Marie Hadad

Les Heures Libanaise de Marie Hadad, Extraits, Editions de la revue Phénicienne

Les Heures Libanaise de Marie Hadad, Extraits, Editions de la revue Phénicienne - Place de Musée Beyrouth 1937

Avant-propos du livre

Veuille le lecteur m’excuser, si, parlant ici des adorables poèmes en prose de Marie Hadad, j’empiète aujourd’hui, - et bien accidentellement – sur les plates-bandes de la critique littéraire.

Mon excuse – mais dois-je invoquer une excuse? – est que ces écrits de Marie Hadad sont d’un peintre. Ces impressions de nature, ces souvenirs d’une enfance tour à tour mélancolique et rieuse, d’une enfance qui se plut à la rêverie solitaire, d’une adolescence qui entrevit l’injustice et la souffrance humaines, et les évoques en termes discrets et voilés, ces scènes, ces sites de la vie et de la nature ambiante, si justes d’accent et d’atmosphère, sont autant de tableaux brossés avec un talent raffiné par une coloriste qui manie la plumes comme elle manie ses pinceaux.

Une sensibilité d’une délicatesse profonde, une philosophie sans amertume, le don des images neuves, une naïveté, une fraîcheur d’inspiration, une spontanéité jaillissante – mais ce sont là précisément les mérites que j’apprécie dans la peinture de Marie Hadad.
Quand elle décrit en ces toiles que nous aimons tant à Paris, la flore, la faune, le ciel de son Liban natal, en ces toiles d’une cadence disciplinée, quand elle scrute avec son aigue pénétration les visages de ses petits Bédouins secs et musclés, de ses fillettes arabes aux larges yeux, au front bombé et têtu, ce que nous goûtons, ce sont les mêmes vertus qu’en ses écrits.

Peintre, essayiste en prose, elle est identique à elle-même, et traduit son émotion aussi heureusement en l’un ou l’autre langage.
Violon d’Ingres, dilettantisme ? Non certes. Besoin de détailler par l’analyse des mots ce qu’elle ne pouvait dire par l’harmonie des tons.

Paysagistes, portraitiste ou écrivain, Marie Hadad demeure un poète.

Louis Vauxcelles

Souvenir

Souvenir, tu es le sac de provisions ou j’amasse tout ce que fut ma vie.

Besace de voyageur, ouvre-toi et raconte-moi un peu du passé.

Une enfant très seule, ayant peur de tout, ayant peur du bruit, aimant par-dessus tout la solitude. Une enfant dont on n’avait pas besoin, et qui est venue quand même. Une enfant dont la première souffrance est l’injustice qui révolte, qui rentre en elle-même. Et ne voudrait plus se sentir vivre.

Enfance, jeunesse, vous fûtes enfermées dans une prison ; on vous a bâillonnées et coupé les ailes. L’enfance est parfois plus lourde à porter à l’enfant, que les ans ne le sont au vieillard centenaire, parce qu’il voit un long chemin devant lui.

Refermons la besace, enterrons les jours morts. Mais le Souvenir revient dire « Toc »!

Rappelle-moi, Souvenir, quelque petite joie, quelque amitié. J’ai lu tant de livres où les enfants étaient heureux!

Eh bien contente-toi du bonheur des autres. Il y a des cendrillons qui restent cendrillons toute leur vie, sans le merveilleux épilogue de la fin. Pourtant, tu finiras par trouver quelque lumière dans ce trou noir du passé. Je vois dans cette lumière, une enfant pelotonnée dans un coin du salon, où personne n’entre, et qui lit un beau livre qui lui fait tout oublier. Je revois quelque partie de balle, où la bataille à gagner était la chose la plus importante de monde. Je revois un succès scolaire qui pouvait être comparé à quelque victoire historique. Je revois une vieille amie qui comprenait sans mot, et dont le regard était si bon, si réconfortant ! Je revois la veilleuse de l’Eglise, où tout était mystérieux, où les Saints étaient pleins de charme, et toujours prêts aux confidences ; ils devaient faire tant de miracles ! J’en attendais monts et merveilles, mais je n’ai jamais vu le moindre petit miracle.

