Mourane

La Reine de Saba aux portes des Maçons - Mourane

À l'aube du dernier millénaire avant notre ère, on racontait de fabuleuses histoires d'amour autour d'une reine énigmatique du Levant. Nous suivrons ses traces dans les recoins obscurs des palais et les lueurs ouatées des Mille et Une Nuits.

TYR

Tyr ne ressemblait à aucune autre ville de son temps. De la mer, on voyait deux diadèmes s'épousant de près sans jamais se toucher, l'un coiffant la terre ferme, l'autre l'île d'en face; un joli couple royal se tenant par un bras de mer. L'esquisse de deux tours ceinturées de murailles se figeait dans le paysage. Son étendue étant restreinte, elle s'était élancée à la conquête du ciel avec ses immeubles à six étages découpant judicieusement les rues et les places. Ses jours étaient habités par le tumulte des artisans et des marchands venus des quatre coins du monde connu ; les tavernes berçaient ses nuits par les chants et les sons des flûtes.
Au port, baigné par la lumière rosée du crépuscule, un vieux marin égrenait un chapelet en ivoire entre ses doigts empourprés. Il était là tous les soirs adossé à la muraille, il en faisait partie comme une sculpture vivante, il en était la mémoire. Il étalait ses rides tailladées par le soleil pour faire joyeux et les ramassait en fronçant ses sourcils pour faire sérieux. Deux adolescents venaient du chantier naval attenant pour partager avec lui le goûter et écouter religieusement ses exploits en mer, quand il était le capitaine de leur père. Hiram et Adoniram, les deux fils de Melkom, veillaient sur lui et puisaient dans son expérience. Il lui arrivait de confondre les deux beaux garçons vêtus de leur tenue d'apprentis.
Ce moment de la journée était privilégié par son calme, c'était l'heure de fermeture des ateliers et de la brise du soir qui édulcorait l'ardeur du soleil. Hiram sortit sa gourde d'hydromel et servit. Le capitaine leur dit:
– Les enfants, votre père m'a demandé de vous conseiller jusqu'à son retour de Tartessos ( Tarchiche ) en Espagne. Vous ne pouvez pas aller au Carmel et laisser votre mère toute seule. Entre-temps apprenez d'elle la patience et l'observation.
– Il est vrai qu'elle se fait du souci quand mon père prend le large. Elle tente de le cacher et fait montre de patience, mais nous le percevons à sa fébrilité, dit Adoniram.
– Et l'observation ? enchaîna Hiram.
– Nous devons beaucoup aux femmes, à commencer par le pain et la pourpre.
– Mais comment? demanda Adoniram.
– Grâce à l'oubli. Il est arrivé que des femmes, vaquant aux besoins de leur famille, aient oublié de la pâte qui finissait par lever et c'était bon. Elles n'ont cessé de reproduire le phénomène, sans cela on mangerait encore du pain azyme. Le fromage c'est pareil, le fruit de l'oubli!
– Et la pourpre? interrogea Hiram.
– C'était la femme d'un pêcheur, à chaque fois qu'elle dégageait les coquilles de murex du filet, elle tachait sa tenue d'un violet indélébile. Un jour, elle remplit une vasque de coquilles décortiquées et y trempa ses habits, les taches ne se voyaient plus. L'effet eu un tel succès qu'il plut aux rois!
– Elles le doivent au hasard, protesta Adoniram. Il est vrai que les filles s'observent tellement entre elles, qu'elles en deviennent maladivement jalouses.
– Il est certain qu'elles vous prennent par les sentiments en fin de compte, mais elles sont plus calculatrices que cela. Elles ont inventé la mesure grâce aux nœuds.
– Je serais curieux d'apprendre, convint Hiram.
– C'est en tissant qu'elles devaient recourir aux mesures pour éviter de découdre. Elles nouaient une cordelette au juste endroit, chaque nœud correspondait à une mesure. Quand elles tendent la chaîne d'un métier, ou filent d'autres couleurs dans la trame, elles comptent. Cela demande de la patience et de l'observation. Elles nous ont appris à numéroter au verso des plaquettes d'ivoire pour les repérer, méthode que nous appliquons depuis aux membrures des bateaux.
– Mère nous attend, on doit rentrer.
– Il se fait tard, à demain.

Les jeunes garçons arpentèrent les ruelles de la Tyr continentale en s’approvisionnant au passage. Les dédales de la ville débouchaient sur la grande avenue, jalonnée de hauts immeubles qui bordaient les places. Arrivés à la grande esplanade, ils empruntèrent l'étroit escalier jusqu'au cinquième étage, Melkom s'était réservé les deux derniers niveaux de son immeuble, un pour la saison chaude, un pour la froide.
Désormais, les deux garçons caressaient leur mère d'un nouveau regard après la leçon du capitaine. En l'absence de Melkom, l'inquiétude commune aux familles des marins les soudait dans une dilection fusionnelle. Serrés contre la poitrine maternelle, les deux garçons n'en faisaient qu'un.
Les coursives abritaient les commerces du même métier. Par ordonnance royale, on avait instauré les corporations ; chacune désignait un ancien maître consacré à l'initiation des apprentis, des compagnons et des maîtres. Ainsi devant les échoppes, se tenait un sage qui avait la charge de transmettre son savoir aux jeunes. L'usage faisait que cet enseignement empirique s'effectuait sous forme de paraboles et d'énigmes pour rendre la vocation d'un art tangible en profondeur. Si dans chaque corporation on se réservait les secrets du métier, deux confréries étaient soumises au secret par édit royal, celle des bâtisseurs et celle des charpentiers marins, et ce pour des raisons de sécurité. De surcroît, ces deux métiers étaient hermétiquement compartimentés, de manière que les compagnons qui apprêtaient les pierres ou le bois le faisaient sur gabarit sans même connaître leur emplacement final. Car découvrir les issues des édifices ou des remparts autant que copier un navire de guerre, représentait une menace pour la ville entière; c'était passible de la peine capitale pour haute trahison.
Compter était un jeu d'enfant à Tyr la commerçante, et ce n'était pas qu'au sens figuré, la prospérité de chacun en dépendait. A cette fin, on offrait aux enfants un jeu de lettres sur de petites mosaïques en terre cuite bon marché, ou en pâte de verre coûteuse – en fait, même les chiffres romains sont des lettres. Les enfants s'efforçaient très tôt à reconnaître les nombres / lettres pour ne pas être exclus des jeux. Ils finissaient par apprendre des rudiments de lecture et d'écriture.
En attendant, un bateau revenait de Cordoba (CartAba) en Espagne porteur de nouvelles des comptoirs de là – bas. Une fiole d'argent scellée fut remise aux fils de Melkom. Troublée, la mère descella l'étain poinçonné au sceau de son mari, il collait au bouchon de cire qui en faisait le lit, elle vida les pièces d'or ; il y avait de quoi tenir des saisons, jusqu'au retour repoussé ? Un papyrus était bien roulé au fond. Elle lut entre ses larmes qu'il ne rentrait pas de sitôt ; il avait entrepris une expédition lointaine aux îles Britanniques ( Bar Tannique en phénicien : terre des métaux ). A cette époque, plusieurs comptoirs jalonnaient les côtes de la Bretagne à l'Irlande, on était à la recherche de métaux presque épuisés en Orient, notamment l'étain et l'argent. Les gisements étaient moins exploités dans les contrées reculées. Le silence de ses larmes lui épargnait des sanglots devant ses enfants.
Le lendemain, elle se leva tôt, elle mit sa toilette de sortie pour aller faire une offrande au dieux. Inquiets, les garçons insistèrent pour l'accompagner. Arrivés aux quais, le vieux capitaine leur fit faire la traversée du port et les convoya jusqu'au temple d'Héraclès – Melqart. Elle alluma des bougies bénites, brûla de l'encens par devant Héraclès, découvrit sa poitrine et le pria en disant :
Mon Melq – Cart ( roi de la ville ), je vous montre mon cœur, il est à Melkom, il a traversé la porte gardée par vos colonnes. Je vous conjure de me ramener le père de mes enfants par Poséidon et Atlas, qu'il ne disparaisse pas dans l'Atlantique comme Mat'Astart.
Elle enroula une pierre dans un tablier de son mari et la noua à l'olivier votif.
Sitôt rentrés, les garçons se dépêchèrent auprès du capitaine pour mieux comprendre quels périls guettaient leur père. Il leur dit :
– Votre père est parmi les plus sages et les plus expérimentés de la marine; soyez rassurés.
– Pourquoi mère est – elle si inquiète?
– L'Atlantique n'est pas la Mer Blanche, la mer ouverte est plus violente que la mer fermée; les creux de la houle y sont plus profonds que les mâts des bateaux.
– Comment faire alors?
– Garder l’étoile du septentrion ( les Grecs l'appellent l’Étoile Phénicienne). Garder le Nord veut dire garder sa lucidité, qualité essentielle d'un commandant. En cas d'avarie, il ne faut pas céder à la panique à bord.
– Quel genre d'avarie?
– Une fois en mer, on est à la merci des quatre éléments par excès ou par défaut. Ainsi le vent peut vous clouer sur place des semaines ou vous propulser vers votre perte en un instant. La terre peut être loin, mais il suffit d'un rocher pour fendre la carène et c'est le naufrage.
– Mais le feu?
– Le feu a sauvé quantité de bateaux. Il faut se munir de quoi faire un feu. On embarque toujours un baril de bitume de Baalbeck pour colmater les brèches. Un jour, un marin en détresse en a enduit des flèches et les a allumées; une fois lancées leur flamme résista à l'eau. L'équipage fut secouru la nuit même. Depuis, on utilise ce feu grégeois pour signaler sa position au besoin. Des hommes malveillants ont détourné cet usage pour brûler les bateaux des autres; cela s'appelle la guerre. On n'est pas fait que de bonté.
– Et l'eau donc?
– L'eau est ce qui manque le plus en mer. Les marins éprouvent plus la soif que la faim. Un jour on visitera un gréement et je vous montrerai sur place quoi faire.
– Notre père connaît tout ceci?
– C'est ce qu'il m'a demandé de vous apprendre pour le jour où vous prendrez sa relève. Demain vous irez comme d'habitude, le matin à l'école et l'après – midi au chantier. Veillez sur votre mère.
Le capitaine refoulait son inquiétude et guettait les nouvelles au port. On était en plein automne, la saison des intempéries, ce qui présageait un retour de Melkom en début d'été. En attendant, la famille de son maître baignait dans l'angoisse. Hiram demanda :
– Mère, qui est ce Mat'Astart?
– C'est le plus vaillant des marins de Sidon.
– Que lui est – il arrivé?
– Une mauvaise fortune. Le roi lui suggéra de faire le tour de la terre de Ham (l'Afrique) pour explorer de nouvelles voies de navigation, il releva le défi. Voilà trois ans que ses neuf bateaux sont rentrés sauf le sien. Il a disparu avec toute sa famille.
– C'est dans la mer ouverte ?
– Dans la mer d'Atlas, au pied de sa montagne, c'est là que la maudite tempête a frappé.
– Ont – ils été engloutis?
– Votre père voulait vous envoyer au Carmel, on fera selon sa volonté.
– Pas avant son retour.
– Pas avant l'été donc, regretta – t – elle.
– On ne te laissera pas seule.
– Non, non, vous perdez votre temps ici.
– Le capitaine nous apprend tout sur la mer, le jour où on va naviguer …
– J'ai assez souffert de la mer, un métier de terre vous serait préférable.
– Je n'aime pas être enfermé dans une boutique, protesta Adoniram. J'aime l'air, l'air de la mer qui fouette mon visage. La pourpre sent le poisson et les potiers sont sales, boueux.
– Comme par hasard, rien ne te convient. Tous deux, vous avez fait le tour des ateliers de Tyr mais vous ne connaissez pas Sidon. Ce n'est pas loin, votre oncle Ennion y travaille dans la meilleure verrerie ; il vous ramènera ici tous les mois.
– Mère nous vous obéirons en tout mais laissez – nous jusqu'aux Adonies, nous irons après les fêtes.

Hiram se donnait habilement un sursis pendant que son frère esquissait une moue de contestation. Le caractère des deux garçons commençait à se forger et à se différencier. Un doux duvet pointait sur le menton de Hiram, et voilà que son frère se teignit la barbe en pourpre pour lui ressembler! Adoniram était spontané, impulsif et touchant par son émotivité débordante; tandis que Hiram se retranchait derrière une discrète timidité, sa réserve lui donnait le charme de l'adolescence et le crédit d'une maturité en herbe. Hiram avait un ascendant sur son frère, il essayait de le modérer avec tendresse. Leur mère connaissait bien leur fonctionnement, les inséparables, et se réjouissait de leur complicité. La grande inconnue était le devenir de cette dépendance quand chacun serait amené à faire sa vie.
Le capitaine les attendait de bon matin pour la visite guidée d'un bateau dernière génération. Dès la montée à bord, fusèrent les questions – réponses entre Adoniram et le guide, Hiram se contentait de les observer.
La cale était à deux niveaux, un pour les rameurs et un pour le matériel. Adoniram se prenait les pieds dans les rames et les cordages, voulant survoler tous les obstacles comme par enchantement, son frère était là pour le retenir. Au plus bas niveau, les flancs du bateau étaient munis d'étagères percées pour encastrer les moignons des amphores d'huile et de vin ; des cordes passées dans les anses les amarraient solidement aux parois. La quille était couverte de madriers servant de plancher, sur les bords étaient rangées par taille les membrures de secours. Vers la poupe il y avait deux tonneaux de bitume avec des tas de toiles, de peaux et de bouts (cordages). Vers la proue, se trouvaient des quantités de traverses de consolidation et de rangement ; sur un bateau tous les espaces étaient exploités. Juste là, reposait une cloche trapue en cuivre martelé, elle était lestée d'un épais cercle de plomb avec un manchon troué au sommet. Adoniram ne manqua pas d'y introduire la main en demandant:
– À quoi ça sert?
– A pomper de l'eau en mer.
– Pour quoi faire?
– Pour boire.

Hiram se rappela de l'eau qui manquait à bord. Le capitaine leur expliqua :
– On a essayé sans succès de séparer le sel de l'eau afin de la rendre potable : la décantation, l'évaporation et le filtrage. Quand on navigue par mauvais temps on recueille l'eau de pluie, sinon il faut repérer les sources maritimes.
– Il existe des sources en mer ?
– Par temps sec et mer calme, on distingue une turbulence en surface provenant de l'eau douce. Les plongeurs descendent un radeau et la cloche pour capter la source, une fois la cloche en place, ils emboîtent le boyau que voilà et l'eau pure remonte naturellement à même le radeau! [ Strabon ]
– Et père le sait?
– Tout le monde le sait, il en va de leur vie.
– Capitaine, où s'est – il perdu, Mat'Astart? demanda Hiram.
– Ses compagnons disaient, en remontant du Cameroun (Camer Ayoun = Char des Dieux en phénicien) face au mont Atlas. Il était avec sa famille, quinze personnes à bord de "l'Insubmersible", ainsi appelait – il son bateau. Il ne naviguait que sur lui, il en faisait partie. On n'a jamais trouvé la trace du naufrage, mystère!
– Père ne nous a jamais amenés avec lui, marmonna Adoniram.
– Sa femme était très courageuse et très amoureuse. Elle préférait mourir avec lui que de lui survivre. Ainsi pendant les traversées, la famille vivait à l'écart des marins, des esclaves et des épidémies. Ils ont disparu tous ensemble, hélas!

Les mois d'hiver, s'écoulant au rythme de la navigation, tempéraient l'effervescence de la ville. Les gens se hasardaient moins au large et pour cause. Nos deux garçons continuaient leur entraînement dans différents ateliers et suivaient les directives de leur tuteur. Cette année, la joie des Adonies fut assombrie par l'absence de leur père. Leur mère participa aux deux jours du deuil et de l'enterrement d'Hermès ; ses lamentations avaient un autre sens cette fois. Au moment de mettre le feu à l'effigie du dieu avant de la jeter à l'eau, son angoisse lui creusa la poitrine et lui inonda les yeux. Elle tint longuement le tablier de son mari accroché à l'olivier sacré, elle serra fermement la pierre enroulée comme pour la faire parler. Les enfants étaient allés seuls fêter la résurrection de Melqart, comme des orphelins.
Leur excursion à Sidon était imminente, ils voulaient en apprendre davantage par la bouche du capitaine:
– C'est de l'histoire ancienne.
– Quand bien même, on aimerait l'entendre.
– Après le rapt d'Europe sur la plage de Sidon, son père, le bon roi Agénor, était inconsolable. Il manda Cadmous en Grèce à la recherche de sa sœur. Grande fut la surprise du frère de trouver Europe intronisée reine de Crète. Elle fut adulée, divinisée et on baptisa le continent de son nom. Cadmous décida de fonder son propre royaume à Thèbes pour répandre le rayonnement de Tyr et Sidon sur la Mer Blanche, la Méditerranée. Esseulé, Agénor confia la régence de la ville à un conseil de suffètes – juges. Depuis, Tyr n'a cessé de se développer pour devenir la reine des mers.
– Et Sidon?
– Les suffètes avaient jugé bon d'instaurer une complémentarité entre les deux villes. Sidon étant plus proche de la forêt de cèdres du mont Barouk et Tyr plus proche de l’Égypte, ils destinèrent l'une à l'exploitation des ressources et l'autre au commerce. Après des siècles, Sidon était devenue plus industrieuse et Tyr plus navigante de Tartessos à Ophir. On fabriquait à Sidon et on exportait de Tyr. Entre les roches ambrosiennes [le promontoire de Tyr et son île] on aménagea trois ports, les mieux gardés et les plus convoités du monde.
– Le bois du chantier naval vient de Sidon.
– Il est fait de pièces marquées et numérotées qu'on remonte ici. C'est rapide et efficace.
– Que font-ils de mieux à Sidon?
– La verrerie, Maître Artas a découvert le verre transparent grâce à ses fourneaux et au sable particulier de Sidon. C'est recherché dans tous les comptoirs et il se vend très bien. En y fondant du plomb, maître Jason a rendu le verre plus fin et plus résistant.
– C'est là que l'oncle Ennion travaille.
– Vous serez à bonne école.
– Y a-t-il des écoles?
– Des plus prestigieuses, celle de Mochos l'atomiste. Il vous faut être adultes pour y entrer.
– Pourquoi père veut – il qu'on aille au Carmel?
– Toutes nos villes ont privilégié un domaine d'étude. L'école d'Hermès Trismégiste à Byblos est consacrée au culte et à l'histoire du monde; celle de Maître Sanchoniaton à Beyrouth est dédiée à la théologie et aux lois. Chez Mochos de Sidon on étudie la science, l'astronomie et la médecine. À Tyr on professe la navigation et l'architecture. Le roi Hiram a consacré un trésor pour réunir la crème des maîtres au Carmel afin d'enseigner le meilleur en tout. C'est aux apprenants de choisir leur sujet. Au Carmel, il y a le temple et le monastère, l'académie et la grande hostellerie. Vous avez de la chance d'avoir un père riche pour vous permettre cela!
– Toujours pas de nouvelles de notre père?

SIDON

En les confiant à Ennion ce matin – là, leur mère se morfondait, une séparation de plus. Un vide en chassait un autre, un sevrage en dédouanait un autre, sa vie était réduite à une séquence de punitions. Il le fallait, voilà tout.
On traversa la plaine bordée d'un liseré de dattiers embrassant néfliers et limoniers. La brise du soir caressait la côte et répandait le baume des fleurs d'oranger. Les constructions, basses et modestes, s'étalaient à perte de vue, le territoire de Sidon était plus vaste que celui de Tyr intra - muros. Les gens s'affairaient de partout à façonner un objet à même les rues jusqu'aux dunes de sable rouge qui contournaient la ville. Les talus de murex concassés et pestilents encombraient le sable blanc de la plage. Les cabanes de pêcheurs, les filets étendus et les barques couchées agrémentaient le désordre.
Sidon était plus peuplée que Tyr, la foule déferlait en torrent dans des souks rétrécis par la pléthore de denrées, comme si les échoppes s'étaient éventrées dans la rue. Les gens promenaient des accoutrements peinturlurés sous des coiffes insolites. Les ruelles étaient submergées de cris de joie ou de colère qui saturaient l'atmosphère de la ville. Les vendeurs chantaient, vantaient leurs marchandises et accrochaient les clients. Celui qui criait:
J'ai la meilleure carafe du monde !
se faisait enchérir par un concurrent:
J'ai la plus belle carafe du souk!
Le lendemain, Ennion leur fit faire le tour des quartiers pour se repérer et les présenta au célèbre verrier, maître Jason. L'atelier ressemblait à une caverne d'Ali Baba, une myriade de luisances tapissait les murs sertis de fioles polychromes et illuminait les yeux de nos novices. Les fours envahissaient l'ambiance d'une chaleur torride et projetaient l'ombre des commis sur les arcades des parois et les voûtes du plafond. Dans une gestuelle agile et harmonieuse, les souffleurs de verre promenaient des bulles au bout de leurs trompettes dans une danse magique. Hiram était fasciné; Adoniram, bien qu'ébloui, se sentait à l'étroit.
Au bout d'une quinzaine de jours, Hiram arrivait à modeler la pâte de verre alors qu'Adoniram se contentait de poinçonner les vases au nom de Jason. Les grands maîtres signaient leurs créations et faisaient ainsi leur réclame :
"Jason a fait; que l'acheteur se souvienne"

Un jour, maître Jason les convoqua dans une pièce spartiate attenante aux locaux pour leur confier des travaux pratiques. Il y avait une table au milieu, des étagères aux murs où se dressaient des bocaux transparents contenant des échantillons de sable de couleur avec l'indication de leur provenance. C'était bien achalandé en poudres des mines du pourtour de la Mer Blanche pour de nouvelles fantaisies. Il saisit un bocal de sable jaune pâle de la Mer Morte à expérimenter. À cette époque, les bâtisseurs du roi Hiram construisaient la maison de David à Jérusalem, ils avaient rapporté du sable des alentours.
Ennion constatait les progrès de Hiram et les ratés d'Adoniram ; par manque d'intérêt, celui – ci s'ennuyait, il fallait le motiver par une distraction autre. Or Ennion était un célibataire endurci et un bon vivant qui appréciait les plaisirs de la vie. Un soir il amena les deux garçons dans une taverne au quartier chaud du port où il cherchait habituellement un réconfort naturel. Ils avaient bien dîné et bu, le vin au miel dessinait des sourires sur leurs traits décontractés. La soirée était agrémentée de chants et de danses, de quoi réveiller le désir. En l'absence de leur père, Ennion jugea bon de les initier, il avait tout prévu pour la nuit. Il les confia à une jeune mulâtre égyptienne, lui disparut dans l'auberge d'à côté. Il connaissait l'attachement fusionnel de ses neveux, le mieux était de les livrer ensemble sans rivalité ni jalousie.
Avec une gestuelle de danseuse, sa nudité serpentait comme une flamme sous un voilage translucide. Elle s'assit dans la pénombre entre les deux éphèbes, embrassa l'un et l'autre en hésitant par lequel commencer. Elle découvrit ses épaules et laissa pointer sa poitrine en poire en amenant les deux têtes contre elle. L'un s'y était suspendu sans réticence, l'autre en insistant. Elle glissa ses mains soyeuses dans leur intimité et éveilla leur douce nature de novices. Adoniram ne tenait plus, il se déroba à sa tunique et s'allongea sur le lit, raide et pulsatile. Elle vint assouvir sa frénésie en distrayant sa cadence par des baisers et des retraits. Il l'accrochait, la pinçait, la mordillait, la dominait sous le regard perdu de son frère qui se faisait oublier. Quand il eut fini d'avoir raison de sa nature, il était étourdi de plaisir. L'inertie le gagna quand soudain, saisi de remords, il se précipita auprès de son frère, le leva, l'embrassa dans une violente étreinte en le dénudant et lui dit:
Ne m'en veuille pas, c'est toi que j'aime plus que tout au monde. Fais – le pour moi, fais – le pour nous.
Il l'amena au lit et le livra à son destin, ils étaient de part et d'autre du plaisir convoité. La pudeur de Hiram n'était pas de la honte, il peignit le corps de la danseuse avec ses caresses, s'attarda aux contours et aux points sensibles. Il enfonça la paume de sa main dans la chair tendre puis effaça son dessin ; il l'effleura du dos de sa main velue avec son duvet électrifié à donner des frissons. Soulagé, Adoniram s'assoupit en empoignant le couple à peine formé. Hiram saisit la main de son frère pour ne pas l'écraser en s'agitant calmement pendant l'amour. Ils dormaient comme des nourrissons blottis chacun contre un sein. Leur manège se répéta une fois de plus à ce baptême jusqu'à l'épuisement. Quand Ennion vint les récupérer le matin, la danseuse lui dit:

– Ils sont bien différents vos neveux.
– Heureusement !

