Nadia Tuéni

Extraits du recueil « Liban: Vingt poèmes pour un amour»

Extraits du recueil « Liban: Vingt poèmes pour un amour» 
Il fut un Liban des Jardins, comme il est une saison douce.

C’est déjà l’Orient.
Où le blanc domine, 
Où le jaune l’ocre et le rose, 
ont élu royal domicile, 
où l’arbre est unique, 
la folie solitaire, 
où l’homme repense la pensée…

Mon Pays

Mon pays longiligne a des bras de prophète. 
Mon pays que limitent la haine et le soleil. 
Mon pays où la mer a des pièges d'orfèvre, 
que l'on dit villes sous-marines, 
que l'on dit miracle ou jardin. 
Mon pays où la vie est un pays lointain. 
Mon pays est mémoire 
d'hommes durs comme la faim, 
et de guerres plus anciennes 
que les eaux du Jourdain. 
Mon pays qui s'éveille, 
projette son visage sur le blanc de la terre. 
Mon pays vulnérable est un oiseau de lune. 
Mon pays empalé sur le fer des consciences. 
Mon pays en couleurs est un grand cerf-volant. 
Mon pays où les vents sont un nœud de vipères. 
Mon pays qui d'un trait refait le paysage.
Mon pays qui s'habille d'uniformes et de gestes, 
qui accuse une fleur coupable d'être fleur. 
Mon pays au regard de prière et de doute. 
Mon pays où la l’on meurt quand on en a le temps. 
Mon pays où la loi est un soldat de plomb. 
Mon pays qui me dit «Prenez- moi au sérieux», 
mais qui tourne et s'affole comme un pigeon blessé. 
Mon pays difficile tel un très long poème. 
Mon pays bien plus doux que l'épaule qu'on aime. 
Mon pays qui ressemble à un livre d’enfant, 
où le canon dérange la belle au bois dormant. 
Mon pays de montagnes que chaque bruit étonne. 
Mon pays qui ne dure que parce qu'il faut durer. 
Mon pays tu ressembles aux étoiles filantes, 
qui traversent la nuit sans jamais prévenir . 
Mon pays mon visage, 
la haine et puis l’amour 
naissent à la façon dont on se tend la main.
Mon pays que ta pierre soit une éternité. 
Mon pays mais ton ciel est un espace vide. 
Mon pays que le choix ronge comme une attente. 
Mon pays que l'on perd un jour sur le chemin. 
Mon pays qui se casse comme un morceau de vague. 
Mon pays où l'été est un hiver certain.
Mon pays qui voyage entre rêve et matin. 
.. ... 
Se souvenir – du bruit du clair de lune, 
lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne, 
et que traîne le vent, 
dans la bouche rocheuse des Monts Liban.
Se souvenir – d’un village escarpé, 
posé comme une larme au bord d’une paupière; 
on y rencontre un grenadier, 
et des fleurs plus sonores 
qu’un clavier.
Se souvenir – de la vigne sous le figuier, 
des chênes gercés que Septembre abreuve, 
des fontaines et des muletiers, 
du soleil dissout dans les eaux du fleuve.

Se souvenir – du basilic et du pommier, 
du sirop de mûres et des amandiers. 
Alors chaque fille était hirondelle, 
ses yeux remuaient comme une nacelle 
sur un bâton de coudrier.
Se souvenir – de l’ermite et du chevrier, 
des sentiers qui mènent au bout du nuage, 
du chant de l’Islam, des châteaux des croisés, 
Et des cloches folles du mois de Juillet.
Se souvenir – de chacun, de tous, 
du conteur, du mage, et du boulanger, 
des mots de la fête, de ceux des oranges, 
de la mer qui brille comme une médaille, 
dans le paysage.
Se souvenir – d’un souvenir d’enfant, 
d’un secret royaume qui avait notre âge; 
nous ne savions pas lire les présages, 
dans ces oiseaux morts au fond de leurs cages, 
sur les Monts Liban…
Montagne ô bête magnifique, 
nos racines dans ta crinière, 
quatre saisons bien algébriques, 
un cèdre bleu pour l’inventaire. 
Lisse et royale la mer sans âge, 
le vent doux comme un sacrement, 
Dieu a troqué ses équipages 
contre les cimes du Liban.
Montagnes ô Montagnes 
Laissez-moi vous aimer 
comme ceux qui n’ont pas d’âge sûr; 
comme on égrène un chapelet 
de légendes et de murmures. 
Laissez-moi vous aimer, 
à genoux comme le paysan et sa terre. 
Doucement la lune sur le soir de vos chevelures. 
Laissez-moi vous bercer 
dans les muscles du vent chaud. 
Alors la vaste paix, 
mobile comme un scherzo.

Cèdres

Je vous salue 
vous qui êtres, 
dans la simplicité d'une racine, 
avec la nuit pour chien de garde. 
Vos bruits ont la splendeur des mots, 
et la fierté des cataclysmes. 
Je vous connais, 
vous qui êtes, 
hospitaliers comme mémoire; 
vous portez le deuil des vivants, 
car l'envers du temps, c'est le temps. 
Je vous épelle. 
vous qui êtes, 
aussi uniques que le Cantique. 
Un grand froid vous habille, 
et le ciel à portée de branche. 
Je vous défi, 
vous qui hurlez sur la montagne 
usant les syllabes jusqu'au sang. 
Aujourd'hui c'est demain d’hier, 
sur vos corps un astre couchant. 
Je vous aime, 
vous qui partez avec pour bannière le vent. 
Je vous aime comme on respire, 
vous êtes le premier Poème.

Byblos

Tranquille comme un juste 
ancienne comme la vérité, 
Byblos ô mon amour à la couleur ambrée, 
des choses que le vent ranime de mémoire en mémoire,
tel un feu domestique lorsque le soir descend. 
Et sur le port, 
debout contre la mer écartelée 
le premier des soleils 
évite encore une fois l'écueil de l'horizon, 
pour renaître demain vieilli comme la terre. 
Byblos ô mon amour s'habille de poussière. 
Mais quand la nuit éclaire tous les chemins du temps, 
on voit au fond de l'eau, 
la dure transparence des mondes qui se cognent. 
Byblos ô mon amour a le silence pour haleine. 
Ecoute, 
c'est le bruit-plein des vaisseaux qui ramènent, 
un peu de sable, un océan, 
un équateur, un occident. 
J'entends brûler midi, 
et dans nos yeux soudain plus grands, 
l'écriture jailli. 
Byblos ô mon amour, 
n'est que le cœur du temps.