Said Akl

Interview: A la rencontre de Saïd Akl - Rima Najm

Et puis ce fut le mercredi 29 juin 2011, date fixée pour le rendez-vous avec le grand poète national - Prestige Novembre 2011

Une date très importante. Je vais rencontrer le poète du Liban, après une période au cours de laquelle on s'était perdu de vue… Je vais lui présenter mes meilleurs vœux à l'occasion de son centième anniversaire. Cent ans revoulus, un siècle vécu et Said Akl garde toujours sa vivacité mentale. Nous roulons en voiture, l'éminent poète Georges Chaccour et moi, le long de la côte libanaise. Bifurcation vers les hauteurs, les zones montagneuses… La route est fluide au rythme de la poésie qui allait bon train, des souvenirs immaculés, de l'esprit préoccupe à se préparer pour la rencontre, et du feuillage frémissant d'envie d'entendre le temps et l'or en train de s'écouler. C'est Saïd Akl qui a dit: "Je suis créatif ou je ne le suis pas." Nous nous dirigeons à pied vers l'entrée. A peine franchi le seuil que parvient à nos ouies une symphonie poétique, une voix féminine au timbre doux et fin, récitant des vers. J'écoute… sidérée, je m'arrête devant la porte, sans sonner. Une femme récite un poème accompagnée par Saïd Akl en train de lire… Nous écoutons la poésie et jouissons de cet air mélodieux et plein de gaieté… une poésie qui émane de derrières la porte. Un instant passe, puis le silence s'installe. Je frappe à la porte. Madame Marie-Rose, une femme vénérable, nous ouvre la porte et nous accueille avec un sourire affable: c'est elle qui veille sur notre poète. Elle nous souhaite la bienvenue, nous entrons et nous souhaitons le bonjour à Saïd Akl.

Nous sommes en présence d'un homme centenaire, assis sur sa chaise, maître de la parole souveraine, l'homme énigme respire la fraicheur et la beauté, malgré son âge. A cela s'ajoutent la grandeur d'âme et l'élégance. Je contemple son visage, ses yeux bleus: c'est Saïd Akl, bien connu pour être un bel homme, captivant de grandeur et a la fierté toujours bouillonnante… Pour ceux qui le connaissent, il n'a pas beaucoup changé, les années l'ont paré d'un habit resplendissant. Il s'est rappelé très vite de moi. Le vénérable vieillard garde toujours une bonne mémoire: il m'a rappelé une précédente rencontre et a refait l'éloge de mon livre, le considérant comme une référence académique concernant le théâtre des Frères Rahbani, de Fayrouz et de tous ceux qui ont un quelconque rapport avec eux… Nous avons dialogué succinctement à propos de divers sujets. Après chaque réponse, il récitait des vers ayant trait au concept que j'avais évoqué: la philosophie, la science, la théologie, la liberté, la mère-patrie, les amis, la nature, le cèdre, le temps, la vie et l'éternité à laquelle il croit après son indéfectible croyance en un Dieu Grand et Tout-Puissant. Saïd Akl, au seuil de ses cent ans, règne toujours sur le trône de la poésie dans le Machreq et le Maghreb arabe. Semblable à un lys libanais répandant son arôme dans les jardins de la poésie universelle. Le jour de sa naissance à Zahlé, la poésie brillait déjà dans ses yeux et se déversait claire et bruyante comme l'eau qui se jette dans le fleuve Berdawni. La poésies s'est alors installée dans son cerveau ainsi que les mathématiques dans lesquelles il a brillé depuis sa tendre enfance. Il a été très intéressé par le jeu "Al Gamalia". Ne se contentant pas de choses faciles, il va chercher les difficultés tout au long des années… Je lui demande:

Pourquoi les choses difficiles? "Le difficile représente la beauté puisqu'il étonne et incite le cerveau à l'effort. Il est une créativité géniale et un exercice de l'esprit." Et puis de sa voix qui touche les profondeurs, le voilà qui se rend maitre d'un festival poétique dans lequel nous ne sommes que trois auditeurs. Il poursuit: "La beauté est une sculpture dans le marbre laquelle est à son tour la sculpture d'une lumière sur le front du temps. Une créature à partir du néant." C'est une création à nulle autre pareille. La difficulté constitue la limite de la créativités. La poésie est une lutte intellectuelle, un défi, une composition musicale telle une symphonie. C'est comme si l'on déverse les termes d'une langue dans les moules de la beauté. A cent ans, Saïd Akl écrit l'histoire de la poésie, un parcours de vie, depuis qu'il était enfant jouant sur les rives du célébré fleuve Berdawni, jusqu'à ce que l'homme soit devenu une référence de la civilisation libanaise.

Vous avez vécu vingt ans à Zahlé. Quels sont les auteurs contemporains que vous avez connus? "Fouad Ephrem el Boustani, Abdallah el Alayli, Ahmad Chawki, Elias Abou Chabké, Salah Labaki, Amine Nakhlé, Youssef Ghossoub, Béchara el Khoury, Chebli el Mallat, et Omar Fakhoury qui vouait une grande admiration et beaucoup d'estime pour mes œuvres. Je lui disais constamment que mes écrits étaient destinés à être lus par Shakespeare. Parmi les auteurs que j'ai connus, il y a Khalil Moutran."

Quand avez-vous decidé de résider à Beyrouth? "Après avoir perdu toute sa fortune en 1927, perte due à une mauvaise gestion de la part de mon père, nous étions, mon frère aîné Akl, mes sœurs Haifa et Lamiaa et moi le benjamin, incapables de poursuivre nos études. En ce temps-lé, je rêvais d'une spécialisation en génie vu que j'étais particulièrement brillant en mathématiques plus que toute autre matière. Mes professeurs m'ont poussé à intensifier et à approfondir mes études de la langue arabe et française. Je me suis décidé à faire une carrière brillante en littérature une fois mes études scolaires terminées. J'étais en première année secondaire. J'ai alors fréquenté la bibliothèque de Zahle qui appartenait à l'époques à un officier français. Je me suis adonné à la lecture, puisant dans la littérature mondiale, le chinoise, indienne, perse et phénicienne. J'ai fait des études approfondies de littérature arabe, y compris l'égyptienne, la grecque et la latine… ainsi que la littérature européenne moderne. J'ai enrichi mes capacités en puisant dans la culture et les connaissances parce que j'ai décidé de ne pas m'installer à Beyrouth avant d'être fin prêt. Il en fut ainsi. Les poèmes que j'avais composés et qui avaient été publiés de façon éparse avant d'être rassemblés dans le livre intitule "Randala", sont parvenus aux ouies de poètes jouissant d'une grande envergure tel Salah Labaki, qui m'avait dit lors de notre rencontre en 1922 à Zahle: "Après toi, nous devrions ne plus écrire." "J'ai alors effectué une délocalisation vers Beyrouth où j'ai plongé dans l'ambiance de ses milieux culturels. Je me suis établi à la rue Abdel Wahab el Inglizi, partageant mon temps et mon séjour entre Zahle et Beyrouth." Tels furent les débuts de Said Akl. Il symbolise donc la culture et la civilisation du Liban. Bien plus, il représente l'esprit libanais. A partir du moment où il s'est mis à fréquenter le verbe, il est tombé sous le charme de la beauté, des sciences, de la philosophie et de la théologie à tel point que la poésie est devenue pour lui un problème mathématique. Ce qui était à son avis une richesse est devenu une obsession, l'obsession de la créativités. Et le voilà donnant des conférences sur le rôle apostolique du Liban, évoquant les "Baalbeckates" qui sont les "étapes" dans l'histoire de la civilisation mondiale du Liban.

Passion de la poesie et de la grandeur du Liban

Saïd Akl a également établi un programme pour l'édification d'une patrie-nation. Une patrie à la hauteur de son destin, capable de s'imposer et de cultiver un patriotisme humain, et de contribuer à la civilisation des peuples. A partir de là, on comprend sa passion de la grandeur du Liban. Car le Libanais, selon Saïd Akl, à le droit à l'existence, le droit à l'appartenance et à l'autodétermination. Le Liban, malgré sa petite superficie, peut s'enorgueillir d'être grand par son ambition d'atteindre le summum de la connaissance.