Malgré les directives d'Ennion, les essais d'Adoniram n'étaient pas concluants, il soufflait trop ou trop peu, il faisait des ballons ou des tubes irisés. Hiram arrivait à maîtriser suffisamment les formes simples, de quoi satisfaire maître Jason qui jugea la teinte balafrée du sable jaune peu propice au commerce. Il offrit aux garçons un vase signé de lui et demanda à Hiram d'emporter les vases qu'il avait façonnés.
Adoniram voulait s'échapper tous les soirs vers son plaisir; Hiram ne l'accompagnait pas toujours ; il lui semblait que son frère s'attachait à la fille. La retenue était de mise dans de telles circonstances, tous étaient gênés d'aborder le sujet. Un soir, voyant Hiram seul à la maison, Ennion comprit, il eut peur que la jalousie se frayât un chemin entre ses neveux. Il leur dit avec autorité:
Il n'est pas question que vous sortiez l'un sans l'autre. Vous accorderez vos plaisirs. Partager oui, s'attacher non! Ne laissez jamais la jalousie vous séparer.
Grande fut la joie de leur mère à leur retour, elle les scrutait comme des étrangers, ils avaient changé sans avoir changé. Ils vidèrent leur sac de présents, la poterie achetée et la verrerie fabriquée. Elle plaça le vase de Jason au milieu de la réception et les vases des apprentis dans un coin. Adoniram se trahissait par des regards malicieux et des plaisanteries osées, elle comprit qu'Ennion les avait affranchis de leur chasteté. A leur départ, leur mère leur fit ses adieux et ses recommandations.

LA CARRIÈRE DES MAÇONS

Ennion leur fit découvrir la région de Sidon, il amena ses neveux au temple d'Eshmoun – Adonis à flanc de colline. Taillé dans la roche au bord de la rivière, l'édifice était d'une magnificence unique. Un cours d'eau, dessinant des lacets dans le temple, jaillissait sous le trône d'Astarté ; il alimentait les baignoires où plongeaient les pèlerins en quête de guérison.
Non loin, se trouvait une carrière qui livrait bruyamment un spectacle insolite. Deux catapultes assemblées se balançaient grâce à une roue entraînée par l'eau: c'était une scie mécanisée pour les pierres à mesure. Les bras de la machine s'agitaient en l'air et se rabattaient dans un mouvement saccadé tel celui d'un titan maladroit. Adoniram était emballé par la découverte, il admirait le paysage escarpé, les bois, la rivière, les restanques... tout lui parlait, c'était fait pour lui! Ennion céda, et voilà les deux garçons à l’œuvre dès le lendemain. Adoniram était autour de la machine, absorbé par la mécanique étrange de la scie étincelante. Affecté à la tâche de puiser l'eau pour refroidir la lame dite « shamir », il ne se plaignait pas, il était pris dans le mouvement. Dès qu'une pierre était finie, il aidait à la dégager avec un compagnon qui la marquait au verso, les colonnes étaient signées du nom de leur tailleur. Hiram était intéressé par l'assemblage des pierres dans l'ordre, un maître les rangeait par terre selon le dessin de l'architecte. Les ajustements ainsi opérés permettaient aux pierres à mesure d'être montées avec précision dans leur édifice de destination.
La semaine d'après se déroula autour des sculpteurs qui faisaient sortir toutes sortes de créatures sous leurs ciseaux, c'était magique! La carrière était loin de la ville, Ennion avait négocié une cellule au couvent pour loger ses neveux.
Pendant ce temps, une rumeur circulait à Tyr au sujet d'une flotte décimée au large de Marsala (Marsa EL = port d'EL) en Sicile ; la nouvelle gagna le cinquième étage d'un immeuble où une femme de marin s'était retranchée dans un beffroi de solitude. Un gouffre se creusait en son sein, la vidant de sa substance. Elle ramassa son résidu de courage pour affronter son destin. Le capitaine, la voyant :
– Il ne s'agit pas de lui, dit – il de loin.
– Qu'est – ce qui vous le fait dire?
– Les noms des bateaux nous sont parvenus, ils étaient en provenance de l’Égypte.
– Et s'il s'était joint à eux?
– Impossible, je continuerai à enquêter et je vous tiendrai au courant.

Il l'accompagna au temple, elle fit ses invocations. Le monument était vieux de dix sept siècles, on avait entamé sa restauration, cela devait durer des années. Elle fit le vœu d'offrir une rangée de pierres à mesure au cas où Melqart lui ramènerait son époux sain et sauf.
Le temps était son ennemi, il la déchirait entre le désir de disparaître et l'amour de sa progéniture. Elle aurait préféré s'immoler par dessus les remparts, si seulement les enfants pouvaient grandir plus vite que les saisons ! Elle était réduite à un objet, propriété de ses fils. Le printemps la ressuscitait et l'été la moissonnait comme un chardon sec. L'insomnie continuait en elle l’œuvre du jour, l'angoisse l'étreignait sans cesse. En se levant une nuit, elle constata une lueur dans la réception, ses tourments l'avaient probablement distraite, aurait – elle oublié d'étouffer la lampe à huile ? Elle se précipita dans la pièce et vit dans un coin des cercles jaunes suspendus. Une vision? Elle se frotta vigoureusement les yeux, se ressaisit, l'image était toujours là. Elle alluma sa lampe, les cercles disparurent, étonnant! Elle porta sa lampe au dehors et les cercles réapparurent, hallucinant! Peut – être un nid de vers luisants? Mais non, cela provenait des vases de Hiram. Elle porta l'un d'eux dans l'obscurité et le phénomène se reproduisit. Il s’éclairait dans le noir et s'éteignait dans la lumière. Aussi étrange que cela pût paraître, une lumière en chassait une autre.

MAT'ASTART DE SIDON

Le capitaine réussit à apaiser la femme de Melkom pendant que son mari fêtait le nouvel an phénicien en Irlande. Jusqu'à nos jours, on y célèbre tous les premiers mai la "Nuit des feux de Baal". Le culte phénicien y était bien ancré, les Adonies étaient décalées et adaptées aux saisons. Alors que les marins cherchaient un réconfort auprès des danseuses et des prêtresses d'Astarté, Melkom était convoqué chez le grand prêtre pour une affaire de grande importance. Dans toutes les sociétés, le clergé était doté d'excellents services de renseignements. Ceci étant, il était parvenu au grand prêtre que Melkom jouissait d'une notoriété conséquente auprès des suffètes de Tyr, il était donc digne de confiance.
Le grand prêtre lui adressa la parole en ces termes:
– Connaissez – vous un dénommé Mat'Astart de Sidon?
– C'était un marin de légende chez nous, il a disparu face à l'Atlas en contournant le pays de Ham (l'Afrique) il y a plus de deux ans. On ne le reverra jamais plus.
– Pour le voir il faudra mettre le cap vers l'Atlantide et se laisser dériver par le courant.
– Vénérable, que me dites – vous? est – ce sérieux? dit Melkom interloqué.
– Du plus haut sérieux. Votre ami a été emporté, quarante jours durant, par le courant de l'Atlas vers une nouvelle terre qu'il baptisa l'Atlantide. Il s'est échoué à l'endroit nommé Paraïba par les indigènes qu'il désigna par " Peaux – pourpres ". Un peuple pacifique et un havre de paix et d'abondance, comme il l'a qualifié, il fait bon y vivre.
– Quelqu'un est – il venu de là – bas le raconter?
– Non, il avait consigné cela par écrit dans une fiole en cuivre scellée à son seing ; un pêcheur me l'a ramenée pour déchiffrer l'écrit. Il l'a incisé sur une stèle au lieu-dit Paraïba.
– Que PoSidon ( Père de Sidon ) soit loué.
– Je vous montre la fiole et le papyrus mais je ne peux vous les confier sans une ordonnance royale.
– Sans cela, il me sera difficile de convaincre.
– Je vous ai fait une copie confidentielle de la lettre mais pas de la carte.

Melkom authentifia le scellé, mémorisa attentivement la carte et se retira bouleversé. Son bateau était tellement chargé d'argent qu'il fît couler les deux ancres et la cloche en alliage d'argent. Il mit le cap sur Tyr chargé de richesses, la plus précieuse étant la nouvelle de Mat'Astart.
De retour à la maison, les deux grands garçons racontaient leurs expériences à leur mère pour la distraire de l'anxiété de l'attente. Adieu l'innocence et l'insouciance, ils avaient appris le naufrage, un tel événement faisait le tour de la Phénicie. De son côté, elle leur fit découvrir la luminescence de leur verrerie, de quoi les amuser. Toute expérience amenait son lot de savoir : ce qu'il fallait faire et ce qu'il ne fallait pas faire. Ils semblaient se plaire dans la maçonnerie; enfin un métier de terre, se disait – elle dans le secret de son âme.
A cette période de l'année, la confrérie des nubiles d'Astarté venait en pèlerinage au temple d'Eshmoun en vue des Adonies de Tammouz (juillet). Pour leur baptême, les filles devaient concéder leur virginité à la déesse de la fécondité contre une offrande dont les amants s'acquittaient au bénéfice du temple. Ce fut la manne d'Adoniram qui festoyait, selon un calendrier peu orthodoxe, au rythme de ses pulsions.
Les deux frères se complaisaient dans l'art du bâtiment. À côté de la carrière, il y avait une fonderie où l'on coulait les colonnes arrondies des temples, leurs socles et leurs chapiteaux, et ce pour une contrainte du culte. En fait, il était interdit de lever les ciseaux et les maillets sur la pierre des lieux de culte, c'était considéré comme une profanation. On taillait les matériaux à surface plane à la scie. Les formes rondes étaient sculptées dans le bois ou coulées en bronze. Les deux frères étaient affectés à ébarber et polir le bronze brut de fonderie. Cet apprentissage devait perdurer jusqu'au retour de leur père.
Un bateau fendait l'horizon en dessinant une moustache dans l'eau, ses ancres en argent esquissaient le sourire d'un gitan découvrant deux dents en vermeil. Ainsi, Melkom effectuait son retour triomphal sous le regard incrédule de sa femme prévenue. Inutile de s'épancher sur la teneur de telles retrouvailles, elle s'inscrit dans un sentiment universel que partagent toutes les femmes de marins. Une fois la famille réunie, les récits coulaient de source sur le vécu des uns et la soif des autres de se le faire raconter. Melkom se trouva en présence de deux superbes garçons épanouis et instruits, de jeunes adultes déjà. Autant le jour on racontait ce qui est connu ou qui va l'être, autant dans l'intimité du soir on racontait sous serment les non dits. Melkom et sa femme jurèrent par les dieux de la terre et de la mer que rien ne sortirait de leur chambre. Pour commencer, aucun n'avait commis d'adultère. Elle lui parla du secret du verre luisant et lui de l'Atlantide. En ces temps reculés, on avait le culte des mystères, des énigmes et des secrets.
Elle lui fit part du vœu qu'elle avait proféré au temple, il acquiesça et offrit les deux ancres d'argent pour honorer ce vœu. Sa fortune était faite, au port les uns le surnommaient "l'ancre d'argent", les autres la "cloche d'argent". Le capitaine avait été largement récompensé pour être à l'abri du besoin. Il lui révéla un secret militaire. Il avait ses entrées au port encaissé, il l'amena voir les premières trirèmes majestueuses qui allaient désormais remplacer les birèmes. Une merveille de navire!
Avant même de demander audience au roi, Melkom fut convoqué à la cour. Après les allégeances et les courtoisies conventionnelles, Hiram le Grand s'adressa à Maître Melkom en ces termes:
– Avec l'accord du Conseil du Royaume, je vous nomme suffète pour les affaires maritimes.
– C'est un grand honneur, votre majesté.
– Il va de soi qu'il vous sera confié des missions délicates qui revêtent un aspect stratégique.
– Avec votre permission, je servirai l'intérêt du royaume.
– Justement je vous mandate pour passer en Mer Rouge un convoi de birèmes à travers l’Égypte. Il nous est utile de renforcer notre flotte et nos échanges avec le royaume de Saba et les deux Ophir de l'Inde et de l’Éthiopie. Les nations qui nous entourent se ruinent par les guerres, cela ne doit pas nous distraire de nos intérêts qui ne sont nuisibles à personne.
– Les birèmes sont des bâtiments de guerre, votre majesté.
– Dorénavant leur vocation sera le commerce étant donné que les trirèmes, que vous avez vues, vont les remplacer.
– Il m'a été permis de les voir en privé.
– " Les yeux et les oreilles du roi " sont partout. Le devoir d'un roi est d'être renseigné, il y va du destin de sa ville. Contrairement à ce qu'on croit, si les dangers nous guettent de l'extérieur, la sécurité commence à l'intérieur. Une épidémie s'introduit du dehors et nous frappe un temps, mais quand notre chair se tuméfie et dégénère de l'intérieur on est perdu à jamais.
– C'est la sagesse même, votre majesté.
– Vous vous donnez du mal pour mettre votre famille à l'abri, tout Tyr est ma famille, je lui dois protection et prospérité.
– Le Pharaon est – il prévenu?
– Il fait draguer le Canal des Pharaons du delta et au – delà des Lacs Amers, contre un bateau bien entendu. Ce sera terminé à la fin de l'été.
– Et s'il confisque les bateaux?
– Il sera perdant. Étant donné son âge, il est susceptible d'envoyer son fils, le jeune et capricieux Siamon. Il est gourmand, il en demandera plus, qui sait ?
– Comme deux bateaux, un pour la haute et un pour la basse Égypte par exemple?
– Vous voulez dire le deuxième pour lui, je vous laisse seul juge, agissez de manière à ne pas compromettre la mission. C'est délicat car à Saba vous pouvez être confronté à la même requête; il nous faut cinq bateaux minimum, pour être efficaces prenez – en huit.
– Et pour le retour?
– Il ne s'agit pas de rebrousser chemin, le port d'attache sera celui d'Elat, la marchandise sera acheminée par les caravanes jusqu'à nos ports de Haïfa et d'Acre. Mon ami, le roi David, garantira la sécurité à prix d'or.
– C'est compliqué. Pourquoi n'affecterait – on pas ces navires aux échanges avec l'Atlantique?
– La navigation y est longue et très risquée, considérez la perte d'un tel navire pour la ville. Vous ne serez pas, par hasard, en train de décliner votre mission?
– Que votre volonté soit faite.
– Je ne vous retiens pas davantage.
– Avec votre permission majesté, j'ai une lettre à vous remettre. Ayez l’obligeance de la garder secrète.

Le roi Hiram prit la lettre, congédia la cour et s'isola avec le nouveau suffète; il lut ceci:

" Nous, des fils de Canaan de Sidon, la ville du roi. Et commerce nous a jetés sur ce rivage lointain, une région de montagnes. Et nous avons offert un sacrifice d'encens aux dieux et aux déesses, en l'an dix-neuf d'Hiram, notre roi puissant. Et nous sommes venus d'Ézion-Gaber [Elat], dans la mer Sereine. Nous étions partis avec dix bateaux, et nous étions en mer ensemble deux ans autour de la terre de Ham, et nous fûmes séparés par la main de Ba'al, et nous n'étions plus avec nos camarades. Et nous sommes venus ici douze hommes et trois femmes, sur rivage lointain, dont moi Mat'Astart, le chef, ai pris possession. Que les dieux et les déesses nous soient propices."

En parcourant les huit lignes, le roi devint grave. Le nom de Mat'Astart lui échappa et retentit trois fois dans la salle du trône. Lui, qui était passé maître dans les énigmes, n'avait jamais été bouleversé à ce point par un écrit. A peine Melkom avait – il susurré qu'il y avait une carte, le souverain le toisa avec appréhension, lui donna congé en disant:
C'est invraisemblable, vous irez récupérer la carte, mais avant, je dois délibérer.

La préparation de l'expédition devait prendre quelques mois, que Melkom mit à profit pour s'occuper de ses fils. Il leur fit effectuer plusieurs sorties en mer jusqu'à Ougarit afin de leur inculquer le goût de la navigation. Adoniram n'avait de cesse de manifester son penchant pour la maçonnerie. Sans contrarier le dessein de son père, Hiram trouvait son compte dans la franchise de son frère. A l'instigation de leur mère, Ils firent un tour des monuments de la Phénicie pour se forger une idée sur la maçonnerie. Ils furent déçus par le "Temple des Obélisques" de Byblos, il était le plus ancien mais le plus dépouillé. La statue en bronze de Baal – Beck, d'une hauteur écrasante par dessus le trône, les impressionna. Baalbeck les stupéfia par le gigantisme, l'étendue de l'esplanade et la complexité de sa structure. Ses souterrains pouvaient contenir une ville entière avec des citernes, des silos à grain et des passages secrets, de quoi tenir un blocus. Il y avait des étables pour les animaux du sacrifice et des abattoirs pour ce faire. En conclusion, Melkom décida d'envoyer les deux garçons au Carmel pour quatre à cinq ans d'études. Ils s'apprêtèrent à mener une vie d'ascèse qui commençait dès l'aube par les matines. L'enseignement dispensé étant polyvalent, ils opteraient pour le domaine de leur choix.
Jamais leur vie de famille n'avait été aussi intense que cet été, aucun instant de perdu, ils cherchaient à se rassasier les uns des autres. Le moment de la grande séparation était aussi mûr que les fruits de septembre. Après une visite détaillée des navires de leur père, les enfants partirent les premiers vers leur destin. Ils disparurent sur le chemin en regardant le mouchoir agité de leur mère heureuse et déchirée. Sur le palier du cinquième étage, elle se retourna vers son mari:
– Ils vont t'envoyer chercher la carte, c'est le prix à payer pour un suffète?
– Aucune décision n'a été prise, mais cela se peut.
– Je m'en doutais.
– Pour le moment, je dois accomplir ma mission, c'est parti pour deux étés. Ils décideront sans moi.
– Et tu ne peux qu'accepter, je ne le sens pas ce voyage.

Pour elle, le voyage en Mer Rouge était une balade comparé à l'océan. C'était la première parade civile de birèmes de guerre. L'escadrille remplissait le port et les voiles déployées tombaient comme le rideau d'un théâtre, le tour était joué. En voyant les navires disparaître de bas en haut sur l'horizon, elle serrait sur sa poitrine l'accolade d'adieu dont elle avait gardé l'empreinte.

LE CANAL DES PHARAONS

Par beau temps et mer calme, le voyage avait l'air d'une croisière d'agrément. Melkom était attendu à l'embouchure du Nil par une délégation de Pharaon qui prit place à bord pour escorter et inspecter. Par précaution, les marques et les repères de fabrication étaient soigneusement gommés. La remontée du delta fut laborieuse et lente, la prudence était de mise pour cette grande première. On débarqua progressivement la marchandise destinée à l’Égypte pour délester les navires.

