Amin Maalouf

Amin Maalouf: Quelques livres de l'écrivain

Les Echelles du Levant - Roman

"Echelles du Levant", c’est le nom qu’on donnait autrefois à ce chapelet de cités marchandes par lesquelles les voyageurs d’Europe accédaient à l’Orient. De constantinoples à Alexandrie, en passant par Smyrne, Adana ou Beyrouth, ces villes ont longtemps été des lieux de brassage où se côtoyaient langues, coutumes et croyances. Des univers précaires que l’Histoire avait lentement façonnés avant de les démolir. Brisant, au passage, d'innombrables vies.

Le héros de ce roman, Ossyane, est l’un de ces hommes au destin détourné. De l’agonie de l’Empire Ottoman aux deux guerres mondiales et aux tragédies qui, aujourd’hui encore, déchirent le Proche-Orient, sa vie ne pèsera guère plus qu’un brin de paille dans la tourmente. Patiemment, il se souvient et il raconte son enfance princière, sa grand-mère démente, son père révolté, son frère déchu, son séjour en France sous l'Occupation, sa rencontre avec sa bien-aimée fugitive, Clara, leurs moments de ferveur, d'héroïsme et de rêve ; puis la descente aux enfers.

Dépossédé de son avenir, de sa dignité, privé des joies les plus simples, que lui reste-t-il ? Un amour en attente. Un amour tranquille mais puissant. Peut-être, en fin de compte, plus puissant que l'Histoire.

Le Rocher de Tanios -Lire un extrait-

"Dans le village où je suis né, les rochers ont un nom. Il y a le Vaisseau, la Tête de l'ours, l'Embuscade, le Mur, et aussi les Jumeaux, encore dits les Seins de la goule. Il y a surtout la Pierre aux soldats; c'est là qu'autrefois on faisait le guet lorsque la troupe pourchassait les insoumis; aucun lieu n'est plus vénéré, plus chargé de légendes. Pourtant, lorsqu'il m'arrive de revoir en songe le paysage de mon enfance, c'est un autre rocher qui m'apparaît. L'aspect d'un siège majestueux, creusé et comme usé à l'emplacement des fesses, avec un dossier haut et droit s'abaissant de chaque coté en manière d'accoudoir - il est le seul, je crois, à porter un nom d'homme, le Rocher de Tanios.

Tel est le début de ce roman où le lecteur fera provision d'énigmes, d'émotions et de péripéties. On y rencontre, entre autres, un muletier savant, un cheikh prénommé Francis, une prostituée géorgienne, un patriarche que la Mort attend, embusquée derrière le fusil du consul d'Angleterre, et cette femme, Lamia, qui porte sa beauté comme une croix. On y rencontre, surtout, un jeune homme aux cheveux déjà blanchis, et qui devint par hasard ou par fatalité, le héros d'une étrange légende.

Le Rocher de Tanios est, enfin, un roman d'aventures et de fidélité. On y entend le bruit de ce Destin qui "passe et repasse à travers nous, comme l'aiguille du cordonnier à travers le cuir qu'il façonne".

Le Rocher de Tanios - Extrait

Dans le village où je suis né, les rochers ont un nom. Il y a le Vaisseau, la Tête de l'ours, l'Embuscade, le Mur, et aussi les Jumeaux, encore dits les Seins de la goule. Il y a surtout la Pierre aux soldats; c'est là qu'autrefois on faisait le guet lorsque la troupe pourchassait les insoumis; aucun lieu n'est plus vénéré, plus chargé de légendes. Pourtant, lorsqu'il m'arrive de revoir en songe le paysage de mon enfance, c'est un autre rocher qui m'apparaît. L'aspect d'un siège majestueux, creusé et comme usé à l'emplacement des fesses, avec un dossier haut et droit s'abaissant de chaque coté en manière d'accoudoir - il est le seul, je crois, à porter un nom d'homme, le Rocher de Tanios.

