Mohammad Rawas

Mohamad Rawas Esthétisme et réflexion - Quand l'esthétisme donne matière à réflexion

Mohamad Rawas Esthétisme et réflexion - Quand l'esthétisme donne matière à réflexion (Esquisse Art et Culture, numéro 11, 2004)

Mohammad Rawas est un peintre résolument contemporain, décidé à s'offrir le meilleur de tous les courants artistiques. Entre Pop Art, dadaïsme, surréalisme et classicisme, son travail regorge de trouvailles personnelles et se situe au-delà des conventions, des époques et des cultures. Il allie l'esthétique à la démarche intellectuelle, tissant ainsi son processus créatif de deux composantes indissociables, le visuel et le conceptuel.

Rawas est né à Beyrouth en 1951 au sein d'une famille traditionnelle et grandit dans un petit appartement éclairé par une large fenêtre de laquelle on pouvait voir au loin la mer. Au fil des années, les immeubles de béton remplacent les jardins des alentours rendant invisibles l'horizon aux yeux du jeune artiste. Surprotégé par ses parents, souvent confiné entre quatre murs, il éprouve une sensation persistante de suffocation qui lui fait développer d'étranges comportements, comme celui d'extraire ses crayons de couleurs de leur boîte et de les asperger d'eau en vue de les faire respirer. De cette époque, il lui reste dans son œuvre, si dense et souvent allégorique, un goût prononcé pour les plages de lumière, les fenêtres, les portes ouvertes sur l'infini et la vision du monde perçue à travers un cadre. Les vestiges des civilisations diverses et les éléments recueillis de différentes époques, grâce à leur transposition libre, abolissent les frontières historiques et géographiques et témoignent de la profonde conviction du peintre que l'expérience humaine se perpétue dans un même cycle de continuité.

Rawas est un peintre avec très peu de certitudes mais d'une générosité extrême. Ses œuvres ont tellement de clés et offrent tellement de possibilités d'interprétation que l'identification s'opère très vite avec le public. Cette richesse ne sera jamais synonyme de compromis ou de soumission aux dictats du marché ou des tendances.

S'il a récemment ralenti l'enseignement universitaire, qui est pour lui une sorte de mission au service de l'art, c'est pour se consacrer davantage à sa peinture. La remise en question est un état constant chez lui et rend le regard qu'il porte sur son travail très critique. Il n'a d'ailleurs jamais la sensation d'avoir achevé un tableau; il décide simplement, à un moment donné, de s'arrêter de le travailler. Il lui est arrivé aussi de laisser passer un long laps de temps avant de ressentir à nouveau le besoin de reprendre une œuvre qui semblait terminée, pour ne pas avoir à traîner, dans le futur, un problème irrésolu. Ce n'est qu'après 1984 que le peintre commence à trouver son travail plus complet, plus structuré et plus étudié.

Rawas nie appartenir à une culture définissable, une culture arabe condamnée aux arabesques, à la calligraphie et aux motifs architecturaux. Ce n'est pas un peintre conceptuel qui fait abstraction de l'esthétisme mais un peintre libéré de toute contrainte d'appartenance, avec un seul souci: l'authenticité.

Libre d'emprunter le meilleur de toutes les époques, du plus petit détail kitsch à l'icône la plus intouchable d'un courant. The home (987), c'est La jeune fille à la perle de Vermeer dans un paysage de l'Amérique des années cinquante, avec son bord de mer et sa maison à charpente de bois. The finale (2000) est une composition à la manière de Juan Gris assemblée devant un modèle au buste nu. Ballet dance mécanisme,
(1998) met en scène une ballerine de Degas à côté d'un mécanisme qui oscille entre Leonard de Vinci, Marcel Duchamp et une architecture à la Bauhaus. Que ce soit sous forme de sérigraphie qu'il intègre à son tableau ou qu'il peigne à l'huile une image empruntée, que sa démarche soit appuyée par le titre de l'œuvre ou ignorée par ce dernier, Rawas considère ses « recyclages » comme un hommage à l'artiste initial.

En 1987, The lady who descended the staircase constitue un tournant majeur dans son travail. Il y introduit les assemblages dans une première tentative de créer un espace physique en trois dimensions et trouve, depuis, un plaisir jubilatoire à combiner le travail de peinture, celui qui cherche à rendre la plus subtile nuance de la peau humaine, avec la surface rugueuse des matières qu'il colle, cloue ou soude. Le défi permanent étant de faire coexister ces éléments, en apparence incongrus, dans la plus parfaite entente, la même qui existe dans la notion de concordance des couleurs. Il appuie en cela les théories d'Ewald Hering et de Johannes Itten qui prouvent l'existence d'une plus grande harmonie dans les jaunes, les rouges et les bleus sans relation apparente plutôt qu'entre les teintes chromatiquement proches comme le jaune, le jaune orangé et l'orange.

L'art est-il séparé de la vie ou bien est-il une continuation naturelle de celle-ci? Avons-nous dans la tête une soupape que l'on ouvre et que l'on referme selon que le quotidien avec son défilé de contingences matérielles nous happe? Des questions que Rawas commencent à se poser après la guerre du Liban et qui donneront dès lors une dimension beaucoup plus intellectuelle à son travail et changeront radicalement sa structure visuelle, « ne comptant plus, comme l'a dit David Hockney, uniquement sur ce que mon œil voit, mais aussi sur ce que mes idées me disent ». C'est là que la lettre et le mot entrent en jeu et viennent consolider cette démarche. Les titres que Rawas donne à ses tableaux ne sont jamais choisis au hasard; tantôt cyniques, tantôt absurdes, souvent ironiques, ils reflètent l'état d'esprit de l'artiste à différentes étapes de sa création, au moment de l'inspiration, de la mise en place de l'idée ou bien devant le résultat abouti. Comme une piste de plus qu'il offrirait au public tout en acceptant totalement l'idée que l'interprétation que l'on se fait de ses tableaux est souvent très loin de ce qu'il a voulu exprimer. Car s'il assume pleinement la responsabilité de son discours intellectuel, avec sa part métaphorique, parfois ambiguë, parfois élitiste, il accepte aussi que ses tableaux jouent le rôle de récepteur de projection. En intégrant des mots dans ses tableaux, il ajoute une autre dimension à son mode de communication, allant jusqu'au bout de sa fascination pour l'écrit qui peut revêtir deux aspects différents, celui pictural, déterminé par la taille, la composition et la couleur des lettres et celui purement sémantique, qui véhicule une pensée de la manière la plus directe possible.

« Ce n'est pas ce que l'on peint qui est important c'est comment on le peint. » Pour Rawas, la technique devient partie intégrante du contenu, le pourquoi du processus et son explication. Ceci explique sa recherche permanente de nouveaux supports et d'éléments inédits à utiliser dans son expression artistique, la photographie, le transfert, le collage, la gravure ... Rien n'est assez et un rien suffit pour confirmer un talent qui ouvre les portes d'un monde complexe et inédit au charme indéfinissable. Marie-Thérèse Arbid l'avait déjà écrit en 1979: « ...Ces graphismes forts éloquents qui sont, en réalité, les premiers essais pour trouver un langage nouveau ... » Deux décennies plus tard, ce même langage fait de dualité et d'apports extrêmes nous est plus familier; il devient de plus en plus nécessaire à notre survie intellectuelle et nous confronte, pour une fois, à de la « peinture intelligente », qui n'a pas oublié sa fonction première, celle d'être artistique et instinctive.

Nada Anid