Au branchement du Canal des Pharaons, les manœuvres devenaient très délicates, des compagnies de chameliers contribuaient au halage. Par endroit, le canal était de la largeur des bateaux, les écluses étaient mises à contribution pour épargner les quilles. Ce passage nécessita plusieurs jours de labeur.
Le pharaon était régulièrement renseigné sur la progression de l'expédition, ses commandants ne tarissaient pas d'éloges sur cette armada stratégique. Il restait deux bâtiments dans le bras du delta quand se présenta le prince héritier Siamon. Il se fit porter à bord, examina les vedettes sans laisser paraître la moindre admiration. Il était muet comme un sphinx, fier et dédaigneux, le regard écrasant. Le moment de cette visite était calculé en fonction de ses prétentions. Cela signifiait qu'il voudrait se faire offrir un deuxième bateau ; à défaut, il pouvait tout confisquer et compromettre la mission. En fin diplomate, Melkom anticipa en le rassurant, c'était l'intention du roi Hiram de doter les deux Égyptes de ces présents. Le suffète était soulagé d'abréger les manœuvres pourvu que la mission réussisse. Siamon esquissa un sourire et demanda qu'on convoie à bord le consul de Saba et sa famille. Il offrit un magnifique cheval blanc à Melkom qui fit le trajet à terre, sur les berges du canal, galopant d'un bateau à l'autre pour préserver la flotte d'un accident. De loin, cette navigation dans la mer de sable relevait de la légende. Un mirage de chameaux en bois fendait le désert avec des howdah cachant sous leur voilage des princesses promises. En arrivant aux Lacs Amers, l'avancée devint plus aisée grâce à la portance de l'eau salée et un tronçon de canal moins étriqué.
À cette époque, on cabotait et on commerçait à chaque escale. A Suez, le commerce reprit son droit avant que le cap ne fût mis sur Elat. Melkom avait finalement intégré ses quartiers, il alla s'assurer du confort du consul qui lui présenta sa suite et son épouse égyptienne. Il était d'usage qu'on mariât les consuls à une dame du pays hôte.
Le couple consulaire était d'un âge avancé et les enfants des adultes, mis à part une petite fille prétentieuse. Elle semblait asservir toute la famille à ses caprices. Dès la levée de l'ancre, un petit vacillement marqua le départ, ce fut suffisant pour apeurer la fillette dont les cris passaient par dessus bord; c'était sa première fois en mer. Rien ne la calmait, elle était au bord de l'hystérie, complètement terrorisée. On lui donna la concoction des voyageurs qu'elle rendit sur le champ, le mal de mer eut raison d'elle. Melkom la porta dans sa cabine et l'installa dans son hamac qui contrebalançait les mouvements de la coque. Elle eut un petit répit qui lui permit de garder la potion des voyageurs et finit par s'endormir. Entre ses allées et venues, le capitaine veillait sur elle. Son visage s'était détendu par l'épuisement et le remède, sa pâleur luisait comme de la nacre, elle avait l'air d'un ange assoupi. A son réveil, Melkom lui dit:
– Tu vas mieux maintenant?
– Comment tu t'appelles?
– Melkom et toi?
– Je n'aime pas ton bateau.
– Mais tu aimes ma chambre, c'est déjà ça.
– Il me fait peur quand il bouge, je vais tomber à l'eau.
– C'est passé, tu ne risques plus rien.
– Moi, c'est Balkis.
– Ce n'est pas fréquent; Balkis, Balkis ... je ne connais personne...
– Quand est – ce qu'on mange?
Il s'en alla lui chercher des dattes et rassurer les parents. De retour, il l'appela: Balkis, Balkis... Un écho métallique se fit entendre: Balkis, Balkis! Le perroquet avait déjà retenu le nom, il était fier sur son perchoir avec sa robe verte et sa tête jaune. Balkis demanda:
– Comment il s'appelle?
– Jaco.
– Je veux descendre.
– Je t'aide.
– Tu me portes.
Il étreignit l'ange contre sa poitrine et le mit sur ses genoux en lui donnant la becquée sans réticence. Elle était délicate et docile dans les bras de son sauveur. Dès qu'elle mettait les pieds sur le plancher, son étourdissement résiduel la reprenait, de nouveau elle s'accrochait à lui comme à une planche de salut.
– Je peux toucher Jaco ?
– Il faut faire connaissance d'abord, sinon il peut mordre.
– Quand alors ?
– Dans la semaine. Tu commenceras par l'appeler plusieurs fois par son nom et t'en occuper. Ici tu as des graines à lui donner. Il aime ça.
– Tu ne peux pas arrêter ton bateau de bouger, il fait le chameau.
– Sur la mer de sable et sur le désert d'eau, c'est le balancement qui fait avancer.
– Ça me fait peur.
– N’aie pas peur, viens avec moi.
Habitué à la rudesse des marins, Melkom était désemparé et encombré par la petite fille. Lui tenir la main n'était rien à côté de la porter pour la promener. Lui qui était appelé « la cloche d'argent », son prestige, son autorité, ses titres et sa mission passaient après la protection d'un être fragile. Il prit conscience du bonheur de sa femme à élever ses garçons en son absence; devait – il la jalouser ou s'en repentir? Ah, si ses fils étaient là pour s'occuper de la fillette ! Bien entendu, Balkis ne voulait pas coucher ailleurs que dans le hamac, lui s'exécutait et se contentait de la banquette.
Elle avait noué amitié avec Jaco, leurs échanges étaient codés. Son mentor lui passa sa cape en pourpre sur les épaules pour amortir la prise de serres du volatile. Il lui expliqua que les animaux n'étaient pas bêtes : ils ont peur de l'inconnu comme nous, ils nous reconnaissent grâce aux habits ; est – ce à la couleur ou à l'odeur? Il lui intima une grande prudence avant de lui poser Jaco sur l'épaule, le moindre mouvement brusque pouvait l'effaroucher, il était capable de s'envoler et ne plus revenir. La séance se déroula bien, elle lui parlait, il jacassait entre deux pépins. Néanmoins inquiet, Melkom lui montra un corsaire rescapé, estropié d'un œil par un perroquet. Il savait qu'elle n'avait peur de rien, il fallait savoir lui faire peur, elle fonctionnait ainsi. Il ne voulait pas que ses yeux en amande fussent abîmés. Au fur et à mesure tout s'arrangeait, Balkis suivait Melkom partout avec Jaco sur l'épaule. Leur manège dura jusqu'à Elat ; elle, commandant un génie, lui, cédant à une fée dans une douce résignation. A se demander qui était le plus enfant des deux. Dans la quiétude de la vie et la sérénité de la mer, la tendresse d'un enfant lui avait envahi le cœur
Arrivés à Elat, nos marins étaient attendus. Ils furent accueillis glorieusement, l'enthousiasme fut à la hauteur de l'exploit. Les fêtes s'organisèrent à bord pour célébrer le triomphe sur la mer. Elat avait été rattachée depuis peu au royaume de David. La ville cananéenne était dans un vallon abrité par deux collines et débouchait en pointe sur le port. Son importance tenait au commerce par terre et par mer, vers elle convergeaient les caravanes de l'Arabie Heureuse. Phéniciens, Hébreux, Médinois, Nabatéens, Madianites et Sabéens se brassaient en bonne entente dans le seul souci de leur prospérité. L'espionnage allait bon train en bonne intelligence. Les produits les plus rares s'y trouvaient en abondance ; les épices, l'encens, les soieries, les gemmes et l'or provenaient de l'Inde, de la Perse et de l'Afrique. Le consul se rendit au quartier des Sabéens et en profita pour passer un message annonçant son retour. L'équipage passait à tour de rôle au temple de El pour s'acquitter d'oboles et d'offrandes en guise de remerciement aux dieux avant de reprendre la voie pour le royaume de Saba.
Une fois le chargement achevé, la flotte se remit à l'eau. Chacun reprit sa place à bord et Balkis la capitainerie. Si l'attachement de Balkis à Melkom était surprenant, son détachement de sa famille était troublant; vu l'âge des parents, aurait – elle été adoptée?
Quand elle ne pouvait pas accéder au hamac pour la sieste, elle se glissait délicatement à côté du capitaine. Au réveil, elle l'embrassait comme un père. Plus il satisfaisait ses caprices, plus il s'attachait à elle. Ce qui était évident dans leur rapport, c'était que l'un et l'autre comblaient un manque d'affection.
Un jour le consul interrogea Melkom au sujet de la fondation des comptoirs. Cela semblait facile a posteriori, cependant ce n'était pas une mince affaire d'aborder des tribus guerrières qui voyaient dans un bateau une menace. Melkom expliqua:
– En effet, nos anciens accostaient dans une crique, débarquaient un peu de marchandise et la disposaient en ordre sur le bord du rivage. Ils regagnaient leurs navires et faisaient de la fumée pour avertir les indigènes. Ceux-ci s'approchaient, plaçaient à côté l'or qu'ils offraient en échange et se retiraient. Nos commerçants redescendaient examiner l'or laissé puis retournaient à leurs navires et attendaient. Les indigènes revenaient et ajoutaient de l'or jusqu'à ce que nos commerçants fussent satisfaits. On ne se faisait aucun tort, les uns ne touchant pas à l'or avant d'obtenir la valeur escomptée, les autres ne touchant pas à la marchandise avant que l'or ne soit pris. Quand nos commerçants jugeaient le troc équitable, ils emportaient l'or et s'en allaient. [Hérodote]
– Astucieux, mais les comptoirs?
– Les relations se nouaient avec le temps. Les commerçants exprimant leur désir de s'établir se voyaient offrir un lopin de plage d'un « fiddène » (un jour de labourage d'un bœuf).
– C'est peu.
– Il y avait des malins qui demandaient la peau d'un bœuf. Quand c'était accepté, ils taillaient la peau en lanières très fines et délimitaient une aire plus vaste.
Balkis était amusée par les histoires de son protecteur, elle l'écoutait avec fascination. La sœur du consul de Saba était la femme du consul d’Égypte à Ophir ; il suffisait d'une lettre de créance et Melkom serait bien accueilli, ses affaires facilitées. À l'abordage au port d'Aden, une armada de soldatesque était déployée pour faire face à cette flotte impressionnante. Ami ou ennemi? Le consul était le meilleur sauf – conduit, un détachement se hissa à bord pour le récupérer lui et sa famille. Balkis s'accrocha au cou de Melkom, le fixa avec ses yeux huilés comme des olives noires ; elle lui dit:

– Je peux amener Jaco?
– Il est à toi, mais fais attention.
– Je lui parlerai de toi. Tu reviendras?
– Sûrement.
– Je t'aime.
– Moi aussi.

On installa Balkis à la tête de la caravane qui s'enfonça dans le désert sans destinée; que du sable, aucune ville à l'horizon. Un seul bâtiment s'étalait comme un rempart sur le pourtour du port, flanqué de quelques tours de guet. Au moment de s'acquitter des taxes, Melkom n'avait rien à payer sur ordre du roi qui le chargeait de remettre une lettre et un grand coffre à son beau – frère, le roi d’Éthiopie.
Entre – temps, la réussite de l'expédition était parvenue à Tyr à la satisfaction générale. La renommée du suffète faisait la fierté de sa femme et de ses fils qui revenaient du Carmel toutes les trois lunes. Cette année encore, ils fêtèrent les Adonies sans leur père. Les cérémonies se déroulèrent sur l'esplanade du temple qui était en restauration. De part et d'autre de l'olivier votif, on installa les deux fameuses stèles. L'une était en or, l'autre en émeraude, en fait en pâte de verre verte et creuse, une lampe à huile l’éclairait de l'intérieur. Le roi Hiram avait le sens de la grandeur, il fit frapper la monnaie du temple pour financer les travaux, la Sacra Moneta, avec l'effigie de Melqart au recto et la devise de la ville au verso:

" De Tyr La Sainte et Inviolable "

OPHIR

De loin Ophir ne ressemblait à rien. Un ensemble de huttes et de masures à ras le sol; un spectacle de désolation contrastant avec la réputation d'opulence dont jouissait l’Éthiopie. L'effet était trompeur, le royaume était souterrain. Ailleurs, la grandeur des cités se mesurait à la hauteur des murailles et des tours, ici – bas, elle émanait de la profondeur des creusages. On trouvait des avantages à cette manière de construire autant pour la défense que pour le climat. Les excavations étaient plus profondes que le Canal des Pharaons. Les rues grouillaient de monde comme une fourmilière humaine. Une grande civilisation y était enterrée vivante et exhalait l'encens. Le paysage aux alentours était demeuré sauvage et verdoyant. Aux confins des villes, seuls les morts prenaient de la hauteur dans des pyramides majestueuses; on les éloignait par superstition. Melkom bénéficia de l'hospitalité du consul d’Égypte qui fit porter le coffre au roi. Les maisons, richement aménagées, faisaient plusieurs étages. Les couleurs vives des tentures et les meubles d'ébène incrustés d'ivoire égayaient l'ambiance. Au fond, Ophir était d'une beauté idyllique et sa faune était paradisiaque. L’Éthiopie fournissait les cours du Croissant Fertile en encens et pierreries, en fourrures et peaux de bêtes et de reptiles, en cornes et en défenses d'éléphants. On y venait chercher les rares espèces de volatiles, du perroquet au paon, voire même les singes « gélada ». A cette fin, on y avait développé des élevages de toute sorte afin de domestiquer les animaux et d'éviter de les blesser lors des captures.
L'aventurier solitaire visita une ferme de singes et s'en prit un, un petit mâle juste sevré, pour lui tenir compagnie. Il l'enveloppa dans sa cape pourpre pour l'habituer. À part l'amusement et l'affection, la vertu de ces singes était de tisser des liens intenses avec leurs maîtres et de les défendre farouchement en cas de menace.
Melkom plongea dans la nostalgie du retour. La marchandise remplissait les bateaux, il restait à charger les animaux en dernier; l'ambiance était celle d'une Arche de Noé. En faisant ses adieux au consul, il fut chargé de remettre une lettre et un grand coffre au roi de Saba.
Sur la route du retour, il y eut quelques escarmouches avec des pirates finalement inopérants devant cette nouvelle race de navires.
1 Rois 10 / 22 Car le roi avait en mer des navires de Tarsis avec ceux de Hiram; et tous les trois ans arrivaient les navires de Tarsis, apportant de l'or et de l'argent, de l'ivoire, des singes et des paons.
2 Chroniques 9 / 10 Les serviteurs de Hourâm..., qui avaient fait venir l’or d’Ophir, font venir des bois de santal et des pierres précieuses.

LE ROYAUME DE SABA

L'escale à Aden était bien méritée après une si longue expédition. La ménagerie donnait beaucoup de travail et l'équipage rêvait d'un répit réparateur. Le convoi chevaucha le sable à destination de la capitale, Marib. Les villes étaient éloignées du chemin des caravanes en bord de mer. Après des jours et des dunes, un spectacle magique jurait sur le désert ambiant; une oasis déroulait son tapis vert sur l'étendue de sable fauve : un Éden en pleine géhenne.

En s'approchant, on devinait une ville au dessin géométrique, bardée de deux collines habitées. Les rangées ordonnées des maisons à plusieurs étages se faisaient face le long du vallon. Sur un fond ocre, des volutes blanches dentelaient les arcades des fenêtres. Au loin, un barrage joignait les deux collines pour retenir l'eau, la manne du lieu. Un réseau de canalisations bordait les rues, rafraîchissait les brises et abreuvait les antilopes. De cet agencement se dégageaient un ordre et un raffinement impensables en plein désert.
Le consul offrit son hospitalité au marin qui le combla de présents exotiques. Melkom demanda:

– Je n'ai pas entendu Jaco?
– Ils vont bien, lui et sa maîtresse. Vous allez les voir, mais avant il vous faut satisfaire le roi qui vous a accordé une audience. Il semble très intéressé par vos navires d'exception. Peut – être ira – t – il les voir ?
– Avec plaisir.

L'audience eut lieu après trois jours. Une fois la remise du coffre effectuée, on fit rentrer Jaco qui s'envola spontanément vers son maître, le bonheur! Balkis ne devait pas être loin, se dit la cloche d'argent. Un serviteur entra en annonçant son altesse royale, la princesse héritière. Une petite silhouette voilée s'avança entre quatre gardes ; elle fit la révérence au roi, leva son voile par – dessus son diadème et se jeta dans les bras de Melkom. Dérogeant au protocole, elle l'embrassa et le serra longuement avant de s’asseoir sur ses genoux. Melkom gêné:
– Ne vous en déplaise majesté.
– Qu'avez – vous fait à notre future reine ? Elle répète votre nom même en rêve.
– Le plus beau cadeau.
– Vous l'aimez tant?
– Je lui ai offert ce qui ne coûte rien et qui n'a pas de prix. (Pour faire belle figure on parlait en énigmes.)
– Une énigme?
– Le temps. Je lui ai consacré mon temps.
– C'est ce qui me manque le plus avec elle.
– Avez – vous d'autres enfants?
– Vous voulez dire des garçons ? Non. ce n'est pas nécessaire chez nous. Nos femmes règnent sans partage. Ce n'est pas comme en Judée où les hommes sont polygames et chaque changement de règne se solde par des fratricides.
– Cela peut poser d'autres problèmes.
– Nos femmes sont polyandres, elles peuvent avoir des enfants de plusieurs maris qui ne leur disputent pas le trône [Cette pratique perdura jusqu'au VII°siècle de notre ère]. Nos unions sont libres. Quand on ne souscrit pas à la fidélité, on s'épargne la jalousie. La reine choisit parmi ses enfants celui ou celle qui sera le plus apte à régner. Au moins ce sont les enfants de l'amour pour lesquels on abdique naturellement.
– Cela donne à repenser les traditions; elles ne sont ni meilleures ni pires, tout juste différentes. Le tout est de savoir s'arranger avec la vie.
– Les gens disposent de leur corps comme ils l'entendent. La vie est née sans tabous.
– Les tabous relèvent de l'invention de l'homme. L'essentiel est de ne pas nuire aux autres.
– Je vous retiens au palais pour Balkis. Nous aurons l'occasion de parler affaires.

Pour le bonheur de Balkis, Melkom fut logé au palais. La visite de la ville s'effectua en grande pompe grâce à l'accompagnatrice, la princesse royale. Elle avait changé, elle tenait son rang et montrait déjà des signes de maturité.
Le barrage était l’œuvre titanesque de plusieurs générations. L'eau formait un lac en entonnoir qui s'écoulait des deux côtés à flanc de colline. Au loin, pointait une colonnade en plein air dessinant un stade : le temple du soleil érigé autour d'une des vingt quatre kaabas (météorites) de l'Arabie Heureuse. Une pierre noire tombée du ciel, quoi de mieux!
Un soir la discussion avec le roi tourna autour des bateaux. Le roi dit:
– Mes capitaines sont impressionnés par vos navires.
– Me feriez - vous l'honneur de les visiter?
– Nous le ferons à votre départ.
– J'ai des recommandations du roi Hiram de vous en offrir un, avec votre permission.
– Pourvu que cela ne donne pas d'idées guerrières à nos capitaines.
– Ces birèmes sont simplement dissuasives.
– J'aurais pu vous confisquer un ou deux navires comme l'ont fait les Égyptiens.
– C'est votre droit majesté.
– Mon but est l'intérêt de Saba.
– Que pensez – vous d'une association avec Tyr pour moitié chacun ? Nous aurions des intérêts communs. Vos négociants et vos marins auraient le meilleur outil à leur disposition.
– Excellente idée. Aden sera le port d'attache d'un bateau qui portera les pavillons de Saba et de Tyr. Il faudra le baptiser, avez – vous une idée ?
– Balkis.
– Reine Balkis, qu'il soit appelé ainsi.

Le désintéressement du roi et l'habileté du suffète firent que cette alliance fut menée à bien dans la paix et la justice. Balkis ne pouvait pas mesurer l'importance d'un tel cadeau, elle en voulait un à sa portée:
– Tu ne m'as rien rapporter de ton voyage.
– Si, si, un compagnon.
– Pour Jaco.
– Non, pour toi. Tu vas voir, il va t'amuser et te protéger.

Il lui passa sa cape et approcha le singe qui était réticent à prime abord. Au prix de caresses et de dattes, il finit par s'installer sur les genoux de la petite reine en s'accrochant à l'étoffe. Melkom offrit son vêtement à Balkis pour l'aider à apprivoiser le singe. Elle promena son compagnon longtemps à la laisse avant d'arriver à le détacher définitivement.
L'heure du départ sonnait, après un séjour enchanteur. Le roi s'était déplacé pour visiter le bateau qu'il baptisa le Reine Balkis. Melkom promit à sa protégée de revenir un jour, avant de disparaître à l'horizon.

LA CITÉ DE DAVID

Les caravanes d'Elat desservaient les grandes cités et les villes portuaires. Melkom voulait rejoindre ses enfants au Carmel, il opta pour la voie intérieure qui passait par la cité de David. C'était l'occasion d'explorer le royaume de Judée qui était parvenu depuis peu à soumettre les douze tribus hébraïques. Le roi David était âgé et très riche, son règne était très controversé et ses villes manquaient de tout. Les bâtisseurs de Tyr lui avaient construit une maison en dur à Jérusalem et étaient en train d'y édifier des fortifications. Le roi Hiram lui avait envoyé des maîtres pour alphabétiser le clergé et les notables de la cour. Comme David était féru de musique, on lui avait fait traduire les psaumes, il lui arrivait de les chanter.
Entre l'élimination de ses rivaux et la répression de ses opposants, les avis étaient très partagés à son sujet. On ne lui pardonnait rien, il y avait de quoi. David avait pris pour amant Jonathan, le fils de son prédécesseur, afin d'usurper le pouvoir. Maintenant, il voulait déshériter Adonias au profit de Salomon né d'un adultère. Melkom fit l'étonné et le chef de caravane enchaîna:
– Le roi avait séduit Bethsabée, la femme d'Urie le Hittite, elle tomba enceinte pendant que son mari combattait pour David.
– Il avait pris goût aux interdits.
– Il rappela le Hittite du front et voulut le forcer à coucher avec sa femme; Urie refusa!
– Je vois.
– Il le renvoya au front avec une lettre:
" 2 Samuel 11/15: Placez Urie au plus fort du combat, et retirez – vous de lui, afin qu'il soit frappé et qu'il meure."
– C'est cruel! C'est injuste!
– Elle devint sa dix septième épouse et sa centième femme; il voudrait faire de leur fils, Salomon, son héritier.

Une bourgade pointait sur le haut d'un plateau vallonné. Au milieu d'un campement de nomades, de petites maisons étaient clairsemées autour d'une grande bâtisse austère; c'était Jérusalem. Il fallait y rester jusqu'au lendemain avant de rallier le Carmel. Melkom fit un tour au marché sur l'esplanade du temple, où se dressaient les vestiges d'une colonnade vieille de mille ans, du temps du roi Melchisédec. Les marchands Cananéens étaient les maîtres du commerce, les tribus de David vendaient ce qui avait trait à l'élevage : viandes, fromages, laines et peaux de chèvres ou de moutons. Il s'en alla en se disant : jamais plus je n'y mettrai le pied.
Le voyageur fit un détour pour contempler la Mer Morte et la vallée du Jourdain. Il traversa la Galilée en biais jusqu'au Mont Carmel. La montagne soutenait un plateau où trônait paisiblement le monastère. L’accès était parsemé de grottes abritant des ermites. Une pépinière de grands prêtres et de savants déambulait dans la cour. Après une visite sommaire du lieu, Melkom s'enquit de ses fils. Plus de deux années s'étaient écoulées depuis son départ. Ils avaient grandi, Hiram arborait une barbe duveteuse, Adoniram se blessait en se rasant. Tous deux portaient des tabliers de maçons en cuir martelé aux insignes du compas et de l'équerre. Un instant, le suffète fut contrarié par l'idée que les fils d'un marin devenaient maçons par la volonté de leur mère; il finit par l'accepter pourvu qu'ils fussent heureux. Les accolades et les embrassades furent celles d'homme à homme, avec vigueur et retenue. Il n'était pas peu fier des éloges des maîtres au sujet de ses fils. Ils étaient doués et appliqués surtout dans les arts du bâtiment. Hiram excellait dans le travail des métaux, Adoniram dans la pierre. Somme toute, les frères étaient complémentaires. Tous deux avaient le culte du secret qui incombait à la corporation. Hiram était tacitement enclin à la discipline, Adoniram s'en accommodait du moment où il dispensait les ordres ; un maître d’œuvre en perspective.
Haïfa était à deux pas. Une fois la halte terminée, le père récupéra ses enfants, ils se mirent en selle. Ils embarquèrent pour Tyr. Les exploits de notre "cloche d'argent" faisaient légion parmi les marins. Le trajet s'effectua sous les compliments jusqu'à la ville "sainte et inviolable".

