des meilleures galeries de la ville. Il a exposé jusqu’en 1968 avec les plus grands noms de la scène parisienne et participé à la FIAC dès 1983. En 1994, son exposition à Beyrouth après 15 années de guerre fut un triomphe médiatique et commercial. A sa mort en avril 2004, après un adieu amical émouvant organisé au Parc de Montsouris, à proximité de son petit atelier, il reçut un accueil triomphal à Beyrouth et dans la Montagne du Liban, où il est enterré selon son souhait.

Itinéraire par Christine Abboud

1926-1944

Shafic Abboud est né le 22 novembre 1926 à Mhaidsé, village grec orthodoxe de la montagne libanaise situé à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Beyrouth. Les racines de sa famille sont profondément rurales, mais son père Boutros tient à Beyrouth un commerce assez prospère et sa mère Emilie, issue de la petite bourgeoisie, a pu suivre des études. Shafic est l'aîné de sa fratrie, il a un frère, Sami et une soeur, Sonia.
Le temps de l'enfance restera un moment enchanté. Les souvenirs d'une grand-mère conteuse du village, d'un grand-père paysan mais aussi poète-illustrateur, la lumière, les cabanes dans les arbres, l'iconographie melkite ; ce qu'il nommera plus tard « les années de l'oiseau » ne va cesser de nourrir son imaginaire.

Durant son adolescence, Shafic Abboud est l'élève des Frères à Beyrouth, tout à la fois studieux et indiscipliné. Très tôt occupé de peinture, il fait à 15 ans une rencontre déterminante avec le peintre libanais post-impressionniste César Gemayel.
En 1944, son père l'inscrit à l'École Française d'Ingénieurs de Beyrouth, il s'y morfond deux ans. Parlant de cette époque, il dira : « (...) la peinture me ravageait de plus en plus et ce que je faisais d'autre me devenait indifférent. Il y a toujours un peu de folie dans ce que l'on entreprend et certainement une fêlure quelque part... » Revue du Liban, 4 mars 1972.

Il abandonne ce cursus et s'inscrit à l'Académie Libanaise des Beaux-Arts, l'ambiance y est exaltée mais l'enseignement se révèle vite trop académique pour lui. Il décide de quitter le Liban.

1947-1950

Shafic Abboud arrive à Paris en octobre 1947, il a vingt ans, muni pour tout bagage de deux lettres de recommandation du poète Georges Schéhadé, destinées aux critiques d'art Georges Besson et Jacques Lassaigne, et d'une pension dérisoire que son père, tout à fait hostile à ce projet, lui assure temporairement.

Il vit dans un meublé de la rue Saint-André des Arts ; il est passionné. Il fréquente l'Ecole des Beaux-Arts en parallèle de l'Académie de la Grande Chaumière et des ateliers d'André Lhote, Jean Metzinger, Othon Friesz et Fernand Léger dont il suit les corrections. Il découvre sans cesse de nouvelles approches picturales, les discute et se lie d'amitié avec d'autres jeunes peintres étrangers, tels Moser, Lindström, Raza, Istrati, Pougny, ...

Il est de retour au Liban à l'automne 49 mais très vite le besoin de repartir s'impose comme une évidence. Des allers et retours réguliers scanderont sa vie entière, une dualité tantôt sereine tantôt corrosive. Il travaille et présente en décembre 1950, grâce au soutien du peintre français Georges Cyr, sa première exposition personnelle à Beyrouth ; son travail est encore figuratif.

1951-1954

En mars 1951, il a réuni la somme nécessaire pour payer son voyage et subsister quelques temps à Paris. Il s'installe dans un petit atelier à côté du parc Montsouris, s'immerge dans la vie intellectuelle et artistique et reprend son étude auprès de Lhote, Metzinger, Friesz et Léger. Il s'inscrit à l'Ecole des Beaux-Arts et suit cette fois des cours de technique graphique auprès de Heuzé, du lithographe Jaudon, et de Goerg dans l'atelier duquel il grave Le Bouna, premier livre d'artiste créé par un peintre arabe.

Après trois années de grande précarité financière (il est barman à l'Abbaye de Royaumont, il trouve des chantiers de peinture grâce au peintre Selim Turan, …), il obtient un contrat avec le groupe de collectionneurs Baralipton.