Je revois des pavots rouges dans un petit vase, où se balançaient aussi quelques branches de capillaire. Je revois les murs rustiques d’un jardin, où grimpaient le lierre et les belles du jour. Je revois un croquet sous les arbres ; et quelles belles parties ! Les maillets sont encore là, posés contre l’olivier du coin. Je revois quelques vers à soie élevés en contrebande au fond du pupitre ; et quel souci pour leur alimentation ! Il fallait des feuilles de mûrier, ils n’en voulaient pas d’autres ; et l’éclosion merveilleuse du papillon consolait de l’angoisse.

Et voilà ce que me dit le Souvenir de ma besace : « Toutes ces petites joies comptent, puisque tu les a senties. Le sort t’a donné ton dû, et peut-être q’un jour, dans la vie, tu trouveras autour de toi de beaux papillons, si tu sais élever l’humble petit ver qui se transforme ».

Nos Yeux

Nos yeux s’ouvrent, et voient tant de choses merveilleuses : les cieux et la lumière du jour, la nuit et ses traînées vaporeuses, la lune et les étoiles, le crépuscule et l’aurore, les nuages si variés, la neige, la pluie, l’arc-en-ciel, merveilleux hochet que nos yeux admirent, et que nous ne pouvons saisir. C’est la palette de couleurs où Dieu puise le rose des roses, le volet des violettes, le rouge des coquelicots, de quoi parer les fleurs, et colorer les fruits.

Nos yeux s’ouvrent, et ne s’étonnent de rien. Les montagnes se défilent et s’étagent avec splendeur, se couronnant de neige, de verdure et de grâce, et descendant vers nous en pentes douces et fleuries. Rien ne nous émeut, ne nous bouleverse de tant de miracles que nous croisons chaque jour.

Nos yeux, à perte de vue, voient la mer sous tous ses aspects, toujours elle-même. Et souvent différente dans sa couleur et ses reflets, calme à la surface, traîtresse dans ses profondeurs. Dans la tempête, elle nous montre sa colère par une physionomie menaçante, et dans les beaux jours, elle nous ensorcelle au bord des rochers et des plages qui marquent ses limites. J’ai vu ces jolis vagues d’une mer bleue et lumineuse, se rouler doucement de loin, et arriver aux rochers les taquinant de leur poudre blanche. Je les ai vues se plaire à revenir, recommençant leurs jeux charmants.

Les yeux sont les antennes de l’âme, mais ils regardent seuls, et l’on dirait qu’un isolateur est mis entre eux et l’âme pour économiser notre moteur sensible.

Nos yeux voient la vie animale si prodigieuse sous toutes ses phases. Tout un chameau ondulant à grands pas sur ses jambes flexibles et élégantes, le poil velouté, et l’œil dans la vague ; une petite fourmi presque invisible, mais aussi vivante et plus savante que le chameau ; des aigles qui planent, des oiseaux, des papillons qui volent, de loin supérieurs aux avions, jouets humains qui souvent tombent en se brisant les ailes.

Nos yeux voient d’autres yeux humains, et là ils s’arrêtent et se mesurent. Ils ont des expressions diverses ces mêmes yeux faits de la même matière à voir, et leur couleur est différente : du bleu, du vert, du noir, du marron, des nuances infinies, et ces yeux sont reconnaissable pour chacun. Nous voyons des yeux humains profonds, pleins de pensées ; d’autres vides. Il y en a qui sont éclairés de leur propre lumière ; on dirait un flambeau spirituel. Il y en a de froids, d’indifférents ; aussi, des yeux pleins de paix et de douceur, d’enfantins, de naïfs, de bons et d’attirants. Il y en a qui vous donnent le frisson et vous éloignent.

Notre monde est grand certes, mais notre vision est faible, et nos yeux ne voient rien qui explique le pourquoi des choses. Nous nous débattons pour comprendre, et rien ne s’explique. Attendons la mort, elle résout tant de problèmes!

Vie de Papillons

Un matin de Juin à la montagne, deux papillons blancs enroulaient leur vol en spirales autour l’un de l’autre.