LES RETROUVAILLES

L’émotion fut à son comble par la réunion tant attendue de la famille au complet. La mère brûla de l'encens pour la grâce accordée. Pendant qu'elle s'affairait à cuisiner des lentilles, Adoniram alla à la rôtisserie porter un porcelet. Ils banquetaient tranquillement en attendant l'arrivée d'Ennion, prévue ce jour. Chacun eut à raconter son vécu durant cette période, cela ne manquait pas de pittoresque. Certes, l'aventure de Melkom tenait la vedette, son expression s'illuminait quand il parlait de la petite Balkis, ses fils rêvaient de la serrer dans leurs bras, une sœur leur était née ni de père ni de mère. Adoniram avait le vin joyeux, il se mit à chanter, Hiram l’accompagna à la flûte. Ils profitèrent une lune entière de ce sursis avant de reprendre chacun le cours de sa vie, tout comme le vase de Hiram qui s'éclairait toutes les nuits.
Une réception officielle fut organisée en l'honneur de Melkom pour le service rendu au royaume. Le roi Hiram et le Grand Suffète se relayèrent dans des allocutions vantant l'exploit de Melkom et lui exprimant la reconnaissance de la cité. Des agapes royales firent suite à la cérémonie, on servit les mets les plus précieux autour d'un paon apprêté pour l'occasion. De jeunes princesses roucoulaient comme des tourterelles autour des fils de Melkom.
Le suffète reprit son vieux gréement et mena ses fils à Chypre, ils firent leurs adieux à la marine. Lui, cabotait désormais sur la côte phénicienne; devenu très riche, il ne forçait plus son talent. Parfois il se faisait accompagner par son vieux capitaine, parfois par sa femme.
Les deux frères cherchaient un chantier pour parfaire leur entraînement de maçons; le temple de Melqart, en pleins travaux, aurait été l'idéal pour eux, tout y était monumental et sophistiqué. Ils repartirent pour le Carmel avec cet espoir.
La vie reprit son rythme naturel pour plus d'un an jusqu'à la convocation de Melkom au palais. Il comparut par devant le roi en présence du grand prêtre et du chef de l'armée. Un air de gravité planait sur la réunion. Le roi Hiram inaugura la discussion:
– Que diriez – vous de devenir roi?
– Que EL prête longue vie à votre majesté.
– Roi de l'Atlantide, si elle existe!
– Nous avons besoin d'en savoir davantage.
– Sage réponse. Avez – vous une idée de l'incidence d'un tel projet, fonder un royaume lointain rattaché à Tyr ?
– Notre ville est prospère sans ce saut dans l'inconnu.
– Sage réponse. Néanmoins, nous sommes à la merci des nations guerrières qui nous cernent, ce n'est pas faute d'avoir subi leurs invasions. Par terre nous ne pouvons leur faire face, par mer nous courons plus vite qu'eux.
– Mon roi œuvre sans ménagement pour la paix et la justice.
– Mais cela ne dépend pas que de nous. Si la menace de guerre nous rattrape, on pourra sauver le peuple par mer vers une terre de paix et de justice.
– Si je comprends bien, votre majesté, je dois récupérer la carte de Mat'Astart.
– Vous avez bien dit. C'est notre décision après maintes réflexions. Qui, mieux que vous, peut accomplir cette mission sans ébruiter l'affaire ?
– Me laisserez – vous réfléchir?
– Je ne vous ai pas inquiété depuis plus d'un an. Nous affréterons une birème à cette fin, le voyage sera court et sûr. L'affaire est vitale, non pas commerciale. Je dois cela à Tyr de mon vivant.
– Que votre volonté soit faite. Permettez – moi une requête concernant ma famille. En mon absence, mes fils auront fini leurs études et ils souhaiteraient travailler pour le temple. Ainsi, ils veilleront sur leur mère.
– Trop jeunes et sans expérience, rétorqua le prêtre.
– Mais doués.
– Accordé, dit le roi Hiram.

La nouvelle ne réjouit pas la femme du suffète, elle savait que Melkom n'allait pas se soustraire à la décision du roi, c'était dans sa nature. Les préparatifs du voyage prirent trois lunes. Le roi lui remit l'autorisation de ramener la carte de Mat'Astart. Le grand prêtre le bénit: Soyez béni par El Elion (le très haut) auteur des cieux et de la terre. Il le chargea d'une pierre sculptée au « tarif du temple » qu'il fallait sceller en vue pour éviter l'abus du clergé. C'était déjà le cas du temple de Baal de Marsa EL (Marseille) et du temple de Melqart – Héraclès à Monoïkos (Monaco = le seul dieu).
Sa famille était sur le quai pour les adieux, il leur promit que ce serait son dernier voyage. Ses fils entouraient leur mère résignée à taire sa prémonition. Les voiles disparurent de bas en haut à l'horizon, comme toutes les fois.
Au moment des Adonies, Hiram et Adoniram figuraient parmi les officiants ordonnés au Carmel; la théologie faisait partie des études à l'époque. Le troisième jour de la fête, en cette fin de février, une tempête se leva sur les dédicants en procession portant des palmes ou des rameaux d'olivier. Dans la bousculade, la stèle d'émeraude se renversa, se brisa; mauvais augure! s'exclamèrent les prêtres. Les morceaux de verre furent minutieusement récupérés par respect pour les prières millénaires dont ils étaient chargés. Hiram se proposa pour refondre la stèle; il fut la risée des maîtres verriers ; les uns y voyaient l'inconscience d'un jeune amateur, les autres l'intervention d'Ennion, leur concurrent. Au grand dam des verriers de Tyr, Hiram eut l'approbation du grand prêtre. Il fit la liste de sables et de plomb nécessaires à cette expérience, il en chargea Ennion. À côté de la poudre de turquoise figurait le sable jaune de la Mer Morte, dont Ennion ne connaissait même pas l'existence et dont maître Jason était ravi de se débarrasser.
Pendant que Hiram essayait différents mélanges quant à la consistance et la couleur, son frère appliquait le maintien de l'ordre au chantier. On distinguait les catégories d'ouvriers par leurs tenues, des malins changeaient la leur à la douzième heure pour se faire mieux payer. Adoniram leur imposa des mots secrets, des gestes et des attouchements pour séparer les compagnons des apprentis. De par son exubérance, Adoniram faisait montre de plus de zèle que son frère.

L'ÉGYPTE

Tous les royaumes du Levant faisaient allégeance à l’Égypte qui levait de temps à autre une armée pour asseoir son hégémonie sur la région. Le futur Pharaon, Siamon, était toujours partant pour une campagne au Sinaï afin de contrôler les caravanes et les racketter à volonté. Ce pour quoi les cours royales envoyaient leurs princes en Égypte en signe de soumission. Il se trouvait chez le Pharaon une caste de pages, descendants de roitelets vassaux, qui servaient d'otages de prestige.
Entre – temps, le Reine Balkis portait à Suez sa future reine pour compléter ses études, cette fois – ci c'était à Thèbes pour changer de Memphis. L'ancienne capitale était le refuge et la résidence surveillée des hermétiques monolâtres bannis.
Réuel, le prince de Madian, s'y trouvait ; le roi de Saba l'aurait voulu comme futur compagnon pour sa fille. Autrefois, ce style d’alliance était un gage de paix. A peine nubile, Balkis élevée parmi des adultes se plaisait au milieu des jeunes. Réuel suivait son cursus et dispensait des leçons à quelques élus dont Balkis. Elle devait effectuer périodiquement des séjours en Égypte pour se rôder au protocole et s'accoutumer au raffinement de la société égyptienne. Aussi, elle entretenait des relations utiles pour son règne futur. Il lui fallait apprendre la lingua franca phénicienne – cananéenne pour le commerce, et l'écriture profane, protosinaïtique, pour les correspondances. Un vaste programme en perspective où ne manquait pas l'initiation au culte auquel tous les souverains prenaient part. Réuel butait contre le caractère rebelle de son élève. Il s’ingénia à lui inventer une méthode intéressante; le mieux était de la faire parler, elle apprenait tout par le dialogue. En terre étrangère, la nostalgie de leur pays installa une bonne entente entre les deux hôtes. Elle jouait de sa séduction, lui ne manquait pas de charme; un mélange de patience et de tendresse les lia avec le temps.

LE TEMPLE DE MELQART

Melkom tenait une correspondance avec sa famille, ainsi étaient parvenues une lettre de Malte, une autre de Tartessos; tout allait vite et bien.
Les expériences de Hiram touchaient à leur fin, la qualité de la pâte de verre était d'une pureté de cristal et sa couleur avait l'éclat de l'émeraude. Adoniram prit l'empreinte de la stèle en or pour le moule. On coula le mélange homogène de sable, de chaux et de plomb ; on le surchauffa deux jours et on le laissa refroidir deux jours. À l'ouverture du moule, la stèle brillait comme un astre. On invita en hâte le grand prêtre à venir constater le phénomène. Il fut stupéfait par la qualité du verre et déçu qu'il fût d'un seul bloc; on ne pouvait pas y incorporer une lampe à huile, il fallut recommencer.
Sourate An-Nur (La Lumière)
35. Allah est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un (récipient de) cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat; son combustible vient d'un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont l'huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière...

Hiram affirma au prélat qu'elle allait être prête le soir – même. Dubitatif, le grand prêtre les pria de ne pas le déranger inutilement. À la nuit tombée, il vint pour découvrir leur mystère, c'était le même moule donc la même stèle se disait – il. Dès qu'ils eurent découvert leur œuvre, la luminescence translucide envahit l'atelier comme par enchantement. Stupéfait, le prélat demanda à connaître la source de cette lumière et quand elle allait s'éteindre. Hiram répondit:
– Jamais!
– Impossible!
– Elle s'éclaire d'elle – même, une lumière éternelle.
– Béni soit EL, lumière des cieux et de la terre. Cette stèle va s'ajouter au trésor du temple.
– Plus la nuit tombe, plus son rayonnement resplendit.
– Cette merveille va faire parler d'elle de génération en génération.
– Êtes – vous satisfait, vénérable?
– Quand elle sera au temple. Sachez que ce sera l'unique que vous ferez, secret bien gardé.
– Promis!
– Dès à présent, je vous nomme archimaître du temple.
– Vénérable, je ne l'ai pas faite tout seul, nous faisons tout à deux.
– Alors, Adoniram, je vous nomme archimaître du temple, jurez de garder le secret.
– Par EL, je le jure.

On venait de loin contempler cette merveille. Ainsi Hérodote:

... Je fis voile vers Tyr en Phénicie, où j'avais appris qu'il y avait un temple d'Hercule en grande vénération. Ce temple était décoré d'une infinité d'offrandes, et, entre autres riches ornements, on y voyait deux colonnes, dont l'une était d'or fin, et l'autre d'émeraude, qui jetait, la nuit, un grand éclat. (Euterpe – II, XLIV Trad. Larcher)

L'observation du jeune apprenti avait fait le génie du maître, ainsi est fait le progrès! La notoriété des deux archimaîtres fut unanimement reconnue. Ennion était fier, on lui avait bien caché le phénomène.

LE DERNIER VOYAGE DE MELKOM

Adoniram s'affairait à rajouter une rangée de pierres à mesure pour orner le haut du temple, quand la nouvelle lui parvint. Un naufrage avait frappé Tyr, on criait au port. Les gens pleuraient la birème, leur birème, celle d'un époux, d'un père, d'un frère, d'un ami... On entendait de loin leurs lamentations comme lors des Adonies. Aucun survivant. En un instant la ville entière hurlait son malheur et plongeait dans un deuil général, quelque cent marins manquaient à l'appel. En se précipitant au port, Adoniram essayait de se rassurer. Ce n'était pas la seule birème se disait – il; il héla le capitaine:
– Mo Abon? Mo Abon? [ Fils de notre père? Fils de notre père?]
– Mac Benac! Mac Benac! [ Fils de la veuve ! Fils de la veuve !]

En courant chez sa mère, il croisa Hiram abattu, les jambes flageolantes et engluées comme dans un cauchemar; il voulait éviter la confirmation de la nouvelle. Hiram demanda à son frère s'ils étaient toujours les fils de leur père, autrement dit, si leur père était vivant :
– Mo Abon? Mo Abon? [Fils de notre père? Fils de notre père?]
– Mac Benac! Mac Benac! [ Fils de la veuve ! Fils de la veuve !]

Il m'avait promis que c’était son dernier voyage; je le craignais, je ne le sentais pas ce dernier voyage, leur dit la veuve. Au large de la Gaule, une tornade s'était levée en mer, elle avait emporté la birème et l'avait brisée solennellement sur les rochers. La mer avait eu raison de leur père, elle l'engloutit à jamais, lui et l'Atlantide.
Plus tard, on pouvait lire au temple de Melqart sur une rangée de pierres:
" Cette rangée fut construite grâce à Melkom ". Il n'avait pas de tombe, sa mémoire était aussi vivante qu'une prière sur le mur du temple.
Il est dur le moment où l'homme devient un chagrin, rien qu'un chagrin, puis lamentablement la vie continue. Tristement, la vie reprenait ses droits sur la veuve et ses fils. La gloire, le prestige et la fortune ne pouvaient ramener le bonheur au sein du foyer. Écorchée vive, la mère s'efforçait souvent de retenir une larme prête à couler. On ne ressassait pas sa douleur, on ravalait son malheur, tout se passait en silence, silence assourdissant par moment. En signe de deuil, Adoniram ne se rasait plus. Une fois le temple fini, les archimaîtres et la veuve furent invités chez le roi.
Après les honneurs, ils furent retenus à dîner au palais. Le roi ne pouvait s'empêcher de parler de politique. Par son instabilité, le jeune royaume de Judée représentait une menace pour les intérêts de Tyr et Sidon. À la mort du roi David, Salomon avait accédé au trône à l'âge de douze ans. Le roi Hiram n'avait pas manqué de lui envoyer une missive à l'occasion:

2 Chroniques 2 / 11 ..." Béni soit l’Elohim d’Israël, auteur des cieux et de la terre, qui a donné au roi David un fils sage..."

Les Tyriens avaient bâti la maison de David qui avait le projet de fortifier Jérusalem et de la doter d'un temple. Mais, si Salomon se tournait vers l’Égypte à cette fin, le pharaon Siamon aurait la main mise sur les caravanes; s'il y prenait goût, il planterait son armée aux frontières de Tyr. L'enjeu était de taille, cela pouvait prendre une tournure dommageable à la Phénicie. Entre la mère de Salomon qui assurait la régence, une conspiratrice confirmée, et Siamon qui était avide de pouvoir et d'argent, la partie n'était pas facile.

LA MÈRE DE SALOMON

Bethsabée, la mère de Salomon, avait subi l'hostilité et la méfiance de la maison de David. Sa beauté immorale, à elle seule, déchaînait la jalousie des seize autres épouses du roi. Si David l'avait vue au bain, c'était qu'elle l'avait voulu, car le roi n'avait jamais vu une femme nue ainsi exhibée. Les hommes la considéraient comme une tentatrice de petite vertu. Les choses auraient pu se tasser avec le temps sauf que la rancune nourrie par l'adultère était plus forte. Elle accoucha, l'enfant mourut.

2 Samuel 12 / 18 Le septième jour, l'enfant mourut.

L'enfant né de l'adultère mourut, malédiction de Yahvé ! Dès lors, les rabbins lui attribuèrent une perversion démoniaque. Or les démons, elle connaissait bien, elle y croyait ferme comme les amazones. La femme d'Urie voua le fruit de son sein aux diables des Hittites; elle Jura à Gog et Magog qu'elle leur livrerait le trône de Yahvé. Salomon naquit, chétif et malingre, il survécut. Aveuglé par sa passion, David le préféra à toute sa descendance.
L'enfance de Salomon fut enveloppée de superstitions, d'exorcismes, de magies, de sortilèges, de mauvais œil, de mauvais sorts et de mauvais esprits. Un attirail de talismans, d'amulettes et de bracelets avait vocation de le protéger. Sa mère détenait une pharmacopée de poisons, d'herbes et d'encens pour faire face à toutes les situations; leur efficacité dépendait de leur rareté, de leur cherté en somme, les plus coûteux provenaient de Saba. La mère inculqua à son fils la méfiance, arme redoutable. Ce qui n'était pas suspect était quand bien même suspecté, tout sévissait en mal, en maladie, en malédiction.
Bethsabée réussit à faire le vide autour de David jusqu'à l'amener à déshériter son fils aîné. Salomon fut oint roi à la place d'Adonias. En passant pour victime, elle réussit à rallier à sa cause tous ceux qui avaient subi l'injustice de David.

2 Samuel 12 / 31 Il fit sortir les habitants, et il les plaça sous des scies, des herses de fer et des haches de fer, et les fit passer par des fours à briques ...

A la mort du roi, elle manigança complots et intrigues pour empoisonner, bannir ou éliminer ses détracteurs. Adonias se réfugia au temple, elle alla jouer l'entremetteuse pour le séduire et le piéger. Méfiant, Salomon fit exécuter son demi – frère. Mille quatre cent quarante cinq (1445) opposants périrent au changement de règne.
Cette cabale forgea le caractère du jeune roi à la tyrannie, il devint placide face au sang, à la mort ; tout obstacle était à éliminer, un problème de réglé. Étant le roi, il était le meilleur en tout et jalousé par tous. Il était vaniteux et capricieux, son humeur labile d'enfant ne l'avait jamais quitté ; tout lui était dû.
Son jeu préféré était les énigmes, celles à résoudre ou à inventer, pendant que sa mère régentait le royaume. D'un roi sanguinaire qui sévissait cruellement parmi ses sujets, que pouvaient attendre les cités – états voisines ? Quelles guerres allait – il provoquer? Pour pallier les ressentiments, le stratagème de Bethsabée fut de le marier, d'abord au sein des tribus, puis aux princesses des alentours, les Hittites pour commencer. Chaque princesse devait porter dans sa dot un territoire. Ainsi se réalisa le rêve du grand Israël grâce aux mille épouses et concubines.


1 Roi 11 / 1 Le roi Shelomo aimait les femmes étrangères, en multitude, et la fille de Pharaon… des Sidonites, des Hittites;
3. Sept cents femmes sont à lui, des princesses et trois cents concubines.

Salomon fut victime de sa mère depuis l'enfance, elle fit rejaillir sur lui le rejet et les polémiques dont elle fut l'objet. En public, Salomon affichait un judaïsme orthodoxe ; en secret, il fut initié aux sectes ésotériques de ses compagnes hittites. L'une d'elles lui procura l'anneau magique de Gog et Magog qui, lorsqu'on le frottait, conférait un pouvoir sur les djinns, les génies. En fait, il était en calamite – en pierre d'aimant. Son anneau faisait impression car il pouvait extraire les esprits maléfiques de la même façon qu'il attirait les métaux !

Sourate An-Naml (Les Fourmis) 17. Et furent rassemblées pour Salomon, ses armées de djinns, d'hommes et d'oiseaux, et furent placées en rangs.

En attendant, le roi mûrissait avec ses doutes dans une dimension illusoire. Il voulait dépasser la réputation de son père qui récitait par cœur une centaine de psaumes. Il chercha parmi les rouleaux des Tyriens le Livre de la Sagesse, il se mit à l'étudier et le mémoriser au point d'acquérir une réputation de sage. Durant la quatrième année de son règne et pour satisfaire l'attente du peuple, il décida d'accomplir la promesse de son père, celle d'ériger un temple à Yahvé. Sa mère le décida à faire appel à Hiram de Tyr, il s'exécuta.

BALKIS ET RÉUEL

Balkis se plut à Thèbes, loin des exigences de la cour de Saba et du défilé des prétendants. Elle y retourna et s'enquit de Réuel, il était sur le chemin du retour de Madian. Au soleil couchant, elle s'installait face au Nil scintillant de mille feux comme une coulée d'or entre les berges verdoyantes. L'horizon était percé d'une frêle colonnade de dattiers flamboyants qui lançaient leur chevelure dans la brise. Au crépuscule, elle s'adonnait à des promenades au bord de l'eau. La ville était morte, les rues désertes hormis quelques espions, elle s'ennuyait. Face à elle – même, elle se posait des questions auxquelles ne pouvaient rien ni son rang, ni sa richesse ni sa beauté qui tourmentait les autres et dont elle ne se souciait point. Chaque fois qu'elle se regardait, elle se reconnaissait; elle était égale à elle – même. Elle était lasse de son image au point de souhaiter être une autre.

Ce soir – là, elle était attendue chez elle. Pendant qu'il contemplait le paysage, un mirage se dessina à contre-jour au milieu de ce qui avait été une salle d'armes. Il se tourna et vit la silhouette qui le hantait. Il se détacha de son ombre et courut l'envelopper comme une proie, jusqu'à la faire disparaître sous son manteau dans une étreinte sauvage en criant :
– Balkis ! Balkis !
– Réuel !

Le monde céda la place à leur interminable embrassade. Il l'écrasa contre sa poitrine d'une force pénétrante pour percevoir les contours de ses seins et de sa silhouette. Il se retint par pudeur. Leur réaction spontanée échappait à leur contrôle. Elle ne cessait d'embellir, et lui de charmer.
Le jeune maître offrit à Balkis une cassette de lettres en mosaïque provenant de Phénicie qu'il fallait apprendre pour progresser. Cette saison, elle devait étudier le Corpus Hermeticum d'Hermès Trismégiste. Elle montrait moins d'entrain, elle n'arrivait pas à suivre, elle était ailleurs, dans l'ailleurs d'elle – même.

Leurs réunions se tenaient l'après – midi. Au crépuscule elle se promenait au bras de son ami jusqu'au fleuve. Une fois elle le poussa dans l'eau en plaisantant, il en profita pour se baigner. Un bruit dessina des cercles dans l'eau, il se retourna et vit une robe étalée sur les joncs. Ils se roulèrent dans l'herbe fraîche, cachés par les haies de lotus. Ils s’enlacèrent langoureusement et se caressèrent en amoureux. La fusion de leur mal – être faisait leur bien – être. Ce rituel se répétait tous les jours pour les nouveaux amants.
Il n'était pas question qu'il vienne vivre chez elle, elle en était dépitée mais ne voulait pas gâcher leur manège. Elle constatait qu'il devenait fébrile et empressé à la tombée de la nuit; elle le suivit plusieurs fois. Il disparaissait au bain public contigu au temple d'Aton. Cela réveilla en elle des soupçons dont elle voulait avoir le cœur net. Elle l'interrogea:
– Que vas – tu faire au bain tous les soirs?
– Comment le sais – tu?
– Je t'ai suivi.
– Pourquoi?
– Par jalousie.
– Je t'aime aussi.
– Mais tu me préfères les hommes.
– Ce n'est pas tout à fait ça. C'est mon secret.
– Quel genre de secret?
– Quand tu finiras le Corpus Hermeticum, je t'en dirai davantage.

Une femme amoureuse est capable de miracles! Fière comme elle l'était, elle avouait sa jalousie plutôt que son amour. Elle finit par lire le livre mystérieux et troublant :

– C'est trop compliqué pour moi.
– C'est le mystère de la vie.
– On perd sa logique en le lisant, pourtant il ne pèche ni par sorcellerie ni par magie.
– C'est le principe le plus pur parmi les croyances. Il n'y a qu'un seul dieu, le créateur.
– Que doit – on retenir d'autre?
– Que nous disposons de notre esprit pour chercher la vérité, notre vérité. Chacun a la sienne pour lui, non pas contre celle des autres.
– Cela implique quoi?
– La tolérance contre le fanatisme.
– Donc au bain, vous pratiquez la tolérance entre hommes.
– Je t’emmène, impertinente!