Il s'affirme comme peintre, glisse de façon résolue vers l'abstraction, est de tous les débats organisés par Estienne et Degand, voyage beaucoup et visite jour après jour expositions et musées.

1954 marque un tournant : il rencontre le critique d'art Roger van Gindertael, co-fondateur de la revue Cimaise et l'un des premiers à avoir écrit sur de Staël ou Hartung et qui défend de nombreux peintres comme Nallard, Gauthier, Bissière, Lanskoy, Bryen, ... Une relation essentielle, d'amitié et de travail, s'initie.

1955-58

Soutenu par Gindertael, Shafic Abboud présente en février 1955 sa première exposition parisienne à la Galerie de Beaune. Il est invité au Salon des Réalités Nouvelles, participation qu'il va maintenir tout au long de sa vie, devenant quelques années plus tard membre du comité.

Cette période est assombrie par le décès de son père en mars 57, mais les expositions collectives se succèdent à Paris dans les galeries Iris Clert et Suzanne de Coninck et à l'étranger dans les biennales de Lissone, Düsseldorf ou Essen.

1959-63

Quatre temps forts confirment sa place de peintre en 59. Deux expositions personnelles importantes, l'une à Paris à la Galerie La Roue animée par Guy Resse et l'autre à la galerie Domus de Beyrouth.

Il est invité à la Première Biennale de Paris, dans la section française « choix des jeunes critiques » que sont Boudaille, Conil-Lacoste, Descargues, Ragon, Restany, Weelen et Taillandier.

L'année s'achève par la signature d'un contrat d'exclusivité avec la Galerie Raymonde Cazenave. Cette collaboration de quatre années va s'avérer très fructueuse mais aussi atrocement difficile, tant les clauses de l'accord sont contraignantes. Sa relation aux marchands en restera modifiée à jamais. Plusieurs expositions particulières sont organisées et, lorsqu'elles sont collectives, il expose aux côtés de Bryen, Hartung, Dumitresco, Lanskoy, Villon, Estève, ...

Il a rencontré quelques années plus tôt, par l'intermédiaire de son ami le plus proche, le compositeur André Boucourechliev, Nicole de Maupéou, jeune sociologue qui travaille avec Alain Touraine. Ils se marient en 1961 et élèvent ensemble Dominique, la fille de Nicole, née d'une première union, puis Christine qui naît en 1962.

Années de voyages encore, il éprouve le besoin d'aller parfaire sa formation de lithographe en Allemagne. Son intérêt pour les techniques de l'estampe va aller grandissant, il s'achètera bientôt une presse afin de réaliser ses propres tirages, il va graver le cuivre, le lino, le zinc, dessiner sur la pierre, ... Il travaille chez Mourlot et dans les plus prestigieux ateliers, multiplie les séjours en Hollande et en Belgique où il est artiste en résidence dans des centres d'art.

Cet attachement à la production de "multiples" est intimement lié à son amour du livre. Il illustre des recueils du poète Adonis, des récits picaresques de la tradition orientale Maqamat Al-Hariri, produit seul Le Bouna, La souris, Hamacs, Le Livre de la Difficulté et du Bonheur, et aura toujours un projet en cours.

1964-1968

La fin du contrat avec la galerie Cazenave l'apaise mais le confronte à de nouveaux problèmes financiers. En 1965, il est de retour à la Galerie La Roue pour une exposition personnelle ainsi qu'au Centre d'Art Contemporain de Beyrouth. Sa peinture se modifie, un nouveau dialogue avec la figuration transparaît.

Il expose beaucoup, en Allemagne, Algérie, Danemark et en Hollande avec Debré, Karskaya, Messagier, Miotte, Moser, Nallard et Rebeyrolle, avec lesquels il tente de créer un groupe d'artistes. Il participe aux Salons Schèmes et Comparaisons.

Avec Karskaya, artiste qui deviendra une grande amie, ils déclinent en 67 une série de portraits Connus-inconnus, puis ils réalisent pendant les événements de mai un travail à quatre mains Cousus-mains, une collaboration qui ne se reproduira avec aucun autre artiste.