J'ai longtemps contemplé ce trône de pierre sans oser l'aborder. Ce n'était pas la peur du danger; au village, les rochers étaient nos terrains de jeu favoris et, même enfant, j'avais coutume de défier mes aînés aux escalades les plus périlleuses; nous n'avions d'autres équipement que nos mains et nos jambes nues, mais notre peau savait se coller à la peau de la pierre et pas un colosse ne résistait.

Non, ce n'est pas la peur de tomber qui me retenait. C'était une croyance, et c'était un serment. Exige par mon grand-père, quelques mois avant sa mort. "Tous les rochers, mais jamais celui-la!" Les autres gamins demeuraient comme moi à distance, avec la même crainte superstitieuse. Eux aussi avaient dû promettre, la main sur le duvet de la moustache. Et obtenir la même explication: "On le surnommait Tanios-Kichk. Il était venu s'asseoir sur ce rocher. On ne l'a plus revu."

On avait souvent évoqué devant moi ce personnage, héros de tant d'historiettes locales, et toujours son nom m'avait intrigué. Tanios, j'entendais bien, c'était l'une des nombreuses variantes locales d'Antoine, à l'instar d'Antoun, Antonios, Mtanios, Tanos ou Tannous... Mais pourquoi ce risible surnom de "kichk"? Cela, mon grand-père n'a pas voulu me le révéler. Il a seulement dit ce qu'il estimait pouvoir dire à un enfant: "Tanios était le fils de Lamia. Tu as sûrement entendu parler d'elle. C'était très loin dans le passé, même moi je n'étais pas encore né, et mon propre père non plus. En ce temps-là, le pacha d'Egypte faisait la guerre aux Ottomans, et nos ancêtres ont souffert. Surtout après le meurtre du patriarche. On l'a abattu juste là, à l'entrée du village, avec le fusil du consul d'Angleterre..." C'est ainsi que parlait mon grand-père quand il ne voulait pas me répondre, il lançait des bribes de phrases comme s'il indiquait un chemin, puis un autre, puis un troisième, sans toutefois s'engager dans aucun. Il m'a fallu attendre des années avant de découvrir la véritable histoire.

Je tenais pourtant le meilleur bout du fil puisque je connaissais le nom de Lamia. Nous le connaissions tous, au pays, grâce a un dicton qui, par chance, a traversé deux siècles pour parvenir jusqu'a nous: "Lamia, Lamia, comment pourrais-tu cacher ta beauté?"

Ainsi, encore de nos jours, quand les jeunes gens rassemblés sur la place du village voient passer quelque femme enveloppée dans un châle, il s'en trouve un pour murmurer: "Lamia, Lamia..." Ce qui est souvent un authentique compliment, mais peut relever quelquefois aussi de la plus cruelle dérision.

La plupart de ces jeunes ne savent pas grand-chose de Lamia, ni du drame dont ce dicton a conservé le souvenir. Ils se contentent de répéter ce qu'ils ont entendu de la bouche de leurs parents ou de leurs grands-parents, et parfois, comme eux, ils accompagnent leurs paroles d'un geste de la main vers la partie haute du village, aujourd'hui inhabitée, où l'on aperçoit les ruines encore imposantes d'un château.

A cause de ce geste, qu'on a tant de fois reproduit devant moi, j'ai longtemps imaginé Lamia comme une sorte de princesse qui, derrière ces hauts murs, abritait sa beauté des regards villageois. Pauvre Lamia, si j'avais pu la voir s'affairer dans les cuisines, ou trottiner pieds nus à travers les vestibules, une cruche dans les mains, un fichu sur la tête, j'aurais difficilement pu la confondre avec la châtelaine.