Il dit cela en éclatant de rire, il l'embrassa violemment. Il lui expliqua en chemin que le bain était jadis destiné à la purification des prêtres, ils accédaient au temple par un passage secret. Réuel lui fit visiter le temple et lui montra différents accès dont un menait à la crypte. Le soir, s'y déroulaient des tenues (réunions) entre hommes pour commenter le Corpus. Les femmes n'étaient pas admises dans la confrérie des hermétiques, mais il lui promit d'obtenir une dérogation. Elle était désormais sa complice, elle était tenue au secret et il y allait de leur vie de ne rien révéler. Finalement, les frères acceptèrent qu'elle visitât la crypte. On dépouilla le temple des symboles, on couvrit la Table d’Émeraude et on lui banda les yeux. Un sourd écho de frottement de pierres résonna, puis elle fut escortée dans un dédale insoupçonnable jusqu'à la salle souterraine où on lui découvrit les yeux. C'était la crypte du grand temple d'Aton qui servait de refuge, par ce même labyrinthe l'arche d’Akhenaton avait pris le chemin du Sinaï. Ce fut son premier passage dans une société secrète, d'autres histoires de vie s'y déroulaient et tout n'était pas pour le mal.
Leur attachement se renforçait au fur et à mesure, leurs esprits se pénétraient comme l'enlisement dans le sommeil. Ils ne pouvaient pas lutter contre cela, ils se laissèrent aller. Leurs ébats ne dérangeaient que le singe de la maîtresse qui nourrissait une aversion pour le mâle concurrent. Le temps des adieux était venu, la séparation était pénible.
– Tu viendras à Saba me retrouver.
– C'est plus facile que tu t'arrêtes à Madian.
– Pour avoir un destin facile, l'un de nous devrait renoncer à sa couronne.
– Je suis fils unique.
– Je ne veux pas me marier.
– Je suis promis à une Madianite, c'est la tradition. Mais toi, pourquoi ?
– La tradition ; ma mère me répète qu'on n'aime pas deux personnes pour la même raison.
– Je t'aime.
– Je suis jalouse de toi, de ce que tu es, de ce que tu aimes.

Elle l'emmena sur son bateau et le déposa face à Madian. Ils se promirent de s'écrire et de se retrouver partout où ils le pourraient, sans tabou.

LES FILS DE LA VEUVE

Le roi Hiram était soulagé que la demande de Salomon lui fût adressée. Bâtir le temple n'était que la première étape de l'édification d'une capitale; d'autres projets allaient suivre. Le roi mesurait l'enjeu économique et pacifique pour Tyr et Sidon. Il entama des consultations avec les suffètes et les corporations pour organiser l'acheminement du bois et des ouvriers. Tout le monde devait être mis à contribution, autant les maçons, les charpentiers que les marins. Les principaux corps de métiers étaient mobilisés et motivés. Nos deux archimaîtres étaient affectés à la restauration des remparts de Tyr quand Hiram fut appelé chez le roi. Celui – ci cherchait un architecte d'envergure pour mener l'entreprise à bien.
Hiram comparut par devant le roi en présence du grand prêtre:
– Pourquoi me faites – vous, à moi, cet honneur, votre majesté?
– Vous et votre frère, vous avez l'expérience du temple de Melqart.
– On a été dirigé par des grands maîtres autrement plus compétents que nous.
– J'apprécie votre modestie, néanmoins ce chantier prendra des années et vous êtes encore jeunes et célibataires ; vous avez la vie devant vous.
– Cela me dépasse, je vais me trouver au dépourvu face au roi Salomon, il a son caractère.
– Vous irez en qualité de vice – consul, votre fonction vous procurera l'immunité.
– Quel genre de temple irions – nous construire?
– Style Melqart en plus contenu, on vous fournira les plans.
– Sans stèle, ajouta le prélat.
– Permettez – moi d'en parler en famille?
– Le départ est fixé à la prochaine lune.

En apprenant la nouvelle, Adoniram répondit: On verra ! Il fallait prévenir leur mère le soir – même. La veuve devait décider de l'avenir de ses fils, elle remit la question au lendemain, la nuit porte conseil.

Le souci d'Adoniram était de ne pas la laisser seule; elle avait assez souffert des séparations. Hiram l'avait saisi au silence de son frère. Tous trois connurent l'insomnie cette nuit – là. Le lendemain soir leur mère se prononça:
– Il faut accomplir votre destin, moi j'ai fait ma vie, à vous de faire la vôtre où cela vous convient. Ne vous préoccupez pas de moi.
– Mère, on pourra y aller tous les trois.
– Je suis vieille pour cela, je me plais ici avec Ennion et mes amis. Pensez plutôt à vous.
– Je ne vous laisserai pas seule, je le jure, dit Adoniram.
– Ne te précipite pas, écoute – moi. Je suis heureuse pour vous, c'est un grand avenir.
– Il n'en est pas question, rétorqua Adoniram.
– Nous sommes très partagés, mère, intervint Hiram.
– Vous avez ma bénédiction pour y aller. Votre père l'aurait voulu; il vous demandait d'être excellents en tout, faites un chef – d’œuvre qui restera dans la mémoire des hommes.
– Le roi compte sur nous, mère.
– Les fils de Melkom ne peuvent refuser ce que leur père aurait accepté.
– On verra ! répliqua Adoniram.

La veille de l'audience, Adoniram se rasa un sourcil et frotta l'œil avec de la poudre de marbre pour l'irriter. Il avait un œil rouge dans une cocarde blanche : à défaut d'une pelade, c'était la lèpre ! Il fut exempté de la mission. Hiram se trouva seul à la tâche, on lui remit les plans du temple et on le dépêcha à Jérusalem. Il emporta avec lui des manuscrits et des habits de son père. La veuve avait honte du simulacre du fils rebelle; lui, était content de rester à la maison le temps de la repousse. Or le temps était du côté de la mère, à force d'attentes, elle avait la maîtrise du temps. Au bout de quelques jours elle observa l'agitation de son fils qui lui avait dérobé du kohl pour se dessiner le sourcil manquant afin de pointer le nez dehors. Devant le ridicule, il recula. Elle lui laissa le temps de réfléchir avant d'évoquer Hiram qui leur manquait :
– Il lui faudra du temps pour trouver une personne de confiance.
– Il finira par trouver.
– Ceux – là ne courent pas les rues.
– Il n'avait qu'à ne pas accepter. Les travaux demandent une telle préparation qu'ils ne débuteront pas avant des lunaisons. Il aura le temps de se rétracter.
– Il doit être partout, il ne reviendra plus nous voir.
– Il a choisi. Il nous écrira.
– Qui sait? Un jour on ira le voir.
– Il te manque déjà?
– A toi non? Les inséparables!
– Cela devait arriver un jour, je m'y fais. C'est la vie.
Elle sentit le détachement forcé d'Adoniram qui faisait le faux dur. Il avait repris la restauration des remparts, cela le distrayait. Il allait de moins en moins dans les tavernes et les auberges, il se renfermait, il se coupait de ses amis. De son côté, la mère se faisait du souci au sujet de Hiram, ce n'était pas de toute quiétude. Un soir, au cours d'une discussion:
– J'ai peur pour lui, tu sais.
– Il n'y a pas de raison.
– Dis – moi, pourquoi votre métier est – il entouré de tant de secrets?
– On connaît les plans des passages dérobés; alors pour la sécurité des villes et des rois ....
– Justement, pour la sécurité des rois, que de maçons ont été aveuglés ou réduits au silence.
– J'en ai entendu parler, mais ce n'est pas le cas. De toute manière, si un roi est fou, on n'y peut rien.
– Si, si, en laissant planer le doute sur l'existence de labyrinthes secrets.
– Comment?
– Il faut laisser croire que les constructions sont plus complexes qu'il n'y paraît.
– Il est vrai qu'un temple semble linéaire en apparence. Il ne laisse pas imaginer ce que cache la crypte.
– Voilà qui est réfléchi. Donc, il faut entretenir le doute pour se maintenir en vie !
– Hiram est trop intègre, il n'a pas cette malice.
– Toi, oui...
– Que veux – tu de moi, mère ?
– Que tu fasses ton devoir.
– Je ne peux pas, je t'en ai fait serment.
– Je te délie de ton serment.
– Et toi alors?
– Ne t'en fais pas pour moi.
A force, sa mère le rendit sensible à la menace qui planait sur son frère, il devenait indispensable. Lui, était déchiré entre son frère et sa mère. Elle le voyait bien animer un chantier titanesque, ébouriffé par les vapeurs d'une carrière et souriant de joie; elle voulait le réveiller sur lui – même. Deux lunaisons et Hiram n'avait pas écrit. Il était venu! Sa mère n'en revenait pas de joie et d'inquiétude.
– Mon fils, mon bien – aimé, tout va bien? Tu vas rester?
– Non, je suis bien là – bas; mais vous me manquez.
– Comment est la ville?
– Il n'y a pas de ville, que des campements de tribus et des tentes de nomades !
– Et le roi?
– Ubuesque, plus jeune que moi et imprévisible.
– Pourtant, il a la réputation d'un sage.
– En paroles, il récite nos livres de la Sagesse et des Proverbes. Il est intelligent, sa mémoire est infaillible, il n'oublie pas de se venger!
– Je vais chercher ton frère.
– Laisse – le venir.

La mélancolie se lisait dans le regard de Hiram, il se sentait un peu étranger chez lui. Qu'était – il venu faire, se demandait sa mère, sa réserve l'empêchait de l'interroger. Adoniram arriva tranquillement à la tombée de la nuit, sa mère vaquait à la cuisine, son frère l'accueillit sur le pas de la porte. Ils s'accrochèrent l'un à l'autre sans rien dire, Hiram se laissait faire évitant le regard de son frère, l'étreinte d'Adoniram dégageait de la colère. Hiram resta stoïque, Adoniram ironique:
– Quoi? Tu as démissionné?
– Non, non, c'est très intéressant, et toi?
– C'est la routine, je suis toujours aux remparts.
– Ce n'est pas une affaire pour toi.
– Oh! le vice – consul a des avis à dispenser maintenant.
– Tu vaux mieux que cela. Ne t'en contente pas.
– Tu nous as quittés, n'est – ce pas assez? En plus, tu viens me chercher dispute!
– Je viens te chercher, toi !

Hiram se mit à genoux, ses larmes mouillaient les pieds de son frère qui tomba à son tour sur les rotules. Ils s'embrassèrent avec violence et pleurèrent l'un dans le cou de l'autre. Leur mère vint achever ce tableau en posant ses mains sur leur tête. Silence, on pleure! Hiram, le premier rompit le silence:
– Je ne ferai rien sans toi.
– Je n'ai rien fait sans toi.
– Tu m'as manqué.
– Tu me manques.
– J'étais tout seul, tu comprends.
– J'étais avec ta mère.
– Mère, que doit – on faire?
– Demain il fera jour. Nous allons dîner maintenant.

L'épuisement fait suite à de telles émotions comme les pleurs attirent le sommeil. Mais tous trois se morfondirent dans leur couche toute la nuit. Avant l'aube, la mère vint pour réveiller les deux insomniaques qui veillaient fébrilement et leur dit:
– Le secret sera votre force; l'un va protéger l'autre. En cas de menace, au moins l'un de vous sera sauvé.
– Comment mère?
– On raconte que dans un pays lointain il y avait deux jongleurs très drôles. Ils étaient jumeaux, le roi ne le savait pas, il affecta l'un d'eux à la cour pour faire le fou. Les deux frères se relayaient sans que personne ne s'en aperçoive. Il arrivait que le fou fût impertinent et qu'il raillât la cour, le roi le faisait enfermer quelques jours. On rapportait qu'on apercevait le fou en ville, le roi s'en prenait au gardien. Surpris au début, le geôlier finit par en être inquiet par la suite. Un jour le saltimbanque en liberté grimpa jusqu'à la fenêtre de la prison, s'agrippa à la ferronnerie et se montra au gardien. Ce dernier devint fou, il s'enfuit en criant:
Amane janum! Un djinn! Un djinn!
Le roi renvoya le fou.
– La morale mère?
– L'ubiquité leur a été salvatrice à tous les deux. Vous allez cultiver votre ressemblance pour confondre les idées. Vous porterez les mêmes habits et surtout ne vous montrez jamais ensemble au même endroit.
– Ce sera difficile.
– Il y va de votre vie. Vous aurez la nuit pour vous.
– On pourra se partager entre la carrière et la ville pour commencer, proposa Hiram.
– Pour finir, j'ai la plus importante recommandation à vous faire. Vous êtes tellement proches et tellement différents ; Ne laissez pas la jalousie vous séparer.
– Nous le jurons, mère.
– Où allez – vous loger, Hiram?
– J'ai une tente, il aura la sienne.
– Il vous faudra une maison sans fenêtre, une porte pour entrer et une issue pour vous évader.
– Sous l'esplanade du temple il y a de quoi loger une ville. J'aménagerai deux chambres dans la grande citerne. Elle prenait l'eau par un puits sur l'esplanade et s'évacuait par une haute galerie dans le vallon.
– Partage – la en trois, la chambre du milieu sera secrète.

Les deux frères emportèrent le reste des écrits et des habits de leur père. Ils quittèrent Tyr avec la bénédiction de leur mère en promettant de venir la voir. En route leur revint la leçon du capitaine sur la science des femmes.

LE TEMPLE DE JERUSALEM

Hiram abandonna son frère à proximité de la carrière et prit le chemin de Jérusalem. Les ouvriers changeaient toutes les deux lunes, les deux frères ne risquaient pas d'être découverts. Il faut avouer qu'Adoniram avait des ressources en improvisation dans de telles circonstances. On n'en était qu'à l'extraction de grands rochers pour terrasser la plate – forme de la scie. Il se mit à la tâche et remonta rapidement la scie à bascule avec des sacs de sable comme contrepoids. Avec peu d'efforts les hommes pouvaient l'actionner en attendant de la coupler à une roue entraînée par des mules. Non loin, il installa la meule à polir les pierres finies.

Hiram tournait en rond dans sa citerne à concevoir, à dessiner, à repenser son habitat. Les pierres à mesure arrivaient de la montagne au fur et à mesure. Il suffisait de les poser sur les anciennes fondations, elles s'emboîtaient parfaitement et voilà que le contour du temple prenait forme. Salomon demanda à voir le début des travaux, Hiram profita du changement d'équipes pour envoyer son frère guider la visite. D'un air assuré, Adoniram se chargea du roi, il le découvrit. Le roi ne connaissait pas suffisamment Hiram pour se douter de quoi que ce soit.

Salomon avait une fière allure, des cheveux clairs et un teint blafard. Il parlait avec emphase et faisait de grands gestes. Par superstition, il évitait de passer sous les échelles, il les contournait. Il était prévoyant et très attentif aux détails; il demanda au grand maître d'intégrer un passage lui permettant un accès discret au temple. Sa suggestion était pertinente et du goût d'Adoniram. En fait, les murs étaient conçus à double paroi où l'on pouvait circuler, les dalles à bascule donnaient sur la crypte et les lambris décorés devaient dissimuler les accès à l'intérieur. En hauteur, une galerie jalonnée de niches pour conserver les archives et les écrits saints était prévue. Ainsi était fait le temple de Melqart. Salomon était envoûté par les secrets du bâtiment, il se voyait déjà en train d'y surprendre les uns et les autres.
Pendant que le temple se construisait, Hiram acheva son logis, il partagea la citerne carrée par deux diagonales et en fit quatre chambres triangulaires: une entrée donnant sur les deux chambres latérales, la sienne et celle de son frère. On ne pouvait ouvrir qu'une porte à la fois, en s'ouvrant, l'une bloquait l'autre ; l'une était frappée du compas, l'autre de l'équerre. Le triangle du fond, Hiram le baptisa la chambre du milieu, son plafond donnait sur le puits de l'esplanade sous l'autel, le parterre menait au vallon. Les frères laissaient penser qu'ils logeaient toujours sous les tentes. Pour camoufler les travaux, on fit creuser des écuries immenses pour la cavalerie du roi où les deux archimaîtres fondèrent l'ordre maçonnique. Ils y initiaient alternativement les apprentis, les compagnons et les maîtres, leur confiant les signes de leurs grades respectifs. Adoniram faisait régner l'ordre parmi les ouvriers:
" Ordo Ab Chao ".
Les frères se relayaient aux lunaisons tout comme les ouvriers, ils se remplaçaient sans soulever le moindre soupçon, selon le plan de la veuve qu'ils allaient voir alternativement. Néanmoins, Adoniram était embarrassé quand Salomon l’interpellait au sujet d'une énigme ou d'un proverbe, il en savait moins que son frère, il avait peur d'être découvert. Hiram le rassura car le roi, tellement imbu de lui – même, regardait par – dessus ses sujets, il aimait être écouté, avoir raison et se l'entendre dire. Le mieux serait d'appliquer l'écoute en équerre, tourner l'oreille vers son interlocuteur au lieu des yeux en l'approuvant par des hochements de tête. N'est – il pas vrai qu'on est doté de deux oreilles et d'une seule langue pour écouter deux fois plus qu'on ne devrait parler? ( Zénon le Phénicien)
Les Sidoniens commençaient à acheminer le bois de la toiture par mer. Pour qu'il soit imputrescible, il fallait attendre la descente de la sève pendant la dormance du cèdre. Ils coupaient le bois à la lune calante de novembre et le livraient à la neige de l'hiver. L'été suivant il était prêt à l'emploi.
Pendant qu'Adoniram s’occupait de la pierre, Hiram avait fondu les dix bassins d'ablutions munis de quatre roues qu'il disposa des deux côtés du temple. Ézéchiel en fit le char de Yahvé dans sa vision. C'étaient de magnifiques cratères en bronze, surmontés de chérubins et d'allégories, devant lesquels des attroupements de nomades se tenaient en admiration voire en adoration. Bien entendu le bassin des sacerdotes, porté par douze taureaux, était le plus majestueux. On le surnomma la mer d'airain ; le roi s'était précipité pour le contempler et complimenter l'architecte. Les murs étaient arrivés à hauteur du linteau de la porte principale, les techniques étaient mises à l'épreuve.

SILENCE ON MAÇONNE

Ce n'était pas une arcade mais une architrave colossale, d'un seul tenant, qui devait soutenir le monument par dessus l'ouverture de la porte. À l'intérieur, deux colonnes carrées massives finissaient les murs, à l'extérieur Hiram voulait donner une légèreté accueillante au monument. Il coula deux colonnes rondes en bronze, qu'il dressa à l'aide du « niveau à perpendicule », avec leurs chapiteaux guirlandés. La pose s'était faite au moyen de leviers et de potences dans un silence religieux qui s'imposa de lui – même de par la difficulté de la tâche. Pour fêter l’événement, le roi fit aligner sur l'esplanade des Melchisédecs de vin, de trente litres, pour le peuple et les ouvriers.
Les scribes du roi immortalisèrent les chroniques du temple dans les livres des Rois où on lit encore:

1 Rois 6 / 7 Lorsqu'on bâtit la maison, on se servit de pierres toutes taillées, et ni marteau, ni hache, ni aucun instrument de fer, ne furent entendus dans la maison pendant qu'on la construisait.
1 Rois 7 / 9 Pour toutes ces constructions on employa de magnifiques pierres, taillées d'après des mesures, sciées avec la scie, intérieurement et extérieurement, et cela depuis les fondements jusqu'aux corniches, et en dehors jusqu'à la grande cour.

Silence on maçonne. Aucun bruit ne fut entendu et la légende prit corps. En ces temps reculés, la construction d'un temple d'exception, sans bruit aucun, ne pouvait être l’œuvre des hommes. Ces maçons francs étaient des génies! Les djinns œuvraient pour Salomon! La légende se propagea urbi et orbi.
Les travaux allaient bon train, le toit et la boiserie étaient en cèdre avec des motifs discrets de dattiers. Salomon trouvait cela très sobre, il ouvrit son trésor et demanda à Hiram de rehausser les sculptures à l'or. L'archimaître fit couler deux grands chérubins en or pur pour le Saint des Saints. Le tout devait scintiller et briller pour magnifier le roi. Cette année, on célébra la première Pâque au temple.

Une procession pompeuse, au son des cors, accompagna l'Arche de l'Alliance; elle fut portée par les Lévites depuis la Tente du Rendez – vous jusqu'à l'esplanade.
Salomon fit un discours grandiloquent, puis l'Arche fut déposée à jamais au Saint des Saints. En fait, personne ne la voyait à part le grand rabbin une fois l'an, à Pâque. Les deux frères ouvrirent l'Arche, elle contenait les deux Tables de la Loi et le rouleau de la Torah reposant sur un tapis de semence de coriandre: la manne du désert. Ils emportèrent le rouleau pour le mettre en sûreté en cas de vandalisme. Ils en firent une copie intégrale qu'ils placèrent dans l'Arche et une autre copie, livre par livre, qu'ils dissimulèrent çà et là dans les niches prévues. Ainsi, trois siècles plus tard on découvrit la copie du Deutéronome sous le règne du roi Josias.

2 Rois 22 / 8 Alors Hilkija, le souverain sacrificateur, dit à Schaphan, le secrétaire : J’ai trouvé le livre de la loi dans la maison de l’Éternel …

Le trésor de Salomon commençait à fondre comme neige au soleil, les travaux étaient coûteux et les Phéniciens se faisaient payer au prix fort. Bethsabée, visionnaire comme elle l'était, convoitait la prospérité de Tyr. Elle conseilla à son fils de s'associer avec le roi Hiram dans le commerce, sans quoi le trafic avec Ophir risquait d'être menacé en Israël.
Les deux rois finirent par conclure un pacte concernant la frontière, chacun passant une vingtaine de villages en Galilée sous l'autorité de l'autre. Ils scellèrent par là même un accord commercial dans des termes avantageux pour les deux. Salomon fit part au roi Hiram de son intention de se faire bâtir un palais et de rehausser les fortifications de la capitale. Le roi Hiram prolongea la mission des milliers de Tyriens et de Sidoniens à cet effet. Avant de se quitter, ils échangèrent des présents. Hiram avait apporté ce qu'il avait préparé pour David, des chansons du répertoire phénicien et des cantiques pour les deuils et les mariages. Salomon en profita pour demander un corps de maîtres pour alphabétiser son peuple. Pendant qu'on parachevait la décoration du temple, Hiram entama les travaux du palais.

ELAT DANS LA TOURMENTE

Une période de paix baignait étonnamment cette région d'habitude agitée. Le seul changement notable fut le mariage circonstancié de Réuel, troisième du nom, lors de son accession au trône de Madian, auquel assista son amie de Saba. Cependant, « Réuel III » ne se refusait pas à Balkis dont le singe devenait plus accommodant. L'Arabie était encore heureuse, hormis la jalousie du Pharaon Siamon qui se tenait à l'affût. Quand il eut appris l'accord entre Tyr et Israël, il se sentit privé d'une manne gratuite.

2 Chroniques 8 / 18 Et Huram lui envoya par ses serviteurs des navires et des serviteurs connaissant la mer. Ils allèrent avec les serviteurs de Salomon à Ophir, et ils y prirent quatre cent cinquante talents d'or, qu'ils apportèrent au roi Salomon.