Malgré le fait que la poésie de Saïd Akl englobe des monuments de marbre patriotiques, il n'en demeure pas moins que quatre recueils, fruit d'un riche parcours, couronnent son œuvre. Ce sont les pièces "Bint Yaftah" et "Cadmos", son long poème "Al Majdaliya" Outre "Achtarim", la pièce qui a été écrite en dialectal et lettres latines et qui n'a pas été publiée. Fouad Ephrem Boustani a dit à propos de la pièce "Yaftah": "Comparé aux grands poètes d'Athènes, de Rome et de Paris, Saïd Akl a réussi à introduire la tragédie dans la poésie arabe." Quant à la pièce "Cadmos", c'est à Said Akl qu'on doit ce long et merveilleux prologue, considéré comme le code libanais de la civilisation, de l'histoire et de la littérature. Au même rang de ces deux pièces, figure le poème "Al Majdaliya", fruit de la trilogie de l'esprit grec, la beauté et la valeur des sujets traités et la pensée. Et que dire alors de la pièce "Achtarim"! C'est une épopée composée de 3000 vers autour de la civilisation philosophique et théologique libanaise… Elle représente aussi un défi à Shakespeare et Goethe. Venant aux vers galants de Said Akl, ou plutôt à la poésie de la femme, si l'on peut dire, le recueil de "Randala" résume toute l'œuvre poétique qui l'a suivi. Nombreux, ces noms des bien-aimées, tels que Randala, Dalza, Nianara, Nallara, Ringan et autres figurent dans l'œuvre de notre poète de l'amour, n'empêche que la femme demeure unique… Saïd a écrit des vers galants dans l'absolu. Il se peut qu'il n'y ait aucune amoureuse, comme la bien-aimée peut aussi bien être l'idée qu'il désire exprimer, ou encore elle peut être elle-même le poème… D’où sa parole: "Mes poèmes sur l'amour transmettent un message. Ils ne sont pas de simples idées ou paroles inspires de la femme…" Pour lui, la femme peut être l'impossible, l'absolue ou la nation. Saïd Akl est capable de sublimer la poésie de l'amour et de la faire parvenir au même niveau de la poésie arabe. Ses vers galants ne portent pas atteinte à la pudeur ni au goût. Ils ne renferment pas non plus des termes répugnants ou dénudés. A l'exception du poème "Nar", libidineux ou encore ce qu'on appelle la poésie nue ou le nu poétique. Comme s'il voulait insinuer qu'il est un homme en chair et en os et qu'il a des sentiments et des désirs…

Reste à nous rappeler et à rappeler que Saïd, le poète sportif et philosophe, renie les théories corruptrices de Freud et de Marx. De même, il répugne la musardise de Picasso qui appelle au désordre. N'empêche qu'il a de l'admiration pour Leonard de Vinci qui a donne les plus belles toiles et les créations colorées et lumineuses sublimes. N'a-t-il pas accordé les dimensions conformément aux normes scientifiques et mathématiques, flirtant tantôt avec les sentiments amoureux, tantôt avec les transfigurations spirituelles? La Joconde, n'est-elle pas une création inimitable, réussissant à montrer un sourire entaché d'appréhension, de tristesse et d'inquiétude? Ces trois dimensions ont pris onze ans de la vie de Leonard de Vinci. Saïd Akl dit: "Il y a une grande différence entre l'art et la mode. Je ne regrette aucune ligne de conduite, aucune opinion ou une prise de position…"