Elle ne fut pas servante non plus. J'en sais aujourd'hui un peu plus long sur elle. Grâce, d'abord, aux vieillards du village, hommes et femmes, que j'ai inlassablement questionnés. C'était il y a vingt ans et plus, ils sont tous morts, depuis, à l'exception d'un seul. Son nom est Gébrayel, c'est cousin de mon grand-père et il a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans. Si je le nomme, ce n'est pas seulement parce qu'il a eu le privilège de survivre, c'est surtout parce que le témoignage de cet ancien instituteur passionné d'histoire locale aura été le plus précieux de tous, irremplaçable, en vérité. Je restais des heures à le fixer, il avait de vastes narines et de larges lèvres sous un petit crâne chauve et ridé - des traits que l'âge a très certainement appuyés. Je ne l'ai pas revu dernièrement, mais on m'assure qu'il a toujours ce ton de confidence, ce même débit ardent, et une mémoire intacte. A travers les mots que je m'apprête à écrire, c'est souvent sa voix qu'il faudra écouter.

Je dois à Gebrayel d'avoir acquis très tôt l'intime conviction que Tanios avait bien été, par-delà le mythe, un être de chair. Les preuves sont venus plus tard, des années plus tard. Lorsque, la chance aidant, je pus enfin mettre la main sur d'authentiques documents.

Il en est trois que je citerai souvent. Deux qui émanent de personnages ayant connu Tanios de près. Et un troisième plus récent. Son auteur est un religieux décèdé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le moine Elias de Kfaryabda - c'est le nom de mon village, je ne pense pas l'avoir mentionné encore. Son ouvrage s'intitule comme suit: Chronique montagnarde ou l'Histoire du village de Kfaryabda des hameaux et des fermes qui en dépendent des monuments qui s'y élèvent des coutumes qui y sont observées des gens remarquables qui y ont vécu et des événements qui s'y sont déroulés avec la permission du Très-Haut.

Un livre étrange, inégal, déroutant. Certaines pages, le ton est personnel, la plume s'échauffe et se libère, on se laisse porter par quelques envolées, par quelques écarts audacieux, on croit être en présence d'un écrivain vrai. Et puis soudain, comme s'il craignait d'avoir péché par orgueil, le moine se rétracte, s'efface, son ton s'aplatit, il se rabat pour faire pénitence sur son rôle de pieux compilateur, alors il accumule les emprunts aux auteurs du passé et aux notables de son temps, en vers de préférence, ces vers arabes de l'âge de Décadence, empesés d'images convenues et de sentiments froids.

Cela, je ne m'en suis aperçu, qu'après avoir achevé la deuxième lecture minutieuse de ces mille pages - neuf cent quatre-vingt-sept, très précisément, du préambule au traditionnel vers final disant "toi qui liras mon livre montre-toi indulgent...". Au début, lorsque j'avais eu entre les mains cet ouvrage à la reliure verte simplement ornée d'un grand losange noir, et que je l'avais ouvert pour la première fois, je n'avais remarqué que cette écriture tassée, sans virgules ni points, sans paragraphes non plus, rien que des moutonnements calligraphiques enfermés dans leurs marges comme une toile dans son cadre, avec, ça et là, un mot volant pour rappeler la page précédente ou annoncer la suivante.

Hésitant encore à m'engager dans une lecture qui menaçait d'être rebutante, je feuilletais le monstre du bout des doigts, du bout des yeux, quand devant moi se détachèrent ces lignes - je les ai aussitôt recopiées, et plus tard traduites et ponctuées:

"Du quatre novembre 1840 date l'énigmatique disparition de Tanios-kichk... Pourtant, il avait tout, tout ce qu'un homme peut attendre de la vie. Son passé s'était dénoué, la route de l'avenir s'était aplanie. Il n'a pu quitter le village de son plein gré. Nul ne peut douter q'une malédiction s'attache au rocher qui porte son nom."

A l'instant, les mille pages cessèrent de me paraître opaques. Je me mis à regarder ce manuscrit d'une tout autre manière. Comme un guide, un compagnon. Ou peut-être comme une monture.

Mon voyage pouvait commencer.

Les jardins de lumière - Roman

Les Jardins de lumière, c'est l'histoire de Mani, un personnage oublié, mais dont le nom est encore, paradoxalement, sur toutes les lèvres. Lorsqu'on parle de « manichéen », de « manichéisme », on songe rarement à cet homme de Mésopotamie, peintre, médecin et prophète, qui proposait, au IIIe siècle de notre ère, une nouvelle vision de monde, profondément humaniste, et si audacieuse qu'elle allait faire l'objet d'une persécution inlassable de la part de toutes les religions et de tous les empires.

