Mounir Najem

Article in French about the artist Najm

(Michel Fani, Dictionnaire de la peinture au Liban, editions de l'escalier, p 199)

Né à Deir El Kamar, le 24 décembre 1933. Mort à Paris en 1987. Mounir Najm passa les années 1951 – 1952 à l’atelier de césar Gemayel, avant de s’inscrire à L’ALBA de 1952 à 1955. De 1955 à 1959, il étudia à Paris successivement à L’Ecole nationale supérieure des beaux-arts (1955-1956) à l’académie de la Grand Chaumière (1956-1959) et chez André Lhote de 1957 à 1959.

Tous les Libanaise qui suivirent l’enseignement de Lhote, léger, Metzinger et Goetz en reçurent, de façon frappante, une incitation à la modernité et à un sensualisme abstrait qui trouvait parfaitement écho dans leur sensibilité orientale. Cela les aida à prendre de la distance à l’égard des figures locales libanaises et, le plus souvent, de l’enseignement de L’ALBA dont ils étaient issus et qui les avait portés vers la peinture abstraite. Peinture abstraite vue comme un langage naturel, et à propos duquel seules se posaient des questions techniques, inhérentes à la toile même, et non le problème initial de choix entre un style et un autre.

Cette évolution était bien éloignée de l’approche beyrouthine ou, du moins, bien différente de celle de l’époque où, jeunes étudiants, ces peintres luttaient avec l’abécédaire de la figure, fût-il hors de toute approche historique, et n’en ayant nulle conscience devaient seulement choisir entre l’«impressionnisme à touches» à la César Gemayel et l e cézannisme tempéré d’italianité de Fernando Manetti.

Najm affronta à Paris la déconstruction de la figure par le cubisme, dans laquelle il vit la représentation occidentale détruite par ses propres moyens. Certes, l’enseignement de Lhote y était pour beaucoup, et c’était ce dont il avait besoin. L’enseignement de Lhote vieillissant n’était plus seulement du post-cubisme, mais l’intelligence dans la saisie plastique du tableau, et la décomposition de ses éléments: moment d’une pédagogie européenne qui pataugeait dans la reconstruction de l’après- guerre et qui trouvait un point d’appui dans la reprise du cubisme. Lhote fut, au demeurant, beaucoup plus grand pédagogue que peintre, mais ceci est une autre histoire.

Cette reconstruction correspondit, pour les Libanais, à la naissance des revendications liées à leur propre vision: l’Orient, l’identité, d’autres formes, d’autres couleurs, une autre lumière, et l’expression de tout cela sur la toile. Historiquement, la question ne se posa pas d’emblée en ces termes. Il y eut bien, jusqu’au début des années soixante, un académisme de l’abstrait dont la force fut de poser le problème hors d’un conflit figuratif-abstrait, mais il se plaçait étrangement dans la perspective d’un langage figuratif enrichi par les apports de l’abstrait. C’est pourquoi une expérience comme celle de Cyr releva, à la fois, d’une absence du temps historique et d’un malentendu.

A Paris, l’enjeu était d’autant plus clairement apparu que la mise à distance avait été plus rapide, et qu’il avait fallu reconstruire, alors que le langage de l’Occident se démontait, une vision propre. Cyr, à la fin des années quarante, avait traversé une crise portant essentiellement sur sa place dans l’histoire de la peinture et la façon dont il pourrait intégrer au post-cubisme ses trente années de peinture au Liban et la peinture qui se faisait à Paris.

Ce que Najm voyait autour de lui, c’était l’expérience de la première génération d’étudiants de l’ALBA, dont ne le séparaient que quelques années. Elle lui paraissait une fuite en avant et un impossible recours.

Pour ne prendre qu’un exemple, il n’était pas possible aux jeunes peintres, pour des raisons culturelles et financières, d’aller à New York. Il fallait creuser beaucoup plus loin, pousser plus avant dans la toile même. Il est frappant que, même par rapport à la génération des Onsi, Farroukh, Gemayel, le tenant de la modernité historique fut bien Gemayel, avec son impressionnisme, au niveau de la construction de la toile et de l’usage du pinceau, alors que Farroukh et Onsi travaillaient, eux, avec le langage et les moyens académiques.