Ecrits méthodologiques à l'adresse de l'humanité

Le poète réfute le doute concernant ses sentiments envers les Arabes. Lui qui a loué La Mecque, Jérusalem, Damas, Bagdad… et qui répète: "Comment pourrais-je les haïr alors qu'ils m'aiment? Comment pourrais-je oublier leurs poètes brillants et les Lumières: Abou Tammam, Abou Al Alaa Al Maarri, Al Mutanabbi le poète des louanges, de l'élégie et de la satire?... Et les Akhtalein, Omar Abou Richa, Al Siyab et Al Bayati…" Ce passionné de la langue arabe qu'il a aussi combattue, a écrit un recueil "Al Zahab Qassida", dans la langue de Molière. Cependant, le souffle libanais se manifeste clairement bien que le style raffiné et pur ressemble à celui de Victor Hugo. Le poète sage analyse, se basant sur la logique. Il parle de la philosophie semblable à la fille née de la raison et de la science comme le fils des sens et de la théologie… A cent ans, Saïd Akl ne s'est jamais connu de limites. La poésie pour lui n'est que horizons et conquêtes que ce soit dans l'art du style et de la rhétorique ou dans le sens des mots, y compris dans les dimensions et les dissimulations. Ce qui a eu pour effet de rassembler autour de lui des dizaines d'étudiants venus découvrir le secret de ses écrits s'adressant à l'humanité en général et se caractérisant par une méthodologie surprenante. C'est ainsi que notre poète a voulu être à la dimension de l'univers: un aigle planant.

Et quand je l'ai questionné a propos de la liberté, il a regardé en direction du poète de la fierté Georges Chaccour et tous deux se mirent a déclamer des vers à un rythme grondant. A ce duo, Marie-Rose et moi-même nous nous joignîmes pour réciter les cinq vers de "L'Oiseau." Nous l'écoutons et des poèmes sont déclamés. Il disait: "Est-ce là la poésie de Saïd Akl?" Nous avons ri et en ces moments, Said Akl paraissait comme un vénérable enfant. Une heure, deux heures… nous sommes restés longtemps. Il a dit beaucoup de choses. J'ai essayé de plonger plus profondément, puis nous nous sommes remis à la lecture… et à la conversation- événement. Je me suis réjouie en rencontrant Saïd Akl et il s'est réjoui de ma rencontre. Une heure supplémentaire s'écoule en compagnie du "penseur mystère, et je suis restée inassouvie." J'ai senti que le grand poète était fatigué, ou bien il m'a semblé ainsi. La séance était intéressante, mais j'ai préféré me retirer, par respect pour le temps et les circonstances particulières du grand poète. Je l'ai quitté hantée par la présence du charmeur, gardant son image, des chansons composées de lignes avides et l'écho de sa poésie rare et singulière, ainsi que le rythme saccadant de sa voix. Je me suis surprise à réciter deux vers qu'il avait composés pour moi le jour où je l'ai visité à l'hôpital alors qu'il se soignait d'un malaise. A l'occasion de son centième anniversaire, nous disons: "Said Akl est un grand poète du Liban et dans le monde de la poésie. Il est une stature de notre histoire moderne, un maître de la rhétorique et un enseignant du siècle et des générations. C'est un poète visionnaire et patriotique. Il représente la poésie, le soldat et les valeurs. Saïd Akl, nous t'aimons. Saïd Akl, nous te saluons!"

Un extrait de l'introduction de son chef-d'œuvre "Cadmos":

"Du fait même de son héritage, le Liban sera un phare pour toute personne perdue, une école d'amour pour toute personne haïssante et un espace pour toute personne titulaire d'un droit se trouvant enfermée dans l'étroitesse de la terre."
"La pluralité des sectes et des rites sera pour lui une grâce acquise du fait de s'être longtemps exercé a être patient et un honneur à être le premier à concilier les choses. Grace à lui, les juifs apprendront à renoncer au racisme. De lui, l'Asie apprendra, non pas comment utiliser la machine, mais comment se joindre à la science qui a inventé la machine…
Son droit à la pérennité, c'est ce qu'il a bâti hier et sa reconnaissance du lendemain, une action et une détermination qui prouvent que le nationalisme n'est ni de l'égoïsme, ni un sectarisme vis-à-vis d'un voisin, ni le fait de haïr son prochain mais une pierre modeste qui contribue à forger l'unité." {Introduction de Cadmos, 1961.}