Le Musée des Beaux-arts de Paris et l'Etat (CNAC) font l'acquisition de deux de ses oeuvres.

1969-1975

A partir de 1969 et jusqu'au début de la guerre civile du Liban en 1975, il enseignera durant un trimestre par an à l'Ecole Nationale des Beaux-arts de Beyrouth. C'est en France ensuite qu'il sera professeur jusqu'en 1992.

Il s'achète un petit atelier toujours dans le quartier du parc Montsouris, voyage en Belgique et en Hollande et rencontre Michèle Rodière qui deviendra sa future compagne.
Mais cette période est aussi marquée par une grande souffrance psychique, ses interrogations sur sa capacité à poursuivre un travail de peintre le tourmentent sans relâche ; sa vie personnelle est tout aussi déchirée et, en octobre 1973, il tente de mettre fin à ses jours.

Il ne cesse pourtant de travailler. Ses grandes expositions ont lieu au Liban, chez Janine Rubeiz, à la Galerie Manoug, au Centre d'Art dirigé par Brigitte Schéhadé, mais aussi en France à la Galerie Protée de Toulouse ou à Amsterdam à la Galerie de Boer.

1976-1980

Il entame une série d'expositions chez Brigitte Schéhadé qui ouvre une galerie à Paris, travaille avec la galerie Principe, reste fidèle à Protée et à de Boer.

Les galeries Jeanne Bucher et Ariel organisent une exposition « 65 peintres témoignent leur amitié à Roger van Gindertael ». Il s'implique beaucoup dans ce projet ambitieux.
Pourtant, ce qui frappe durant ces années, c’est le besoin impérieux et démultiplié d'investir ou de ré-investir de nouveaux supports de création. Il se consacre longuement à la tapisserie, sculpte puis mélange terre cuite, ficelles et cordes, revient à la lithographie pour illustrer ou éditer plusieurs livres. Il décore en 1979-80 une longue série de plats bleus réalisée avec Gérard et Marie Khoury. Puis il s'attelle pendant plusieurs mois à la réalisation d'un mur de 30 m2, assemblage de cuivre et de terre cuite, dans un centre sportif de la Ville de Paris.

1981-1990

1981 marquera son retour au Liban après une interruption de cinq ans due à la guerre. Puis vient une année de deuils : il perd sa mère en février 1982, puis son « père spirituel » Roger van Gindertael meurt à son tour quelques mois plus tard.

Pendant un temps son travail se tourne vers l'enfance. Il reprendra un peu plus tard l'étude de l'arabe classique.

La revue Cimaise lui consacre en 1983 sa couverture ainsi qu'un dossier illustré accompagné d'un texte de Gilles Plazy. Son travail est exposé à la Fiac par la galerie Faris en 83, 84 et 88, qui lui organise deux expositions particulières. A la Fiac toujours, on le retrouve sur le stand de la galerie Protée en 83 et 86.

Il travaille à cette époque beaucoup de grands formats pour deux suites essentielles : Les Chambres et Les Nuits. La Galerie Faris propose une première rétrospective 1948-1998 de son oeuvre.

Il participe à des expositions à l'Institut du monde arabe, à Londres ainsi qu'au Danemark et poursuit son inlassable travail de lithographe.

1991-2004

Il visite à plusieurs reprises l'Italie, Venise, Rome, Florence ... Achète une maison dans la Nièvre.

La Galerie Janine Rubeiz organise en 1994 sa première exposition personnelle à Beyrouth, après une interruption de seize années de guerre. Il reste plusieurs semaines au Liban, va à Damas et Alep.

Sa petite-fille, Maïa, naît en 1996.

A Paris, il expose à la Maison de l'Unesco, à l'Institut du monde arabe et à la Galerie Protée.

La Galerie Claude Lemand organise très régulièrement entre 1997 et 2003 des expositions personnelles de son oeuvre.

Son ultime exposition personnelle au Liban a lieu en 1999 à la Galerie Janine Rubeiz.
En 1997, la maladie cardiaque qui va l'emporter s'était manifestée par une première crise violente, elle l'a affaibli de jour en jour. Shafic Abboud s'est éteint à Paris le 8 avril 2004. Il est enterré à Mhaidsé, son village natal.