Siamon se mit en campagne contre le pays d'Edom (Gaza) aux confins du Sinaï afin de couper la route des caravanes. Elat se trouva encerclée, la mer devant, les Égyptiens derrière. Tout s'arrêta. La réaction de Salomon se faisant attendre, on commença à vandaliser, à piller et à brûler les villages. Salomon en fit la confidence au vice – consul pour prévenir le roi de Tyr et prendre conseil. Hiram préconisa de négocier l'or contre des chevaux. Siamon, pour assurer son tribut dans la durée, fit savoir qu'Edom était la dot de sa fille ; Salomon n'allait pas rechigner. Ce n'était pas un mariage de plus qui ferait reculer le roi, il fut conclu sur le champ. Balkis observait ce remue – ménage, et fit remarquer à Réuel, son maître et néanmoins amant:
– Il est étrange ce Salomon!
– Mi – fou, mi – sage! me dit – on.
– Mais très riche!
– Très superstitieux surtout!
– Je lui offrirai des encens.
– Il t'intéresse ?
– C'est une belle figure, m'a – t – on dit.
– Il est plus jeune que nous.
– Qu'importe, je ne suis pas exigeante.
– Tu veux me rendre jaloux!
– Sauf si tu m'accompagnes.
– Je ne peux pas quitter Madian, je suis à peine couronné et j'ai une femme maintenant.
– Ce n'est pas tabou!
– Nous y voilà, tu ne changeras jamais.
– Je suis curieuse.
– Il est ensorcelé, écoute ce qu'il laisse croire à son entourage:

Sourate SABA. 12. Et à Salomon (Nous avons assujetti) le vent,... Et pour lui nous avons fait couler la source de cuivre. Et parmi les djinns il y en a qui travaillaient sous ses ordres,....
13. Ils exécutaient pour lui ce qu'il voulait : sanctuaires, statues, plateaux comme des bassins et marmites bien ancrées...
Sourate SAD 37. De même que les diables, bâtisseurs et plongeurs de toutes sortes...
– C'est drôlement intéressant.
– En fait les diables bâtisseurs, les maîtres du « shamir », sont de Tyr , les plongeurs sont de Sidon, ils acheminent le bois par mer.
– Mais Saba est associée à Tyr. Notre temple est vétuste, si je venais à le restaurer un jour, mieux vaut les connaître, ces djinns.
– Tu en as, des projets !
– Je n'ai jamais connu de djinns, il y en a des beaux peut – être?
– Tu ne penses qu'à cela!
– Je pense à moi surtout.
– Il voudra t'épouser.
– Il peut rêver!

" LA FORÊT DU LIBAN " ou LE PALAIS DE SALOMON

Salomon voyait tout en grand. Son palais devait loger ses mille femmes pour commencer, le reste se laissait imaginer. La splendeur devait jaillir de la salle du trône, il ne fallait pas lésiner sur les ornements. Or c'est là qu'il rendait justice et recevait les délégations royales, cela lui posait problème. Il en parla à Hiram en toute franchise dans les termes les plus ahurissants que l'architecte eût entendus de sa vie:
– Maître, les gens sont possédés ou en passe de l'être, je m'y suis fait. Les génies les habitent et les quittent à volonté.
– Tant mieux qu'ils les quittent, votre majesté.
– Mais les djinns sont parfois plus sournois, ils visent les fortunes et le pouvoir et je suis une cible dans les deux cas.
– Vous avez eu des attaques ?
– Cela ne saurait tarder, ils s'y prennent autrement!
– Ceci m'échappe, votre majesté.
– Les djinns prennent une forme humaine très séduisante, mâle ou femelle.
– Vous m'apprenez des choses!
– Seul le haut de leur corps se transforme tandis que leurs jambes deviennent animales ; ils y sont condamnés depuis leur création. Les mâles ont des jambes d'âne, les femelles des jambes de chèvre.
– Je ne m'y entends pas, votre majesté.
– Le problème est qu'ils comparaissent habillés ; on n'est pas à même de leur découvrir les jambes, surtout la nuit!
– Je vous comprends. On n'y peut rien.
– N'y a-t-il pas moyen de faire une trappe pour qu'un guetteur puisse les voir d'en bas et me renseigner?
– Vous m'en parlez à cette fin?
– A qui d'autre que vous puis – je en parler? C'est vous le maître d’œuvre, le maître des loges secrètes.
– Je vais y réfléchir, votre majesté.
– Il y va de ma sécurité, je m'entends.

Hiram demeura coi. Si la sécurité du roi était en jeu, la vie de l'architecte était en péril. Ce n'était pas le gigantisme du projet qui l'effrayait ; cette demande insolite le laissa perplexe, comment y remédier? La nuit porte conseil et le conseil s'appelait Adoniram.

– Nous avons un problème, dit Hiram
– J'ai un problème, répondit Adoniram.
– Lequel?
– Nous devons aller nous soulager au souk. Ce n'est pas une vie celle qu'on mène ici, le jour les chantiers, le soir la copie de la Torah; assez!
– Tu ne penses qu'à ça!
– Je pense à toi, à nous, enfin. Nous sommes enfermés depuis des mois et les années passent, mon ami!
– Tu as raison, je te raconterai cela en route!
– Il n'y a pas d’Égyptienne ni d’Éthiopienne dans ce bled!
– On n'est pas à Tyr!
– Quand cela me prend, je n'ose pas t'en parler, tu es toujours pris.
– Quand cela me prend je n'ose pas y aller, tu deviens jaloux.
– Vas – y au lieu de te morfondre dans ton coin.
– Il m'arrive de m'aimer dans mon coin!
– La prochaine fois tu m'invites, ou je m'aime avec toi ou je te sors! ajouta-t-il en riant.
– Sortons!

Ils s'en allèrent souriants, mêlant pudeur et bonheur, plaisantant de leur intimité, les adeptes du plaisir partagé. À l'aller Hiram fit part à son frère de la requête de Salomon ; au retour Adoniram, jouissant de plaisir et de breuvage, s'exclama :

– Eurêka, j'ai trouvé.
– Une autre femme?
– Non, la solution, maître verrier!
– Quoi? Quoi? Tu peux répéter.
– Mais oui, quelques dalles argentées devant le trône feraient l'affaire. Il verra les gens d'en haut et d'en bas.
– S'il devait inspecter ainsi son harem, il lui faudrait un mois!
– J'aimerais bien être à sa place.
– Attention à ce que tu dis, celui qui voudra sa place se verra décapité.
Ils s'esclaffèrent comme du temps de l'adolescence en titubant jusqu'à leur tanière. En y réfléchissant, Hiram peaufina l'idée de son frère. Un parterre en verre luminescent! Ce n'était pas le sable jaune qui manquait. Le cours d'eau qui alimentait les fontaines du palais était visible par transparence sous les dalles. Quand la nuit tombait, la lumière discrète du verre se levait par magie et tamisait l'ambiance. Enchanté, Salomon crut posséder le plus beau palais de son époque. Les deux chefs – d’œuvre étaient appelés "la forêt du Liban" pour la maison de Salomon, "Beit HiRAM" : la maison de Hiram, pour le temple. Jusqu'à nos jours, on désigne les lieux de culte en orient par "بيت حرام = Beit HaRAM ".

LE ROYAUME DE SALOMON

La visite de la reine de Saba à Jérusalem prit du retard, le conseil du royaume ne convint de satisfaire sa requête qu'à la deuxième année de son accession au trône. Elle embarqua sur Le Reine Balkis jusqu'à Elat. Réuel, radieux, était à l'accueil de sa dulcinée. L'odeur de l'encens parfumait le port, c'était un argument de poids.
Une interminable caravane sillonna le désert jusqu'à Jérusalem. La capitale de la Judée commençait à ressembler à une ville, un liseré de basses murailles en dessinait le contour, seuls dépassaient le temple et l'immense palais inachevé. Une fois passées les portes de la ville, des maisons éparses dessinaient l'ébauche des ruelles, rien de notable.
Il était d'usage de laisser son hôte s'installer, le temps d'éponger la peine du voyage, et de le recevoir au troisième jour. En attendant, on s'observait et on s'espionnait allègrement. D'abord, Balkis exigea que ses appartements fussent à côté de ceux du roi de Madian et non dans l'aile des femmes. Ce fut accordé. La beauté de la reine dépassait la légende. Flatté d'avance et curieux de la voir, Salomon eut l'appréhension qu'elle ne fût le mirage d'un djinn. La réception fut fixée au crépuscule selon la volonté du roi. Salomon portait sa tenue d'apparat, il arborait fièrement sa couronne de rubis, il était de pourpre habillé et bardé de pierreries. Réuel fit les frais de la cérémonie par la tiédeur de l’accueil, ce n'était pas lui l’événement. On alluma deux encensoirs à l'entrée en signe de bienvenue ou de chasse aux sorcières.
Balkis fut précédée par un défilé de métèques chargés de présents qu'ils étalèrent des deux côtés du trône. Les odalisques déployèrent les soieries aux pieds du roi. Les suivantes dissipèrent le nuage d'encens pour laisser avancer une silhouette magique drapée de taffetas noir sous un voile noir. Surprise par le cours d'eau qui renvoyait la lumière, Balkis souleva sa robe de peur de la mouiller, elle découvrit l'albâtre de ses jambes et marcha divinement sur l'eau. Soulagé par la vision, Salomon se leva et alla chercher l'irrésistible reine avec fierté au son des lyres. Arrivée au trône, elle souleva son voile et se tourna vers l'assemblée ébahie.

Sourate Saba 44. On lui dit : “Entre dans le palais”. Puis, quand elle le vit, elle le prit pour de l'eau profonde et elle se découvrit les jambes. Alors, [Salomon] lui dit : “Ceci est un palais pavé de cristal”...

Tout était spectaculaire jusqu'à l'entrée en scène de Balkis ; nimbée de majesté, elle devint le spectacle. Elle polarisa les regards fascinés de la cour, y compris celui de Réuel, nul ne parvenait à s'habituer à son éclat, c'était toujours une première fois. Salomon était en extase, ce qui le rendait encore plus magnifique.
Elle rejoignit ses appartements au bras de Réuel venu en célibataire, et lui posa une seule question:
– Qui est l'auteur de ce palais?
Il lui indiqua le maître d’œuvre, le brun ténébreux habillé en Tyrien qui les observait discrètement.
– J'irai le voir se dit –elle, il a fait une pure merveille!

Revenant de la cérémonie, Adoniram plongea sous le temple chez son frère. Il frappa trois coups à la porte du compas en disant: MoAbon; une voix lui répondit: MacBenac, et la porte s'ouvrit. Tout envoûté, il fit une description délirante de la reine de Saba dont la beauté ne serait jamais égalée.

– Te voila amoureux, dit Hiram ; rappelle – toi de la petite Balkis dont notre père parlait avec enthousiasme.
– Mais oui! répliqua Adoniram, je n'oserai pas le lui dire.
– Il paraît qu'elle est venue te chercher.
– Ne te moque pas de moi.
– Je suis sérieux, elle veut restaurer un temple, c'est ta spécialité.
– C'est mieux que de rester des heures à faire le copiste.
– Bon, ses appartements donnent sur le couloir de notre chambre, qui sait ? Va – t – on la croiser un jour ? Sinon elle viendra visiter le temple.
– C'est une dévoreuse d'hommes, le roi de Madian est son amant!
– Alors adonise ta beauté sauvage, il ne te manque rien.
– Le Madianite s'en ira, mais restera Salomon.
– En attendant, toi Adoniram, tu traîneras au temple et moi dans le couloir. Il suffit de nous montrer entreprenants, elle va inévitablement nous aborder.
– Le soir on se le racontera, c'est excitant!

– On s'appellera Hiram tous les deux, ne te trompe pas. Si Salomon apprend ta présence, cela compromettra tout.
– Ce n'est pas une femme comme les autres!
– Elle le rendra fou!

Tous les soirs, elle était invitée à la table du roi ; lui voulait l'installer à ses côtés, elle, préférait être en face, auprès de Réuel. Une fois le dîner terminé, on passait au salon de cristal où les jongleurs et les danseuses se livraient à leur gestuelle raffinée ; le cristal projetait leurs ombres sur les murs et le plafond comme par magie. Quand la musique s'estompait sur un geste du roi, on se distrayait à résoudre des énigmes et à converser. Parfois Salomon puisait dans sa mémoire le proverbe ou la sagesse du jour.
Le séjour de Balkis s'installait dans la durée, mais Réuel devait écourter le sien. Après leurs amours, Réuel tira le drap de soie sur lui pendant qu'elle arrangeait sa toison noire devant le miroir; il lui dit:
– Je ne tarderai pas à rentrer, mon devoir m'appelle!
– On est bien ici, sans souci.
– Tu t'y plais, j'ai compris.
– Je dois rencontrer l'architecte et voir s'il acceptera mon offre pour le temple du soleil.
– Dis plutôt que tu veux ajouter Salomon à tes galants.
– Pour une fois, ce n'est pas ce que tu penses.
– Vous faites un joli couple tous les deux.
– Dis plutôt qu'il n'aura pas l'occasion de m'ajouter à ses conquêtes.
– Cela m'étonne de toi, il est jeune et beau!
– Et il le voudrait bien. Pense seulement aux mille femmes qu'il a dans son gynécée. Cela me répugne!
– Tu n'as pas ce genre de scrupule.
– Il faut que j'aime pour cela, et toi tu me rends jalouse.
– Alors tu m'aimes.
– Je n'ai pas dit cela, je ne l'ai jamais dit à quiconque.
– Donc tu as quelqu'un d'autre en tête. Tu ne vas pas rester seule à mon départ. Le chef de garde n'est pas mal!
– Il est épris de ma suivante éthiopienne.
– L'architecte alors?
– Il m'intrigue, voilà tout. Il paraît solitaire.
– Tiens, je l'ai croisé dans le couloir, sa chambre est celle du fond.
– Et si on allait le voir au temple ? Il s'y rend tous les soirs pour régler les ouvriers.

Le lendemain, ils partirent pour le temple et se tinrent à l'écart du millier d'ouvriers qui attendaient leur salaire. Le maître arriva et se mit en vue sur le parvis à côté de l'intendant. Il leva son équerre et la foule se partagea en deux. Les apprentis se mirent en file indienne, après un bref échange chuchoté, une poignée de main, le salaire était versé et ainsi de suite. Le maître souleva le compas et la même scène se reproduisit. Le groupe restant s'avança à son tour et l'enceinte se vida dans l'ordre.

Le cœur d'Adoniram bondissait d'une joie indicible. La reine observait ce ténébreux ébouriffé par une journée de travail ; le chatain de ses boucles teintées de crépuscule lui donnait un air sauvage.

Adoniram fit une révérence de loin, on l'aborda, le complimenta et on lui demanda la permission de visiter les lieux. La place était vide, il les fit entrer là où les femmes n'étaient pas admises; elle comprit l'infraction et apprécia. Elle lui demanda son nom, il répondit: Votre serviteur, majesté. Réuel se trouva devant un code similaire à celui des hermétiques. Il signifia à Balkis qu'elle pouvait compter sur l'architecte, il partit à Madian rassuré.
Les soirées du palais suivaient le même rythme sauf que la passion du chef de garde pour la suivante devenait plus pressante. Il arrivait que l'on prolongeât les veillées sur la terrasse au bord d'une fontaine où on se rafraîchissait. Un soir, Balkis se pencha sur l'eau et but ; amusé, Salomon lui dit:
– Il y a un monstre qui mange tout et ne boit rien, s'il boit il meurt !
– Je la connais.
– Vous n'avez pas répondu.
– Le feu. J'ai visité le temple.
– Je le sais, c'est beau, n'est – ce pas?
– L'extérieur est très beau!
– Et l'intérieur?
– Je n'ai pas le droit d'y pénétrer.
– Je vous aurais autorisée, mais maintenant que c'est fait !
– Vous avez un excellent ingénieur...
– Qui m'a trahi...
– Il a un art de faire régner l'ordre d'un seul geste.
– Il vous intéresse donc?
– J'ai un temple à restaurer, il me le faudrait.
– Dans vingt ans, quand il aura fini chez moi.
– Cela attendra, votre majesté.
– Appelez moi Salomon. Il se pencha sur elle et l'embrassa.
– Pas ce soir.

Elle ne savait pas rougir, ce n'était pas dans sa nature. Salomon revenait régulièrement à la charge, elle se payait le luxe de se refuser. Le départ de Réuel provoqua un vide en elle qu'elle essaya de combler en épiant son voisin l'architecte. Elle cultivait l'art de ne pas céder au roi, elle y prenait un malin plaisir. Elle analysait les bruits des pas furtifs sur le palier et détectait les grincements des portes. Elle se précipita dans le couloir cet après – midi – là sans prétexte, il venait vers sa chambre bien coiffé et tout parfumé. Une fois les révérences échangées, elle l'invita chez elle, une autre fois dit – il, elle le retint par une discussion épuisante. Elle finit par l'accompagner à sa chambre, lui, se désolant du désordre, elle, satisfaite de son obstination. Il était différent de l'autre jour, circonspect, le regard fuyant, son écoute en équerre cachait quelque chose de mystérieux. Elle saisit un papyrus parmi d'autres sur les étagères et lui demanda la permission de l'ouvrir ; il ne pouvait s'y refuser, il était en perte de moyens devant le charme, l'autorité... Elle s'était fait un petit calcul, en revenant pour chaque rouleau, elle en avait pour un bon moment, le souci est qu'ils étaient écrits en phénicien moderne. Elle lui demanda:
– Vous m'apprendrez la lecture?
– Avec plaisir, votre majesté.
– Et l'écriture?
– Avec le même plaisir, votre majesté.
– On commencera demain?
– J'y serai à la même heure.

LEÇONS PARTICULIÈRES

Le phénicien moderne n'était que l'évolution de ce que Balkis connaissait déjà. Bien que ses progrès fussent très rapides, elle montra peu d'entrain, et ce pour faire durer le plaisir auprès de Hiram. Elle commençait à lire les rouleaux, tout parlait de religion, de proverbes, de sagesse, Salomon disait les mêmes choses, en était – il l'auteur? Il en était capable, sauf que tous ces écrits provenaient de la Phénicie. Bien entendu chaque sujet faisait l'objet d'un entretien, son maître prenait plus d'aise avec elle. Hiram mit son frère au courant et le pria de ne pas troubler ce manège, de toute manière c'était à la reine de décider de la suite à donner. Elle découvrit le Biblion de Sanchoniaton de Beyrouth qui racontait la création, cela lui rappela le Corpus Hermeticum. Elle demanda à Hiram:

– Pourquoi les dieux sont – ils si compliqués?
– Nous autres les rendons ainsi, en fait, ils sont plus limpides qu'on ne le pense.
– Mais, il faut lire tout ceci pour comprendre.
– Là où on a construit le temple, il y a mille ans, Melchisédec résuma la religion en une phrase: " Béni soit EL Elion, auteur des ciels et de la terre ".
– Cela semble simple.
– Il n'y a qu'un seul dieu, le créateur.
– On a brodé autour des quantités de fables.
– Les hommes ont besoin d'être rassurés, les contes et la mythologie reflètent leurs états d'âme dans la joie ou la tristesse.
– Et les peuples se fanatisent pour cela!
– Ils s'interdisent même des aliments. Ils se privent du porc à cause du sanglier qui tua Adonis, or dans la fable ce n'était que le symbole du mal, voilà tout !
– Ils finiraient par interdire la pomme d'Adam à cause d'Ève !

Cette proximité les rapprochait doucement mais sûrement, pour la première fois elle ne succomba pas à un coup de foudre, c'était pire ! Cela se construisait méthodiquement autour d'elle et se refermait sur elle comme un piège. La retenue de Hiram attisait l'impatience de Balkis. Une fois elle simula un malaise pendant la leçon, il la porta et la posa sur le lit. Se voyant dans ses bras, elle l'embrassa, elle l'invita à s’asseoir au bord du lit puis l'attira vers elle. Le miel de ses yeux ténébreux plongea Hiram dans une dimension étrange. D'un air pensif il dit:

– Cela changerait tout entre nous.
– Il est temps que cela change.
– Il me faut du temps.
– Prenez votre temps.

Elle se leva et partit irritée. Hiram se faisait violence en s’abstenant, ce n'était pas l'envie qui lui manquait mais l'amour qui lui faisait peur. Les caprices des puissants du monde sont dévastateurs. Un jour elle partira en me laissant derrière sans se retourner, se disait – il. Mieux valait un doux souvenir qu'une plaie ardente. Adoniram remarqua l'humeur triste de son frère. Les leçons tournaient mal ? ou la veuve de Tyr lui manquait ? Entre – temps, il s'était chargé de l'initiation de Salomon aux deux grades d'apprenti et de compagnon dans la foulée. Le roi, poussé par la rivalité, voulait faire régner l'ordre au moyen de l'équerre et du compas pour prouver à la reine qu'il en était capable. Pour le degré de maître, il lui fallait attendre le délai prévu par la confrérie.
Balkis ne se présenta pas à la cour cette semaine pour indisposition. Soupçonneux, Salomon vint s'assurer de la maladie diplomatique de la reine, elle devait couver un sort. Il lui fit porter des talismans et des herbes pour lever le mauvais œil.
Hiram ne voulait plus accompagner son frère en ville, il ciselait une bague qu'il fit porter à Balkis. Ce n'était pas les bijoux qui manquaient à la reine, mais l'homme qui se refusait à elle. Elle trouvait la bague ridicule avec ses traits entrelacés dans le désordre. Elle aurait aimé entendre les pas perdus du couloir venir frapper à sa porte. Soudainement elle se rendit compte que Hiram venait toujours du même côté et repartait vers le fond du couloir, elle en conclut qu'il y avait une issue. Quand elle pensait à lui, elle reprenait la bague, la touchait, la portait, la tournait... Cette fois elle l'observa de près en se disant qu'un tel artiste ne pouvait pas commettre une chose si laide, lui qui avait le sens de l'esthétique! C'était des lettres, une énigme peut – être? Très petites et très tourmentées, ces lettres s'entêtaient à ne pas délivrer leur secret. Elle s'acharnait et finit par se rendre compte que c'était du phénicien ancien, celui de Réuel, l'alphabet de l'amour:

" ki lev lé baalat "
Mon cœur est à sa seigneurie.

Sa suivante entra à ce moment, elle était effondrée:
– Je suis enceinte, annonça – t – elle!
– Ce n'est pas tabou.

– Si, si, il est marié.
– Le chef de garde ? c'est bien lui, le Hittite?
– Il veut me prendre comme deuxième épouse pour garder l'enfant. Sa femme est stérile. Ici l'enfant est le droit de l'homme.
– À Saba, l'enfant est le droit de la femme. C'est ton droit.
– Mais je ne veux pas me marier, je veux rentrer avec vous.
– On va trouver un moyen, je le promets.

La reine était rayonnante bien que cette nouvelle laissât présager des ennuis. La semaine d'après, Hiram reçut une bague, il fut abattu. Elle lui rendait la bague, elle ne voulait pas de lui! Il s'affala sur le lit, l'anneau serré contre sa poitrine, il vida les larmes de son désespoir jusqu'au sommeil qui s'ensuivit. Son âme était triste jusqu'à la mort. Adoniram le trouva dans cet état, il se glissa à côté de lui sans que son frère ne se rendît compte ; il s'en alla. Hiram se réveilla avec la paresse de l'épuisement, il avait tout gâché par excès de prudence. Il faudrait croquer la vie au bon moment au lieu de courir après le bonheur. De sa rêverie, il ne lui restait que cette bague, il la serra, la frotta, la regarda vaguement... mais ce n'était pas la sienne ! Il s'assit, se frotta les yeux et lut:

" mah baalat "
Aimé de sa seigneurie.