Pourquoi un tel acharnement? Quelles barrières sacrées Mani avait-il bousculées? Quels interdits avait-il transgressés?

"Je suis venu du pays de Babel, disait-il, pour faire retentir un cri à travers le monde".

Plus que jamais, en cette époque déroutante qui est la nôtre, son cri mérite d'être entendu. Et son visage redécouvert.

C'est à Mani que ce livre est dédié, c'est sa vie qu'il raconte. Sa vie, ou ce qu'on peut en deviner encore après tant de siècles de mensonge et d'oubli.

Samarcande - Roman

Samarcande, c'est la Perse d'Omar Khayyâm, poète du vin, libre penseur, astronome de génie, mais aussi celle de Hassan Sabbah, fondateur de l'ordre des Assassins, la secte la plus redoutable de l'Histoire.

Samarcande, c'est l'Orient du XIXe siècle et du début du XXe, le voyage dans un univers où les rêves de liberté ont toujours su défier les fanatismes.

Samarcande, c'est l'aventure d'un manuscrit né au XI siècle, égaré lors des invasions mongoles et retrouvé six siècles plus tard.

Une fois encore, nous conduisant sur la route de la soie à travers les plus envoûtantes cités d'Asie, Amin Maalouf nous ravit par son extraordinaire talent de conteur.

A la suite d'Edgar Allan Poe, il nous dit "Et maintenant, promène ton regard sur Samarcande! N'est-elle pas reine de la Terre? Fière, au-dessus de toutes les villes, et dans ses mains leurs destinées?"

Léon L'Africain

Cette autobiographie imaginaire part d'une histoire vraie. En 1518, un ambassadeur maghrébin, revenant d'un pèlerinage à la Mecque, est capturé par des pirates siciliens, qui l'offrent en cadeau à Léon X, le grand pape de la Renaissance. Ce voyageur s'appelait Hassan al-Wazzan. Il devient le géographe Jean-Léon de Médicis, dit Léon l'Africain.

Ainsi, après avoir vécu à Grenade, sa ville natale, a Fès, à Tombouctou, au Caire, à Constantinople, Léon passe plusieurs années à Rome, où il enseigne l'arabe, écrit la partie hébraïque d'un dictionnaire polyglotte, et rédige, en italien, sa célèbre "Description de l'Afrique", qui va rester pendant quatre siècles une référence essentielle pour la connaissance du continent noir.

Mais plus fascinante encore que l'oeuvre de Léon, c'est sa vie, son aventure personnelle, que ponctuent les grands événements de son temps: il se trouvait à Grenade pendant la Reconquista, d'où, avec sa famille, il a dû fuir l'Inquisition; il se trouvait en Égypte lors de sa prise par les Ottomans; il se trouvait en Afrique noire à l'apogée de l'empire de l'Askia Mohamed Touré, il se trouvait enfin à Rome aux plus belles heures de la Renaissance, ainsi qu'au moment du sac de la ville par les soldats de Charles Quint.

Homme d'Orient et d'Occident, homme d'Afrique et d'Europe, Léon l'Africain est, d'une certaine manière, l'ancêtre de l'humanité cosmopolite d'aujourd’hui. Son aventure méritait d'être reconstituée, d'une année à l'autre, d'une ville à l'autre, d'un destin à l'autre.

On pouvait difficilement trouver dans l'histoire personnage dont la vie corresponde davantage à ce siècle étonnant que fut le XVIe. A cela s'ajoute le style d'Amin Maalouf, celui d'un grand écrivain.