Farroukh, du moins pour la plus grande partie de sa production et, peut- être, sans autre raison qu’une inclinaison réelle, ne s’éloigna jamais de la ligne, du contour, du dessin. Son problème premier tournait toujours autour de la saisie de la ressemblance, obsession du monde du rendu, dès lors que le public ne semblait pouvoir lire et apprécier que cette difficulté surmontée. Onsi, dans ses premières aquarelles, qu’il signait O. Unsi, faisait un fond coloré puis dessinait avec le bout du pinceau. Plus tard, après son séjour à Paris, et malgré la consonance historique de la modernité, il ne voyait dans les tendances de la peinture, du cubisme à l’abstraction, qu’une destruction de la peinture et un sacrilège à l’égard de l’histoire de l’art. On est étonné de constater combien ce respect des formes dans la figuration est conventionnel, quand l’arrière-plan de ce qu’il implique est tellement riche.

Onsi comprenait l’impressionnisme comme un rendu immédiat. Il s’appliqua à le réaliser par un nuagisme tremblé, une manière d’aquarelle de la sensation, une façon de mouiller la vue pour la rendre, au point qu’il n’y a plus de dessin mais de l’eau. Sa manière de saisir et de noter l’ensemble, sa sensibilité, incapable d’oblitérer les détails qui étaient pour lui autant de repères nécessaires à l’avancée de sa propre lecture du tableau, étaient contrariés par le désir d’accumuler les détails nécessaires à la ressemblance. Pour Onsi, l’artiste était tout entier dans la touche qui rend la ressemblance et apporte une manière de voir supplémentaire.

Mais comment délier une touche et un tracé d’autant plus appliqués que ce qu’ils poursuivaient se dérobait, du fait même de l’approche technique tentant de les rendre?

En effet, le devoir du rendu et de la précision des détails contrecarrait le brouillage de l’impressionnisme. La tyrannie de la touche impressionniste chez Gemayel donne un rendu peu reconnaissable, se croyant seul habilité à rendre la chair et à accrocher la lumière par un surcroît de trituration. Du moins Gemayel résolvait-il pour lui-même une partie du problème par le plaisir de peindre. La justification de son exercice pictural passait de la ressemblance à la jouissance, sans qu’il comprît l’impasse où il engageait ses élèves lorsque ceux-ci cherchaient à imiter sa technique sans avoir les moyens d’aller plus loin.

En somme, le conflit entre ce qui est reconnaissable au niveau visuel et l’homogénéité de la technique picturale, la vision de l’artiste et la variation des différents décalages, révèlent une part essentielle du déroulement exclusivement personnel d’une histoire de l’art qui devient l’histoire d’un individu confronté à leurs choix, et cela hors d’un temps historique. Le réel en tant que sujet de la peinture s’éloigne de l’image quand il doit se traduire par une technique pictural avancée – en l’espèce, l’impressionnisme – alors que Gemayel n’osait pousser plus loin la seule chose qui le portait à peindre, l’emportement de la couleur et de la forme, et se figeait dans la reproduction pour ramener la peinture à du coloriage, en réduisant le problème de l’histoire de l’art à une simple technicité, à une série de procédés.

Quand il dépassa ce décalage, Najm ne dépassa pas pour autant le problème posé par Gemayel, dont il avait fréquenté durant trois ans l’atelier avant de s’inscrire à l’ALBA. La spécificité de l’art oriental, le désir de retrouver certaines couleurs, une lumière particulière, tels sont les problèmes auxquels il fut sensibilisé par Gemayel, bien évidemment dans un cadre impressionniste décalé que Najm finit par retrouver dans un impressionnisme abstrait lié à sa pratique picturale, après sa période exclusivement abstraite .
Les techniques picturales tournent au procédé quand l’artiste, même s’il les a expérimentées de l’intérieur, ne dispose pas du moyen de construire quelque chose qui lui donne le sentiment de lui appartenir en propre, de n’être pas seulement une variation dans l’interprétation des courants picturaux et intellectuels auxquels il ne participe pas vraiment.

Quand la complexité de l’abstrait le figea dans un autisme douloureux quand il comprit que l’enjeu de sa peinture se jouait au Liban. Najm trouva dans la recherche de ses amis l’écho qui lui était nécessaire pour pouvoir poursuivre son travail. A ses débuts, il avait pratiqué un impressionnisme abstrait, typiquement post-romantique par la manière dont il se construisait avec le vocabulaire de l’histoire de l’art. En épurant ce vocabulaire et usant des moyens d’une thématique poétisée où la forme devenait couleur, il sembla reprendre en compte toutes les virtualités d’un héritage pictural où la plus grande sensibilité à la couleur allait étrangement de pair avec la plus grande insensibilité à la forme.