Elle avait fait venir un orfèvre et lui avait donné un billet griffonné qu'il n'était pas à même de déchiffrer, tant mieux ! Il copia la bague avec cette autre incision.

L'AMOUR

Hiram se transforma. L'espoir était là, à portée de main, il ne fallait pas le laisser échapper. Vite, il se coiffa, se parfuma et se précipita à la porte de sa bien – aimée.
– Il y a des pulsions en nous qu'il faudrait assumer.
– Je veux bien essayer.
– Ça dépend jusqu'où on peut aller.
– On verra.
– Vous sentez – vous prête?
– Je pense.
– Alors pourquoi vous tenez – vous loin de moi, approchez.
– Me voilà.
– Donnez – moi la main. Êtes – vous bien?
– Je pense ... ça va.
– Voulez – vous qu'on en parle?
– Je préfère que non.
– Alors accompagnez – moi dans ma chambre.

Elle s'arrêta devant la chambre de Hiram, ce n'était pas là. Ils disparurent au fond du couloir sur les chemins inconnus de l'amour. Pour la première fois de sa vie, elle se trouvait hypnotisée et dirigée par un homme; il décidait, elle suivait. Elle avait la docilité de la petite fille que Melkom tenait par la main. Balkis se trouva aux portes des maçons. Une fois dans la loge souterraine, elle entra dans le triangle secret et s'évanouit sur le lit. Hiram la couvrit de ses caresses magnétiques d'une sensualité chatoyante. Elle n'avait jamais connu une telle délicatesse, et lui, une telle beauté. Sa lente gestuelle tenait d'un rituel d'union à la déesse de l'amour. La faible lueur de la lampe à huile dessinait le contour de leur corps, ils ne faisaient qu'un.

Il écumait l’humeur
De soie et de velours
Sur sa peau en chaleur
De ses mains tout autour

Il était en extase
Quand ils étaient unis
Elle achevait ses phrases
Avant qu'il n'eût fini

Il était allongé, elle lui rendit une partie de ses baisers, elle contournait la tache de naissance qu'il avait sur la poitrine, elle la pénétrait de ses lèvres à lui faire frémir le cœur. Lui embrassait la bague, son porte – bonheur. Hiram, ne m'appelez plus majesté, lui intima la reine. Tous les après – midi, ils se retrouvaient et fusionnaient dans leur passion.
Les absences de Balkis n'échappaient pas à Salomon, il la fit surveiller. On lui rapporta qu'elle ne quittait pas le palais et ne fréquentait que l'architecte pour les leçons particulières. Suspicieux comme il était, il n'en fut qu'à moitié rassuré: Je veux bien vous croire, dit – il.
Entre – temps, une explication houleuse eut lieu entre la suivante et l'épouse du chef de garde, cela allait engendrer des complications. Balkis ne pouvait pas compromettre ses relations avec Salomon en aidant sa suivante à s'échapper, c'était l'accident diplomatique. Elle l'enferma dans ses appartements.
Un jour, sa porte était entrebâillée et des pas traînaient dans le couloir, le singe échappa à la vigilance de la maîtresse et coursa l'archimaître. En un bond il se trouva sur l'épaule de l’intrus qui, par instinct, lâcha le godet qu'il avait à la main. L'architecte évita le regard du singe et ne fit aucun geste brusque. Balkis se précipita dans le couloir pour rattraper le bipède qui visitait le nez et les oreilles de sa proie. Elle ne réussit pas à convaincre le singe de rentrer. Le maître dit:
– Laissez – le, votre majesté. Il n'a pas l'air agressif.
– C'est étrange, d'habitude il n'aime pas les hommes. Vous avez même un pouvoir sur le singe.
– J'ai de la chance, votre majesté.
– Ne m'appelez plus majesté.
– À vos ordres. Veuillez rentrer.
– Il a cassé votre godet.
– C'est un jardin d'Adonis,
– Que voulez – vous dire?
– Toute la religion tient là, c'est le symbole de la résurrection.
– Vous êtes obnubilé par la religion.
– C'est la fête des Adonies.

Le singe, continuant à épouiller l'étranger, lui mit les cheveux en bataille, elle s'approcha pour le débarrasser, Adoniram ne put s'empêcher de l'embrasser. Elle fit de même. Il la prit par la taille, l'allongea sur le lit et se jeta sur elle avec une voracité qu'elle ne lui connaissait pas. Il ne s'attarda pas sur les préliminaires et s'adonna frénétiquement à la jouissance extrême. Elle lui embrassa la tache sur la poitrine, et le tout recommença. Cela devait l'exciter de faire l'amour sur le palier, se dit – elle. Avant de partir elle lui demanda:
– Vous n'avez que des écrits sur la religion, pas une histoire, une poésie ?
– Je dois avoir le Cantique des Cantiques qu'on chante aux mariages. C'est un poème d'amour ; tout parle du Mont Liban, il n'est pas question des dieux!

Elle entrouvrit la porte pendant que lui fouillait les étagères, le singe lui échappa à nouveau et rentra chez elle. Son amant lui offrit le rouleau du Cantique. Ils en étaient aux adieux langoureux quand le singe revint avec un bout d'étoffe chiffonnée. Balkis dit:
– Son comportement est étrange, comme s'il voulait exprimer quelque chose. Ce tissu appartient à son maître, un Tyrien comme vous.
– Le singe vous a été vendu par un Tyrien?
– Non, il m'a été offert par le commandant de birèmes, Melkom.
– C'était mon père. Les larmes lui coulaient.
– Vous êtes le fils de Melkom, dit – elle sidérée après un long, long silence.
– Je porte une tunique de mon père!
– Ils ont de la mémoire, les animaux.
– Et de la fidélité, plus que certains humains!
– Il vient de nous donner une leçon.

Elle partit toute troublée, il partit tout excité. Il raconta son aventure à Hiram et l'embrassa de toute sa force en l'inondant du parfum de sa conquête. Hiram lui tendit la main, Adoniram lut, embrassa l'anneau et lui dit en plaisantant:
– Tu as la bague, j'ai la reine !
Hiram se mit en retrait pour apaiser son frère qui honorait désormais les rendez – vous de la reine. Il était devenu fougueux et elle en manque de délicatesse. Elle se demandait pourquoi ce changement d'humeur, c'était mieux dans la loge. Un jour Hiram frappa à la porte de Balkis, elle l'invita à entrer, surprise qu'il dérogeât aux précautions d'avant. Il lui prit la main et lui demanda de le suivre comme la première fois. Elle évolua sur un nuage de bonheur jusqu'aux portes des maçons. Une fois dans la loge, il laissa la porte du compas entrouverte et ils firent longuement l'amour. Ils s'enlisèrent l'un dans la peau de l'autre jusqu'au grincement de la porte d'entrée. Adoniram trouva bizarrement la porte entrebâillée, serait – ce une dissuasion ou une invitation? Il dit:
– MoAbon.
– MacBenac, répondit Hiram.
– Tu attendais quelqu'un, chuchota Balkis embarrassée.
– Entre, dit Hiram.

Adoniram franchit le pas de la porte, comprit et s’apprêta à partir.

Elle était médusée
Dans la pénombre trouble
Et les yeux évasés
Elle le voyait en double

– Ne laissez pas la jalousie vous séparer, nous recommandait mère. Viens avec nous.
– Vous êtes l'image l'un de l'autre, c'est pourquoi la tache changeait de côté.

Désormais Balkis fusionnait avec les deux jumeaux, elle ne savait pas de qui elle était éprise, elle remit la question à jamais. Le secret magnifie l'amour. Elle comprit que les frères n'avaient pas cherché à la tromper, mais la nature avait été trompeuse ! Elle n'était pas arrivée à distinguer les fils de Melkom et elle ne cherchait pas à séparer les fils de la veuve. Elle comprenait leur dépendance, eux retrouvaient leur équilibre de jumeaux. Du triangle secret sortit une triade sacrée, la triade de l'amour. Maintenant qu'elle avait découvert les jumeaux, elle fut initiée à la maîtrise pour accéder à la chambre du milieu.

LA JALOUSIE

Salomon venait de temps à autre à la douzième heure payer les ouvriers, Adoniram l'assistait. Un jour le roi voulut montrer à la reine sa capacité à établir l'ordre au compas. Elle arriva avec son singe en laisse. Au beau milieu de la foule, le singe faussa compagnie à sa maîtresse et courut s'accrocher au cou d'Adoniram qui le descendit sans résistance et le tint fermement par la laisse. Surpris au début, méfiant par la suite, Salomon était furieux à la fin. Par sa familiarité avec l'archimaître, le singe en savait plus des frasques de la reine que les espions. Il se retira précipitamment de la scène sans l'intention de décolérer. Ni Adoniram, ni Balkis n'accordèrent de l'importance à l'incident, Hiram les mit en garde:
– Le singe nous a trahis, il faut nous attendre à des représailles.
Salomon couva sa jalousie en cherchant des preuves. Il mit sa vigie à l'affût du moindre mouvement de la reine, qui était désormais sollicitée à honorer ses engagements protocolaires vis-à-vis de son hôte.
Elle se rendait régulièrement aux dîners, écoutait Salomon qui la courtisait en déclamant des passages du Cantique des Cantiques ; elle le félicitait pour son talent de récitateur. Elle ne lui céda pas plus qu'auparavant. Le roi mit à contribution les femmes pour l'espionner, comme aurait fait feu sa mère, elles étaient dotées de perspicacité en la matière. L'une d'elles avait entendu des cris de nourrisson chez la reine. La suivante avait accouché dans les appartements de Balkis, le tout était tenu secret. Salomon ordonna d'enlever l'enfant sans se douter qu'il s'agissait d'un adultérin ; ce fut fait pendant les absences de la reine pour cause d'amour.
Salomon voulait faire plier Balkis, le coup porté fut dur, ce fut un coup de maître. Voilà que deux femmes réclamèrent le nourrisson. Toute la cour était à ses pieds le suppliant pour l'une ou l'autre mère. Le nourrisson était mulâtre et son origine ne faisait aucun doute, mais le juge pouvait faire des miracles. En attendant, l'enfant, saisi par la justice, devint la pupille du royaume. On voulait soumettre les deux mères aux " eaux de jalousie ", une épreuve païenne destinée à identifier les femmes ayant commis un adultère. Le grand rabbin jugea cela inutile car la suivante n'était pas mariée.

LE JUGEMENT DE SALOMON

Salomon fit des consultations pour départager les deux femmes et surtout pour faire durer le plaisir. Il commença par les corps constitués, le clergé, les sages, le prophète attitré de la cour... La reine ne fut entendue qu'en dernier en présence de son cher architecte pour enfoncer le clou. Très digne, elle défendit sa suivante, le nourrisson ayant une peau de mulâtre cela ne laissait pas de doute. D'un air dubitatif et faisant fi de l'argument, le roi prétendit que cette exception se trouvait dans la nature. Il demeura vague sur ses intentions. La déception de Balkis fut contenue mais visible. La mauvaise foi, c'était donc cela la sagesse de Salomon! La perfidie du roi mit Adoniram hors de lui.
Salomon voulait atteindre l'architecte qu'il payait de ses deniers et qui se donnait les prétentions d'un concurrent:
– Que feriez – vous à ma place?
– Je ne m'imagine pas un instant à votre place, majesté.
– Voilà qui est sage, j'apprécie. Vous n'avez pas répondu à la question.
– Je propose de partager l'enfant en deux, à parts égales! dit Adoniram de rage.

La cour fut scandalisée. Voyant la déception de Balkis, Salomon se réjouissait de la monstruosité de la proposition, il la prit à son compte. La nouvelle parcourut la ville et la haine se déchaîna contre le Tyrien.
Courroucée, Balkis accourut chez Hiram se plaindre d'Adoniram. Il eut un instant de sidération, sourit et lui dit:
– C'est la folie d'un sage qui lui fit dire une telle cruauté, une colère juste !
– Ce n'est pas le temps des énigmes.
– Êtes – vous sûre de votre suivante?
– Plus que sûre.
– Imaginez – vous, un instant, qu'elle aille accepter une telle solution?
– Jamais de la vie.
– Alors Adoniram a raison.
– N'ajoutez pas de l'huile sur le feu.
– Il suffit qu'elle se retienne, qu'elle ne cède pas à l'émotion et qu'elle laisse l'autre se prononcer. L'autre acceptera; elle n'y gagnera rien mais elle n'a rien à perdre non plus!
– Vous le pensez vraiment.
– Je pense déjà à la suite qui nous attend tous. Le grand sage ne va pas en rester là!
Tout se passa conformément aux prédictions de Hiram. La suivante de la reine se réfugia dans ses larmes pour toute réponse. La femme du Hittite accepta le partage de l'enfant en deux, ce qui souleva contre elle un tollé général. Salomon sentit l'esprit de Bethsabée planer sur la salle du jugement. Il commença par bannir la femme du Hittite, la fausse mère, il fut approuvé à l'unanimité. Il consulta l'oracle de sa mère qui avait l'art de compliquer les choses simples. À l'étonnement général, il remit la décision de confier l'enfant à sa mère légitime au lendemain. Salomon savait qu'en humiliant Balkis, il ne pourrait jamais la posséder; il devait se contenter de ridiculiser son potentiel rival.

Balkis fut néanmoins satisfaite. Ce soir – là elle se vengea méchamment d'Adoniram au lit en le mordillant pour sa folie, son intelligence, sa spontanéité, sa désinvolture... Lui se vautrait dans l'amour sauvage. Hiram se mêlait sereinement à leur passion.
Après une nuit de réflexion, la loi juive ne reconnaissant pas les enfants naturels, Salomon décida d'imposer quelqu'un pour déclarer la paternité de l'enfant. La reine était mise devant sa responsabilité, elle acquiesça à condition de le choisir elle – même. Salomon fit aligner le corps de garde des Hittites, tous plus beaux les uns que les autres, des blonds aux yeux bleus en orient! Les étrangers étaient préposés à l'espionnage ; étant neutres, ils ne cherchaient pas à renverser les régimes contrairement aux autochtones. Loin d'être éblouie, la reine inspecta la troupe et choisit le délicat et le plus timide, Phanor.
Salomon était content d'avoir fait d'une pierre deux coups: justice était rendue, la suivante allait récupérer l'enfant et Balkis le meilleur espion de sa majesté. La timidité était la vertu des espions, tout le monde leur faisait confiance. Phanor vivait désormais dans les appartements de la reine, la suivante était sa confidente de l'oreiller, le fils était celui du chef de garde, mieux que cela on ne pouvait rêver. Plus perfide encore, Salomon détacha Phanor de la garde, l'éleva au degré de compagnon et l'affecta comme surveillant au chantier, de manière que rien ne lui échappât au sujet de Hiram.

L'INTRIGUE

Phanor devait se montrer à la hauteur de la tâche, les confidences quotidiennes de sa femme au sujet de la reine, de ses habitudes, de ses leçons chez l'architecte... n'avaient rien de suspect. De son côté, il voyait Hiram au chantier du palais et sur l'esplanade à l'heure de la paye ; quand il avait fini il méditait au temple et s'y attardait, rien de suspect non plus.
Balkis exerçait une fascination sur Phanor et Hiram était désarmant par sa sagesse et sa modestie. Néanmoins, la tête de l'espion était en jeu s'il ne dénonçait pas leur relation éventuelle. Salomon le poussait à redoubler de vigilance.
Phanor se faisait raconter le soir les moindres faits et gestes de la reine, à force, sa femme trouva cela louche. Elle prévint sa maîtresse qui comprenait mieux le sens des réflexions du roi:

– Elles sont très longues les leçons de maître Hiram, cela retarde le chantier.
– Je m'isole chez lui pour lire en son absence. C'est tranquille et il a quantité de rouleaux à ma disposition.
– Et vous lisez quoi, sans indiscrétion.
– La Torah, en ce moment.
– Et vous y croyez?
– Je suis partagée.
– Moi je voue un culte à Astarté pour que vous m'aimiez un jour. Ni Yahvé, ni les dieux de ma mère n'ont exaucé ce vœu.
– Je vous admire, mais je m'impose de n'aimer personne.
– Je vous offrirai une copie de la Torah, vous la lirez chez vous désormais.
– Vous m'aviez donné votre parole pour les leçons.
– En effet, mais les leçons sont finies.

1 Rois 11 / 5 Salomon alla après Astarté, divinité des Sidoniens, et après Milcom, l'abomination des Ammonites.

A force de recouper ses observations avec celles de la suivante, Phanor releva quelques discordances. Comment Hiram pouvait – il se trouver en même temps sur le palier et au chantier? On le voyait entrer au temple mais personne ne l'avait vu en sortir. La jalousie, la suspicion, la défiance et la haine faisaient leurs ravages sur Salomon. Il lui fallait éliminer le grand architecte; Phanor était le mieux placé pour cette tâche.
En peu de temps, l'espion et la suivante étaient devenus l'un le fruit de la passion de l'autre. La nature humaine est ainsi faite, elle réserve des surprises. Elle attendait de lui un enfant. Pour la première fois de son existence, Phanor, l'étranger à Jérusalem, y menant une vie dure, se trouva confronté à l'amour. Il vivait dans l'entourage feutré d'une reine, il était aimé de sa femme et de plus il devenait père de famille. Comment payer l'amour par la haine? La confiance par la traîtrise? Il était dans le désarroi, ses émotions disputaient son être.
En matière de stratégie, pire qu'une femme, il y a deux femmes! Si l'amour est en jeu, elles sont capables de prodiges. Soudainement, Balkis et sa suivante se trouvèrent prises de nostalgie, Saba leur manquait terriblement. Phanor, à court de renseignements, devait subir les descriptions fantasques du royaume lointain avec ses fastes et sa tranquillité. Le palais de Saba était en fête permanente, ni intrigues ni trahisons, un paradis sur terre! Quand Phanor serait amené à y aller, il y habiterait, ferait partie de la garde royale, peut – être en serait – il un jour le chef ? La reine, l'ayant choisi, il avait sa confiance... Ah! Si on hâtait le retour, son enfant verrait le jour à Saba – même. Le tableau était très tentant pour l'espion confus. L'idée de suivre sa femme le tourmentait et commençait à faire son chemin.
En attendant, les deux archimaîtres, conscients des résolutions imprévisibles de Salomon, envisagèrent plusieurs plans pour fuir la ville avec la reine. Elle n'y souscrit point, connaissant le roi, il allait s'en prendre à sa suite, jamais elle ne le permettrait.

LE COMPLOT

Ce matin – là, Phanor n'avait pas pu s'empêcher de dévoiler l'intention de la reine de retourner dans son pays. Pour dissiper le doute, le soir – même, Balkis demanda congé au roi. Salomon d'un air étonné:
– Vous nous quittez déjà!
– On ne se lassera jamais de vous.
– Je vous veux à mes côtés.
– J'ai tellement à apprendre. Peut – être n'aurai – je pas l'occasion de revenir.
– Je ne vous laisserai pas partir.
– Ne faites pas cela Salomon, vos bateaux seront confisqués à Aden.
– Les affaires m'importent peu, c'est vous que je veux.
– Mais moi je reste, mon ami ! dit – elle déroutante.
– Alors que signifie cette demande?
– C'est pour ma suite, ils ont leur famille là – bas, ils s’ennuient.
– Accordé, vous avez ma parole.

Salomon s'était promis de la posséder à tout prix, il devait agir et vite. Il élabora un plan et convoqua Phanor, une promotion de chef de garde à la clé à condition de réussir la mission qu'il allait lui assigner:
– Vous irez trouver cet architecte de malheur au temple après la paye.
– A vos ordres, majesté.
– Vous lui demanderez le secret des maîtres qu'il ne m'a jamais confié. Je l'ai obtenu par mes agents qui sont passés maîtres. Ne le faites pas pour moi, mais pour vous.
– Entendu, votre majesté.
– Il est trop fier pour vous le donner. S'il refuse vous l'agressez. C'est un traître!
– Comment oserait – il ?
– Il devait me livrer le plan des passages secrets qu'il emprunte lui – même, il me le refuse. Il pourra fomenter un coup d'état et me faire assassiner chez moi.
– L'usurpateur!
– Vous lui arrachez le plan et vous l'achevez avant qu'il n'en fasse copie pour mes rivaux. Mon royaume est en danger, je compte sur vous.
– Une noble cause, votre majesté.
– L'acceptez – vous ?
– Sans hésitation.
– Son sang sera sur moi, Salomon ben David, j'en fais serment. Vous ne craindrez rien des dieux.
– Me voilà plus confirmé dans ma mission, dit Phanor en tressaillant.
– Vous prendrez deux compagnons de votre choix et le nécessaire pour emporter le corps. Vous serez attendu par mes cavaliers sur le chemin de Béthanie, ils constateront votre acte avant d'expédier la dépouille à Tyr.
– Ce sera fait, mais quand votre majesté?
– Nous sommes le vendredi de pleine lune, ce sera le vendredi de la lune noire.

Le piège s'était refermé sur le timide espion, un refus aurait signé son arrêt de mort. Il eut à peine le temps de réfléchir. Deux promotions de chef de garde l'attendaient ; l'une comportait un meurtre et lui faisait perdre amour, femme et enfant. Il n'arrivait pas à dissimuler son trouble devant la suivante ; complètement désemparé, il finit par avouer. Tous deux frémissaient de terreur en se serrant l'un contre l'autre pour s'apaiser ne serait – ce qu'un instant. Balkis entra à ce moment et les vit dans cet état, elle se mura dans le silence et prit un air de gravité. La suivante parla la première de ce que son mari s'apprêtait à dévoiler :
– Je ne veux pas tuer maître Hiram, je veux partir d'ici avec votre suite, je veux déserter, je veux fuir...
– Ce n'est pas le premier architecte qui subit le châtiment de son génie, on les aveugle ou on les tue, dit – elle d'un air détaché.
– Je l'ai espionné, j'avoue, mais je ne suis pas un meurtrier.
– Dites – moi plutôt dans quel camp vous êtes ?
– Je suis un étranger pour tous, je suis du côté de mon enfant.
– Si vous fuyez, vous allez éveiller les soupçons et nous mettre tous en danger.
– Que dois – je faire pour nous tirer de ce traquenard diabolique ?
– Surtout rien, je vais prévenir Hiram et nous agirons ensemble pour y échapper tous.
– Ils me tueront si je ne m'exécute pas.
– Nous n'avons pas de temps à perdre.

Balkis disparut au bout du couloir pour se trouver aux portes des maçons. Elle cria :
– MoAbon.
– MacBenac, MacBenac. Deux fois.