Les croisades vues par les Arabes -Lire un extrait-

"Chaque fois que nous évoquons les croisades, c'est à travers les récits des croisés. Mais il y a aussi ceux qui ont été envahis par les croisés, et qui étaient les habitants de ces territoires. Justement, Amin Maalouf publie chez Jean-Claude Lattès Les croisades vues par les Arabes. Voilà l'autre bout de la lorgnette! Il faut bien constater que les versions orientales et occidentales ne coïncident guère. Nous avons, nous écrit notre propre vision; pendant ce temps, ils ont écrit la leur. C'est pourquoi cette nouvelle histoire des croisades ne ressemble à aucune autre".
Alain Decaux - L'Académie française, France Inter

"Un ouvrage remarquable qui complète plus qu'il ne contredit celui de René Grousset".
Eugène Mannoni, Le Point

"Amin Maalouf a écrit une histoire attachante, agréable à lire, qui constitue une image renversée de ces contes de fées que sont pour nous les croisades"
The New Yorker

"Les croisades vues par les Arabes nous offre une perspective inhabituelle de la confrontation entre l'Europe occidentale chrétienne et le Moyen-Orient musulman"
The Economist, Londres

Les croisades vues par les Arabes - Extrait

Prologue

Bagdad, août 1099.

Sans turban, la tête rasée en signe de deuil, le vénérable cadi Abou-Saad al-Harawi pénètre en criant dans le vaste diwan du calife al-Moustazhir-billah. A sa suite, une foule de compagnons, jeunes et vieux. Il approuvent bruyamment chacun de ses mots et offrent, comme lui, le spectacle provocant d'une barbe abondante sous un crâne nu. Quelques dignitaires de la cour tentent de le calmer, mais, les écartant d'un geste dédaigneux, il avance résolument vers le milieu de la salle, puis, avec l'éloquence véhémente d'un prédicateur du haut de sa chaire, il sermonne tous les présents, sans égard pour leur rang:

- Osez-vous somnoler à l'ombre d'une heureuse sécurité, dans une vie frivole comme la fleur du jardin, alors que vos frères de Syrie n'ont plus pour demeure que les selles des chameaux ou les entrailles des vautours? Que de sang versé! Que de belles jeunes filles ont dû, de honte, cacher leur doux visage dans leurs mains! Les valeureux Arabes s'accommodent-ils de l'offense et les preux Persans acceptent-ils le déshonneur?

"C'était un discours à faire pleurer les yeux et émouvoir les coeurs", diront les chroniqueurs arabes. Toute l'assistance est secouée par les gémissements et les lamentations. Mais al-Harawi ne veut pas de leurs sanglots.

- La pire arme de l'homme, lance-t-il, c'est de verser des larmes quand les épées attisent le feu de la guerre.

S'il a fait le voyage de Damas à Bagdad, trois longues semaines d'été sous l'imparable soleil du désert syrien, ce n'est pas pour mendier la pitié mais pour avertir les plus hautes autorités de l'islam de la calamité qui vient de s'abattre sur les croyants et pour leur demander d'intervenir sans délai afin d'arrêter le carnage. "Jamais les musulmans n'ont été humiliés de la sorte, répète al-Harawi, jamais auparavant leurs contrées n'ont été aussi sauvagement dévastées." Les hommes qui l'accompagnent se sont tous enfuis des villes saccagées par l'envahisseur; certains d'entre eux comptent parmi les rares rescapés de Jérusalem. Il les a emmenés avec lui pour qu'ils puissent raconter, de leur propre voix, le drame qu'ils ont vécu un mois plus tôt.

C'est en effet le vendredi 22 chaaban de l'an 492 de l'hégire, le 15 juillet 1099, que les Franj se sont emparés de la ville sainte après un siège de quarante jours. Les exilés tremblent encore chaque fois qu'ils en parlent, et leur regard se fige, comme s'ils voyaient encore devant leurs yeux ces guerriers blonds bardes d'armures qui se répandent dans les rues, sabre au clair, égorgeant hommes, femmes et enfants, pillant les maisons, saccageant les mosquées.