La forme, Najm la poursuivit, mais seulement pour y inclure la couleur. Il ne s’agit pas là d’une destination facile entre dessinateurs et coloristes. Ce qu’entreprit Najm, une fois mis hors jeu le décalage historique avec l’Europe, était une saisie théorique, une tentative de théorisation, une manière de constituer sa propre histoire de l’art avec les données qu’il avait en mains: L’ALBA, l’expérience de Paris, Gemayel, les peintres libanais vivant à Paris (Abboud, Aouad, El bacha) et ses amis de Beyrouth (Scamanga, Saghir, Achkar). Il voulait remplacer le décalage de la perception historique par la revendication de la fondation d’une autre lecture, d’une histoire de l’art qui fût sienne, du moins qui justifiât sa pratique picturale. Cela ne manquait ni de didactisme ni de simplifications littérales, mais le pas, une fois franchi, lui permit de continuer à peindre sans cette tension d’un décalage à l’endroit d’un terrain qui n’eût jamais été sien s’il avait dû ne fonctionner que par rapport à Paris.

De toute évidence, cette attitude ne naquit pas d’une simple réaction à l’Occident. Ce qui se jouait était plus profond qu’une dichotomie Orient- Occident, il y allait du goût et de l’exercice de la peinture. On retrouve ici en filigrane l’historicité de Gemayel, malgré le décalage de sa technique pour se soumettre au goût du public.

Najm alla plus loin que l’abstrait et construisit progressivement un vocabulaire qui, au mieux, ne devait qu’à lui-même son expressivité plastique, sans ignorer l’irrégularité de sa production. En effet, à la fin des années soixante, les éléments de ce vocabulaire recouvraient parfaitement le champ de la sensibilité formelle puisqu’ils étaient empruntés à Klee ou Macke. Mais si, pour eux et pour l’école allemande de l’orientalisme pictural, ces formes étaient neuves, elles l’étaient moins pour la peinture contemporaine. Arcades et carrés de couleur vont en deçà du propos pictural; s’ils construisent le tableau, ils tirent trop en arrière le spectateur en faisant jouer les références et en brouillant le travail de la couleur.

Comment faire partager une sensation sans être contraint de structurer son cadre par du déjà-vu? Dans certains de ses tableaux, Najm a résolu le problème en décidant, tout simplement, de ne plus utiliser de structure, et de rentrer directement dans la couleur. Pour une part sous l’influence du cercle de ses amis allemands, il revendiqua un art oriental comme une manière explicite de réclamer une part d’identité. Il est remarquable que, dans son cas, cette revendication soit passée par une préalable lecture européenne, alors que les sources étaient, littéralement sous son nez. Il ne pouvait les lire qu’avec la connotation sociologique. Revendication et, en même temps, identification aux données d’un art local, donc à une continuité historique, mais Najm, ce faisant, puisait ses mécanismes d’origine dans ce qu’il disait être des sensations et souvenirs d’enfance, aubes où il accompagnait son père a la chasse, odeur de la forêt et couleur de la lumière.

Certes, Gemayel le soutint, et son inscription à l’Ecole normale à Beyrouth lui laissa un souci didactique, mais sa lecture progressive des influences qu’il assimilait montre qu’il n’a fait que prendre le train en marche, quand il en eut la possibilité. Il revendiquait un concept d’espace oriental justifié par les données de l’histoire de l’art européen.

Le mécanisme consistait à travailler sur l’histoire de l’art dans le cadre d’un Orient qui devenait, avant tout, recouvrement géographique, et donc appropriation de l’espace. Le refus de la perspective de Najm, sa manière de rendre l’espace par la couleur et la modulation de la couleur étaient voisines des recherches allemandes du début du siècle. Dans les milieux de la peinture libanaise des années soixante, il était proche de l’interrogation et de la démarche d’un Adel Saghir. Sur la fin, sa production se ralentit. Il était par trop soucieux d’une angoisse sensuelle dont la plénitude et l’épanouissement ne lui vinrent pas toujours de la peinture.