Ils se réunirent tous les trois dans la chambre du milieu et commencèrent à réfléchir comment déjouer le plan du grand sage. Ils avaient deux semaines pour concentrer leur génie afin de sauver tout le monde y compris l'agent double ; ils lui devaient cela à la demande insistante de Balkis. Mais était – il fiable ? Il n'est pas mauvais, rétorqua – t – elle, ce qui compte pour lui c'est sa famille. Alors, il fallait mettre toute la suite à l'abri, la suivante la première. Madian n'étant pas loin d'Elat, Balkis écrivit une lettre à faire parvenir à Réuel pour affréter une birème et se charger de la sécurité à son arrivée. Elle expédia ses affaires avec celles de la suivante. Au bout de quelques jours, la suite se mit en marche sous le regard de Salomon à l'invitation de Balkis. Elle voulait le rassurer, elle ne s'enfuyait pas. Phanor était là, déchiré par la séparation mais dominant ses émotions.
Adoniram y voyait plus clair, Salomon voulait faire le vide autour de Balkis pour la posséder. Sans la mort de l'architecte, le plan machiavélique n'allait pas cesser. À Tyr même, le roi avait ses tueurs à gage, quelqu'un devait payer. Par amour pour son frère, Adoniram voulait se sacrifier lui – même, Hiram s'y opposa. Dans la chambre du milieu, tous les trois décidèrent d'un stratagème compliqué qui avait cependant des chances d'aboutir à condition que l'agent double s'y prêtât.
Adoniram rencontra Phanor en la présence de Balkis et ils convinrent du choix des deux compagnons qui participeraient à l’assassinat. Il partagea les rôles de la scène du crime. Il demanda à l'espion de se procurer du sang d'agneau à répandre sur la poitrine de la victime, et de s'en couvrir les mains. Il leur fallait des chevaux, des pur – sang à poster hors les murs sous la garde de deux surveillants galiléens. Dérouté, Phanor répéta le scénario dans son ensemble, sachant qu'il irait rejoindre sa femme dès le lendemain. Pour boucler le plan, il fallait élever Phanor au grade de maître en le prévenant qu'à la moindre entorse, sa gorge allait être tranchée, Adoniram simula le geste d'un coup sec, Phanor recula.

LA MORT DE HIRAM

Hiram était le plus rétif au plan, il préférait se laisser mourir et faciliter la fuite de ses deux amours. De même, Adoniram n'en souhaitait pas moins. Les choses devenaient compliquées pour tous sans l'intervention de Balkis :
– Vous vous disputez comme des enfants : qui veut mourir pour l'autre ?
– Avons – nous le choix ?
– Je me donnerai la mort, cela résoudra vos problèmes et ceux de Salomon.
– Il n'en est pas question.
– La vraie question est de vous séparer, les inséparables. Qui de vous finira à Tyr ou à Saba ?
– On n'est pas arrivé à se départager, dit Hiram.
– Ce soir – là, mon rôle est d'occuper Salomon à tout prix... quitte à sacrifier ma vertu !
– Tu ne vas pas commettre cela, s'exclama Adoniram.
– Il faudra bien que quelqu'un paye de sa personne. On ne peut pas tout avoir.
– Et s'il te fait un enfant ?
– Il ne risque pas !
– Comment en être si sûre ?
– Je porte déjà un enfant !
– Mon enfant ?
– Mon enfant ?
– Notre enfant, répliqua – t – elle !
– Je m'en occuperai, dit Adoniram avec précipitation.
Il n'eut pas le temps de se repentir que Hiram dit :
– Je boirai la potion, si je survis, je retournerai chez ma mère.
– Nous avons des choix difficiles, dit – elle. Adoniram sera mon soleil, Hiram ma nuit, quand je fermerai les yeux je te verrai. Je ne l'ai jamais dit à personne, je vous aime tous les deux !

Adoniram voulait reprendre sa parole qui scellait le destin d'eux trois ; mais dans la chambre du milieu, ce qui est dit est dit. Personne ne changea ses habitudes cette semaine – là. Balkis dînait tous les soirs au palais et sentait la fébrilité de Salomon quand ils se retrouvaient seuls après les repas. Le roi était pris ailleurs au point d'en oublier de faire ses avances à la reine. Phanor ne la quittait pas d'une semelle sauf quand Hiram venait la voir ; l'espion se postait alors à la porte. L'inquiétude et le déchirement ravageaient tout le monde.
Adoniram missionna deux maîtres galiléens pour convoyer un grand maître maçon à travers la Galilée dans le plus grand secret ; à la moindre alerte il fallait cacher le personnage dans leurs familles.
Adoniram restait terré chez lui à profiter de son frère avant l’événement tragique. Ils firent l'expérience de la potion de pavot à petites doses pour ajuster sa durée d'action du coucher au lever du soleil. Cela demandait beaucoup de maîtrise et de sang – froid. Pour s'occuper l'esprit, Hiram ramena les écrits dans sa loge, il suggéra à Adoniram de les emporter au cas où le plan réussirait.
En cherchant parmi les énigmes pour la soirée du vendredi funeste, Balkis s'en inventa une pour contrer les assauts de Salomon. Elle s'adressa une lettre, la cacheta à la cire puis la décacheta.
Ce soir – là, une fois la paye réglée, Hiram entra au temple comme d'habitude et attendit. La foule des ouvriers s'était dispersée et le silence, un terrible silence, lui annonçait sa fin. Le pas des compagnons déchira le mutisme de l'obscurité. Le maître se cacha et vida sa gourde d'un coup sec ; au moins cela amortirait les souffrances de la passion. Phanor ordonna à ses complices de ne frapper le traître que sur les épaules, c'était à lui et à lui seul de le toucher au cœur, ordre du roi. Chacun barra une porte du temple. Quand l'effet de la potion commença à agir, Hiram se leva pour sortir. Aucun moyen de lui arracher le secret des maîtres, il reçut un coup de maillet et un d'équerre. Il tituba et chuta sur son genou gauche, Phanor l’aplatit brutalement par terre et expédia les autres surveiller les portes pour qu'ils ne fussent pas vus. Il sortit sa gourde, répandit le sang sur la poitrine de la victime et s'y trempa les mains. On enveloppa le corps dans un drap noir et on le chargea sur un cheval. Hiram commençait sérieusement à perdre connaissance. On se mit au galop durant deux heures. Neuf cavaliers les attendaient à l'endroit indiqué au pied d'un grand acacia, ils avaient déjà creusé la terre et placé un cercueil.

Après la mise en bière, on découvrit le corps de l'illustre personnage inanimé, la poitrine couverte de sang ; il fut identifié par les douze hommes. C'était bien maître Hiram. Mission accomplie. Les compagnons empruntèrent la route de Béthanie, c'était le signal pour les deux Galiléens d'entrer en action.
Pendant ce temps, Balkis se morfondait à la table de Salomon qui avait commandé un festin d'exception. Le roi était distrait, il se tournait souvent vers le chef de garde, le dévisageait avec curiosité. Il se faisait abondamment servir un vin aux épices et exhortait la reine à l'accompagner. Salomon brûlant d'impatience:
– Vous avez l'air triste ce soir.
– Un grand chagrin.
– Est – ce le singe qui vous manque ?
– Il me tenait compagnie.
– Même à votre architecte élu.
– Vous me parlez souvent de lui !
– Pour que vous vous méfiiez de lui, il m'a déçu.
– Moi aussi, figurez – vous. Il m'a refusé de restaurer le temple de Saba.
– Vous n'avez pas été assez persuasive !
– Il ne voulait quitter Jérusalem pour rien au monde.
– Il s'est incrusté ici, il a eu un coup de cœur, il aura beaucoup de mal à bouger.
Des frissons parcouraient le dos de Balkis devant le cynisme du roi, elle buvait le vin aux épices en lui attribuant ses maux de tête. Salomon enchaîna :
– Il semble même qu'il se soit creusé une tombe sous le Saint des Saints. Il voudrait être inhumé sous son chef – d’œuvre, je le comprends.
– L'avez – vous trouvé ?
– Dès demain on fera des recherches, non pas demain, c'est Sabbat ! J'ai bien peur que le passage ne se bouche et qu'il se trouve enterré vivant !
– Ah l'horreur !
– Parfois ces architectes disparaissent dans la nature avec leurs secrets.

Des sueurs froides s'emparèrent du front de Balkis. Salomon satisfait :
– Vous sentez – vous bien ?
– Je dois rentrer chez moi au plus vite.
– Je vous raccompagne.
– Pas ici, à Saba.

Elle lui tendit la missive écrite en vieux phénicien, il fit appel à un rabbin pour la lire. Elle annonçait de mauvaises nouvelles : le décès de la mère de Balkis. L'enterrement avait eu lieu mais on attendait le retour de la reine pour recevoir les condoléances officielles.
– C'est étrange, Phanor ne m'a rien dit de cela.
– Je ne l'ai pas vu de l'après – midi.
– Il ne pouvait pas être partout. À quand ce départ ?
– Dans la semaine, avec votre permission.
– Cela attendra la pleine lune.
– C'est vous le roi.
– Je vous laisserai partir à condition que vous n'emportiez rien du palais.
– Ce n'est pas dans mon intention. J'y ai vécu mes meilleurs souvenirs, c'est cela que j'emporterai.
– Il faudra en profiter d'ici – là, maintenant qu'on ne peut plus reculer. Allons prendre l'air.

La fraîcheur de minuit caressait le visage pâli de Balkis. Avant que la brise ne séchât la sueur sur ses tempes, elle se pencha sur la fontaine et humecta ses lèvres sèches à plusieurs reprises pour étancher sa soif. L'eau de source eut raison de ses précautions. Le roi se délecta de la délicatesse de ses gestes, il en fit autant et lui dit:
– Cette eau vient de loin. Elle nous a coûté beaucoup pour l'amener.
– Elle voyage bien, elle garde une fraîcheur de jeunesse.
– Je vous ai vue boire.
– On ne refuse l'eau à personne ! J'avais soif et elle est délicieuse.
– Vous avez pris un bien du palais, vous ne partirez point.
– Votre majesté...
– Votre parole !
– Selon votre volonté.

Il la prit délicatement par la main, elle ne chercha pas à résister, il l'amena au lit. Elle fit de son mieux pour retarder le moment fatal. Lui, était imbibé et inhibé mais compensait par des caresses et des baisers. Soudain, on frappa vigoureusement et on entra sans permission d'après les consignes. Phanor fit irruption, salua, mit sa main ensanglantée sur le cœur, fit le signe de se trancher la gorge, s'inclina et partit sans un mot. Salomon s'excusa pour affaire. La reine se leva en promettant que ce ne serait que partie remise.
Épuisé, Phanor attendait le roi ; il lui fit le récit détaillé du meurtre, et lui montra ses mains maculées ; Salomon l'invita à les laver à la fontaine. Le roi puisa l'eau rougie de la vasque, et se la versa sur sa tête en disant :
– Je prends son sang sur moi, Salomon ben David. Je vous délie de votre acte.

JÉRUSALEM EXTRA – MUROS

Balkis fit un détour par son palier, enfila une robe de servante et se rendit aux portes des maçons. Dans la loge, effrayée, elle ne reconnut pas le jeune Adoniram ; il avait rompu son deuil, il s'était rasé. Il bloqua les portes, ils se réfugièrent dans la chambre du milieu, là, elle devait attendre son retour.
Adoniram s'engagea dans la galerie d'évacuation de la citerne et se trouva hors les murs comme un fantôme couvert de toiles d'araignée. Les Galiléens virent arriver le grand maître maçon qu'ils devaient escorter ; bien que son visage leur semblât familier, il leur était inconnu.
Les cavaliers du roi étaient sur le chemin du retour. Ils avaient pris soin de refermer la caisse de Hiram, de rabattre la terre et d'arracher quelques branches d'acacia pour camoufler le tout. Ils attendirent une bonne heure pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis et quittèrent les lieux pour ne pas attirer l'attention.
A la sortie de Béthanie, les deux convois se croisèrent, trois hommes et quatre chevaux au galop ; c'était suspect. A l'interrogatoire, il fallut se justifier :
- Au changement de lune les maîtres étaient relevés de leur fonction.
- Ils rentraient en Galilée, pas à Tyr.
- Le cheval était une commande pour le suffète de Cana.
En les fouillant, on ne trouva pas d'armes sur eux à part une lame de rasoir. Chacun partit vers sa destination.
Les trois maîtres s'arrêtèrent au pied de l’acacia, Adoniram débarrassa frénétiquement les branchages et frappa trois coups sur le couvercle de la bière en criant : MoAbon. Sans réponse, la peur au ventre, il leva le couvercle et cria de nouveau : MoAbon. Toujours rien. Les Galiléens découvrirent en frémissant le corps de maître Hiram, c'était de la folie d’interpeller un mort !
Il saisit le poignet de son frère, lui mit une main derrière l'épaule et redressa le corps encore tiède dans sa tombe de fortune en hurlant de toute sa force pour la troisième fois : MoAbon.
Un silence macabre précéda le soupir profond, d'une voix exténuée Hiram balbutia: MacBenac. Les maîtres effarés s'écrièrent :
– Il est ressuscité ! Il est ressuscité !
– Il ressuscitera dans chaque maître – maçon, affirma Adoniram.
– Tout ceci est grave.
– Il n'y a pas de temps à perdre.
– Notre enfant ? dit Hiram.
– En sécurité, on s’évade ce matin.

Il débarrassa sommairement son frère de sa barbe et le confia aux deux maîtres stupéfaits devant les deux Hiram. Après une longue accolade, il lui fit endosser une besace avec le fruit de leur travail: Adieu ! Hiram, n'était pas en mesure de monter, il se mit en marche à côté de sa monture, le temps de recouvrer ses esprits.
Adoniram rentra en hâte juste avant l'aube. Phanor était hors les murs avec les chevaux, Adoniram alla chercher Balkis détruite par cette nuit d'horreur, l'arracha à son cauchemar et l'emporta loin dans ses rêves. Il fallait prendre une avance sur la garde qui n'allait pas tarder à se mettre à leur poursuite.

SALOMON LE MAGNIFIQUE

Le jour se leva sur Salomon qui se roulait et s'étirait dans ses draps empreints du musc de Balkis. La nuit mouvementée fit place aux rêves du matin sous l'emprise envoûtante de la reine énigmatique. Le roi ne voulait pas quitter son lit ce jour. Adieu ses mille femmes, adieu Yahvé, il n'y avait que Balkis et Astarté qui comptaient ! Une nouvelle vie d'amour l'attendait. Il fit un tour dans sa chambre, offrit des oblations à la déesse de l'amour qui avait conduit l'objet de son désir dans ses draps et la figure la plus convoitée de l'orient sur son oreiller. Tout était merveilleux, une journée sans jalousie et une nuit prometteuse en vue. Le roi faisait le sabbat de l'amour, à ne pas déranger.

Il ne quitta sa chambre qu'à l'heure du déjeuner. Une fois restauré, il rayonnait d'allégresse. Ne voulant pas troubler le roi, le chef de garde prit un répit avant de lui faire part de ses tracas :
– Votre majesté, maître Hiram n'est pas venu au chantier ce matin.
– Il nous a quittés pour Tyr, je lui ai accordé une permission. Tout le monde perd sa mère en ce moment, lui aussi.
– Phanor non plus, ne s'est pas présenté ce jour.
– Il doit se reposer, sa nuit a dû être dure.
– Ce n'est pas ce qu'on entend, votre majesté.
– Qu'avez – vous entendu, qui a osé parler ? dit – il inquiet.
– Un de vos cavaliers. J'ai bien peur que cela ne provoque une émeute parmi les maçons.

Un des cavaliers n'avait pas pu garder le secret, il en avait fait confidence au chef de garde. On convoqua les neufs témoins et le grand rabbin dans la salle du jugement. Tous fournirent le même témoignage avec les noms des trois meurtriers auxquels Hiram avait refusé la maîtrise. Salomon coupa court :
– Quel crime abominable ! Êtes – vous bien sûrs qu'il s'agit de l'architecte ?
– Nous l'avons tous identifié.
– Et vous les avez jugés et condamnés à mort. Nul besoin de les entendre. Justice est rendue.

C'était le moyen radical pour les faire taire à jamais. Deux furent exécutés sur le champ et on chercha Phanor en vain. Il n'était pas dans l'appartement de la reine, Balkis non plus. Les rêves de Salomon s'évanouirent, il s'écria :
– Elle m'a volé, cherchez ce qu'elle a pu voler. Mettez - vous à leurs trousses.
Après la fouille du palais, visiblement rien ne manquait, il faisait nuit et la chasse ne débuta qu'à l'aube.
Phanor portait sa tenue de la garde royale, c'était le meilleur sauf – conduit pour nos fugueurs. Il fallut quatre jours bien soutenus à cheval pour rallier Elat. Phanor attiré par sa femme avalait le désert plus vite que sa monture. Réuel avait élu domicile sur le Reine Balkis et attendait fébrilement la reine de son cœur.

LA LÉGENDE DE HIRAM

Le Reine Balkis mit les voiles dès que la reine gagna le navire ; son accoutrement en disait long sur l'urgence de la fuite, pensait Réuel. Phanor se réfugia auprès de sa femme. A bord, la légende de Hiram était sur toutes les lèvres. Un soupçon de jalousie s'empara de Réuel et d'Adoniram, ce qui n'échappa pas à Balkis ; elle leur rappella l'adage d'une sage veuve :
« Ne laissez pas la jalousie vous séparer. »
Ils se ressaisirent, Balkis fut le trait d'union de leur amitié. Après deux jours de récits et de navigation, Réuel descendit dans une chaloupe pour rejoindre Madian. Ils se promirent de se rendre visite, Réuel tint sa promesse.
À Tyr, la nouvelle de la mort de Hiram fut l'objet d'un grand deuil, le royaume lui dédia un monument tant sa légende avait pris de l'ampleur dans les cours du Grand Orient.

On venait de loin visiter ses œuvres, de la stèle de Melqart jusqu'au palais de Salomon. Des générations d'architectes et de maçons s'inspiraient de lui et l'honoraient.

J'avais suivi cette mouvance pour constater par moi – même le talent de Hiram, le grand architecte, et recueillir des témoignages vivants. Je m'étais rendu à Tyr. En flânant dans les rues je me laissai raconter :
Le fils de la veuve une fois disparu, un vague neveu apparut auprès de la mère. Il était jeune et imberbe et avait un air de famille. Il l'appelait mère, elle l'appelait fils. Après la disparition de la veuve, on ne l'a plus revu, on a perdu sa trace. Les gens radotent, il y en a qui jurent l'avoir aperçu à Saba ! Il doit être quelque part dans la nature.
Je rebroussai chemin jusqu'à Jérusalem, on y célébrait les funérailles de Salomon en l'an quarante de son règne. Les pleureuses déploraient ses cinquante deux printemps : il mourut de chagrin à cause de la Sabéenne. Le grand rabbin maudissait Balkis qui avait profané l'Arche de l'Alliance et substitué une copie à la Torah ; elle n'était venue que pour cela. Il s'en était rendu compte une pâque en retard.
En voulant me rendre à Saba pour satisfaire ma curiosité, je m'étais arrêté à Madian. J'étais tombé malade et le bon roi Réuel m'offrit son hospitalité. Il venait de rentrer de Saba, il me raconta :

Balkis règne sur Saba et Adoniram règne sur son cœur, sa beauté est intacte mais plus mature. Leur amour est toujours le même. Adoniram s'est chargé d'élever leur fils Ménélik qui s'est marié à la reine d’Éthiopie. Il a restauré le temple en y ajoutant un colosse en bronze à l'effigie de son frère Hiram. Il a baptisé le sanctuaire, le Temple de la Reine.
– Mais l'histoire de l'Arche, en avez – vous eu vent ?
– Ah ! Vous êtes au courant, dit Réuel :

Balkis a le goût du secret, elle voulait savoir à quoi l'Arche ressemblait et ce qu'elle contenait. Adoniram lui fit le coffre de l'Arche à l'identique, le couvercle et les chérubins en bois de cèdre. Il sculpta les deux tables de la loi et Balkis ensemença le coffre de manne, la coriandre du désert. Finalement cela leur rappelait trop de souffrance, ils en firent cadeau à la couronne d’Éthiopie.
– Et le rouleau de la Torah ?
– C'est celui du temple de Jérusalem.

Je pris congé du bon roi Réuel pour rentrer chez moi, à côté de Beyrouth. Je suis très vieux maintenant, je n'ai plus la force. Un autre voyage m'attend.

LA LÉGENDE DE HIRAM

C'est au tour de HIRAM de montrer son savoir
Au temple d’Elohim pour célébrer sa gloire.
Il reçut la lumière et les enseignements
Pour mettre son génie dans tout le monument.
Il s'avéra très digne et maître dans les arts,
Dans le moindre détail enchanta les regards.
Il éleva les murs et dressa les colonnes
Nul bruit ne s'entendit, en silence on maçonne!

Il disposa partout des pierres à mesure
En toute perfection, génie d'architecture.
Il a bâti des loges et des niches secrètes,
Pour garder les écrits révélés aux prophètes.

Il coula les bassins, sur le parvis du temple
En forme de chariots, il inspira l'exemple
Plus tard à Ezéchiel qui décrit en vision
Les mêmes Chéroubîm de la décoration :
Une tête de lion, d'un aigle et d'un taureau,
Un visage humain et des motifs floraux.

Il a été tué achevant la leçon,
Il fut le Grand Maître de l'ordre des maçons.

EL, le dieu suprême
A bâti de lui-même
Ainsi avait prédit
Maître Sanchoniaton

À ma Phœnicie

Janvier 2015 - ISBN 9782919168606 - AMAZON / GOOGLE

Opinion:

Retour du Chevalier
Ce Navigateur revient de cet univers "qui ne coute rien et n'a pas de prix".
Ce Navigateur qui depuis le premier matin du dernier millénaire avant l'ère Chrétienne, vient nous raconter des histoires d'amour.
Il jeta l'ancre à Tyr, venant de Elche, de Marsa - El… d'une grande vuelta dans la planète: Afrique, Amérique, iles océans et mers, de partout. Il rencontra rois, reines, Hiram, Belkis, David, Salomon etc…
Il nous fait revivre notre passé Phénicien comme si c'était aujourd'hui ou demain. Rien n'a changé, l'âme est la même, quelques noms; la mer Blanche c'était la mère Phénicienne, les ports Pharaoniques d'Egypte étaient débordés par les navires Phéniciens.
L'étoile Polaire s'appelait l'étoile Phénicienne facile à repérer etc…
Ce vieux Mourane âgé de plus de trois mille ans vient nous rappeler les mille et une nuits de nos ancêtres… Cadmus, Hanoun, Melkom, Balkis… Biblos, Baal-Beck, Tyr, Sidon et les Cananéennes Jéricho, Ai, Gabaon…
Salomon et sa mère Bethsabée et son père Urie tué par David. Mochos et Sanchoniaton si chers et admirés par mon ami Saïd Akl et ce millénaire en question celui d'Euclide, Thales, Pythagore, Platon etc.. si cher à Charles Corm.
Le Navigateur est de retour.
Ce génial et habile navigateur est là baptisé de nouveau:

Chevalier d'Anjou, Mourane di Tannouri

Je suis fier de vous cher Mourane, de votre noblesse, de vos connaissances, de votre simplicité et bonté.
Votre dernière œuvre si riche si perfectionnée qui supposa de grandes recherches: La reine de Saba aux portes des maçons est un beau livre qu'on ne peut assimiler d'un seul coup sauf si on est initié et habitué à ce genre de lecture.
El et Emmanuel ne sont pas étrangers à nous en ce monde qui traverse une des plus grave crise de la civilisation.

Joseph Matar - Septembre 2016