Quand la tuerie s'est arrêtée, deux jours plus tard, il n'y avait plus un seul musulman dans les murs. Quelques-uns ont profité de la confusion pour se glisser au-dehors, à travers les portes que les assaillants avaient enfoncées. Les autres gisaient par milliers dans les flaques de sang au seuil de leurs demeures ou aux abords des mosquées. Parmi eux, un grand nombre d'imams, d'uléma et d'ascètes soufis qui avaient quitté leurs pays pour venir vivre une pieuse retraite en ces lieux saints. Les derniers survivants ont été forcés d'accomplir la pire des besognes: porter sur leur dos les cadavres des leurs, les entasser sans sépulture dans des terrains vagues, puis les brûler, avant d'être, à leur tour, massacrés ou vendus comme esclaves.

Le sort des juifs de Jérusalem a été tout aussi atroce. Aux premières heures de la bataille, plusieurs d'entre eux ont participé à la défense de leur quartier, la Juiverie, situé au nord de la ville. Mais lorsque le pan de muraille qui surplombait leurs maisons s'est écroulé et que les chevaliers blonds ont commencé à envahir les rues, les juifs se sont affolés. La communauté entière, reproduisant un geste ancestral, s'est rassemblée dans la synagogue principale pour prier. Les Franj ont bloqué alors toutes les issues, puis empilant des fagots de bois tout autour, ils y ont mis le feu. Ceux qui tentaient de sortir achevés dans les ruelles avoisinantes. Les autres étaient brûlés vifs.

Quelques jours après le drame, les premiers réfugiés de Palestine sont parvenus à Damas, portant avec d'infinies précautions le Coran d'Othman, l'un des plus vieux exemplaires du livre sacré. Puis les rescapés de Jérusalem se sont approchés à leur tour de la métropole syrienne. Apercevant de loin la silhouette des trois minarets de la mosquée omeyyade qui se détachent au-dessus de l'enceinte carrée, ils ont étendu leurs tapis de prière et se sont prosternés pour remercier le Tout-puissant d'avoir ainsi prolongé leur vie qu'ils croyaient arrivée à son terme. En tant que grand cadi de Damas, Abou-Saad al-Harawi a accueilli les réfugiés avec bienveillance. Ce magistrat d'origine afghane est la personnalité la plus respectée de la ville; aux Palestiniens il a prodigué conseils et réconfort. Selon lui, un musulman ne doit pas rougir d'avoir dû fuir sa maison. Le premier réfugié de l'islam ne fut-il pas le prophète Mahomet lui-même, qui avait du quitter sa ville natale, La Mecque, dont la population lui était hostile, pour chercher refuge à Médine, où la nouvelle religion était mieux accueillie? Et n'est-ce pas à partir de son lieu d'exil qu'il avait lancé la guerre sainte, le djihad, pour libérer sa patrie de l'idolâtrie? Les réfugiés doivent donc bien se savoir les combattants de la guerre sainte, les moudjahiddines par excellence, si honorés dans l'islam que l'émigration du Prophète, l'hégire, a été choisie comme point de départ de l'ère musulmane.

Pour beaucoup de croyants, l'exil est même un devoir impératif en cas d'occupation. Le grand voyageur Ibn Jobair, un Arabe d'Espagne qui visitera la Palestine près d'un siècle après le début de l'invasion franque, sera scandalisé de voir que certains musulmans, "subjugués par l'amour du pays natal", acceptent de vivre en territoire occupé. "Il n'y a, dira-t-il, pour un musulman, aucune excuse devant Dieu à son séjour dans une ville d'incroyance, sauf s'il est simplement de passage. En terre d'islam, il se trouve à l'abri des peines et des maux auxquels on est soumis dans les pays des chrétiens; comme entendre, par exemple, des paroles écœurantes au sujet du Prophète, particulièrement dans la bouche des plus sots, être dans l'impossibilité de se purifier et vivre au milieu des porcs et de tant de choses illicites. Gardez-vous, gardez-vous de pénétrer dans leurs contrées! Il faut demander à Dieu pardon et miséricorde pour une telle faute. L'une des horreurs qui frappent les yeux de quiconque habite le pays des chrétiens est le spectacle des prisonniers musulmans qui trébuchent dans les fers, qui sont employés à de durs travaux et traités en esclaves, ainsi que la vue des captives musulmanes portant aux pieds des anneaux de fer, les coeurs se brisent à leur vue, mais la pitié ne leur sert à rien."

Excessifs du point de vue de la doctrine, les propose d'Ibn Jobair reflètent bien toutefois l'attitude de ces milliers de réfugiés de Palestine et de Syrie du Nord rassemblés à Damas en ce mois de Juillet 1099. Car, si c'est évidemment la mort dans l'âme qu'ils ont abandonné leurs demeures, ils sont déterminés à ne jamais revenir chez eux avant le départ définitif de l'occupant et résolus à réveiller la conscience de leurs frères dans toutes les contrées de l'islam.

Autrement, pourquoi seraient-ils venus à Bagdad sous la conduite d'al-Harawi? N'est-ce pas vers le calife, le successeur du Prophète, que doivent se tourner les musulmans aux heures difficiles? N'est-ce pas vers le prince des croyants que doivent s'élever leurs plaintes et leurs doléances?

A Bagdad, la déception des réfugiés sera à la mesure de leurs espoirs. Le calife al-Moustazhir-billah commence par leur exprimer sa profonde sympathie et son extrême compassion, avant de charger six hauts dignitaires de la cour d'effectuer une enquête sur ces fâcheux événements. Faut-il préciser qu'on n'entendra sur ces fâcheux événements. Faut-il préciser qu'on n'entendra plu jamais parler de ce comité de sages?

Le sac de Jérusalem, point de départ d'une hostilité millénaire entre l'islam et l'Occident, n'aura provoqué, sur le moment, aucun sursaut. Il faudra attendre près d'un demi-siècle avant que l'Orient arabe ne se mobilise face à l'envahisseur, et que l'appel au djihad lancé par le cadi de Damas au diwan du calife ne soit célébré comme le premier acte solennel de résistance.

Au début de l'invasion, peu d'Arabes mesurent d'emblée, à l'instar d'al-Harawi, l'ampleur de la menace venue de l'Ouest. Certains s'adaptent même par trop vite à la nouvelle situation. La plupart ne cherchent qu’à survivre, amers mais résignés. Quelques-uns se posent en observateurs plus ou moins lucides, essayant de comprendre ces événements aussi imprévus que nouveaux. Le plus attachant d'entre eux est le chroniqueur de Damas, Ibn al-Qalanissi, un jeune lettré issu d'une famille de notables. Spectateur de la première heure, il a vingt-trois ans, en 1096, lorsque les Franj arrivent en Orient et il s'applique à consigner régulièrement par écrit les événements dont il a connaissance. Sa chronique raconte fidèlement, sans passion excessive, la marche des envahisseurs, telle qu'elle est perçue dans sa ville.

Pour lui, tout a commencé en ces journées d'angoisse où parviennent à Damas les premières rumeurs.

Les Identités meurtrières

"Depuis que j’ai quitté le Liban pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde si je ne me sentirais pas "plutôt français" ou "plutôt libanais". Je réponds invariablement: "L’un et l’autre!" Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est cela mon identité…"

Partant d'une question anodine qu'on lui a souvent posée, Amin Maalouf s'interroge sur la notion d'identité, sur les passions qu'elle suscite, sur ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d'assumer en toute liberté ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d’assumer en toute liberté ses diverses appartenances? Pourquoi faut-il, en cette fin de siècle, que l'affirmation de soi s'accompagne si souvent de la négation d'autrui? Nos sociétés seront-elles indéfiniment soumises aux tensions, aux déchaînements de violence, pour la seule raison que les êtres qui s'y côtoient n'ont pas tous la même religion, la même couleur de peau, la même culture d'origine? Y aurait-il une loi de la nature ou une loi de l'Histoire qui condamne les hommes à s'entre-tuer au nom de leur identité?

C'est parce qu'il refuse cette fatalité que l'auteur a choisi d'écrire les Identités meurtrières, un livre de sagesse et de lucidité, d'inquiétude mais aussi d'espoir.