Leur fragilité s’accommodait d’une température douce, un peu aérée. Il leur arrivait aussi, de prendre leur vol chacun d’un côté opposé. Je les regardais inquiète de les voir se perdre de vue, et j’attendais impatiemment leur retour.

Ce devait être un jeune ménage, et voilà qu’ils arrivaient d’un long voyage, et reprenaient leur vol entrelacé comme une danse légère, puis se retrouvaient sagement sur la même branche, pour de nouveau simuler un abandon mutuel, et partir avec leurs ailes silencieuses, et se quitter, et recommencer leur flirt ne finissant jamais.

Deux simples petits papillons blancs, sans aucun ornement. Sont-ils jaloux de leurs frères que la nature a décorés, comme des mosaïques rares, avec ses couleurs les plus précieuses ? Ils on l’air indifférent à tout ce qui n’est pas eux.

Ils ont des pauses sur les branches, et communient aux mêmes fleurs. Cuisine de papillons, toujours prête et accueillante ! Il choisissent, pour entretenir leur petite vie, l’âme des fleurs. Papillons, n’accrochez pas vos jolis pétales, que feriez-vous avec des ailes déchirées?

Ils sont pleins de prudence, et leurs vols savants, s’opèrent sans une égratignure. Ils reviennent intacts et frais après leurs gracieuses manœuvres, et de se retrouver après une petite absence, rend leur vol plus étourdi, plus chaud, presque fou. Ils expriment ainsi la joie de se revoir ; ils la sentent et le prouvent.

Je souhaite à mes deux papillons blancs, d’exhaler leur petite âme à la même seconde, dans un dernier vol éperdu. Une seule vie leur suffit. Que feraient-ils de mieux dans un autre monde, que ce qu’ils ont fait?

Petite vie éclose entre deux ailes palpitantes, aussi merveilleuse, aussi miraculeuse que l’aspect des mondes, tu portes sur toi la marque divine.

La Mante Religieuse

Elle est si jolie à voir, dans son petit costume vert, image de la vertu, de la pudeur, et de la grâce. Les deux bras gentiment repliés sur eux-mêmes, elle vous rappelle une sage petite demoiselle moyenâgeuse, attendant le fiancé de ses rêves. Mais ne la quittez pas des yeux, observez sa tête qu’elle roule hypocritement de tous les côtés, avec une souplesse parfaite. Elle surveille son horizon, et attend son heure. Les religieuses des couvents ne sont certainement pas flattées de ce rapprochement qu’un naturaliste mal intentionnée a trouvé dans son esprit méchant, car ce charmant insecte est loin d’avoir les qualités requises pour une vrai religieuse.
Elle a beaucoup de charmes, et plus encore de mauvais instincts, Immobile, attentive, concentrée en elle-même, elle se prépare à l’action, mais pas pour se dévouer à ses voisins, bien au contraire, pour dévorer des victimes. Une mouche traverse l’air ? Voilà la tête de notre insecte qui se meut dans tous les sens, surveillant ses évolutions, et faisant la morte, ses bras toujours repliés dans une immobilité qu’on dirait éternelle. La mouche approche, ignorant le danger. Notre religieuse verte a jeté sur elle ses filets aériens, et la voilà prise bel et bien dans l’étreinte de notre petite sainte en pose d’extase et de prière. Elle ne lâche plus sa proie qu’elle gobe avec avidité, puis reprend sa première expression d’innocente et de sagesse, en attendant sa prochaine victime qu’elle happera avec la même adresse et la même technique savante.

L’enfant

J’ai vu l’enfant. Il m’a souri avec sa bouche et avec son âme. C’est comme une clarté qui passe dans la nuit.

Il est venu pour un voyage. Il est venu sans le savoir. Il a pleuré de venir sur la terre, puis s’y cramponne, et réclame par tous ses moyens le droit de vivre.

D’ou vient-il ? Cette étincelle se vie a jailli d’un foyer divin. L’âme a une enfance comme le corps. Cette lumière spirituelle, naît petit point lumineux, se développe avec le corps et périclite avec la vieillesse. L’esprit est-il tué par la matière ? Qu’y a-t-il de commun entre eux?

Le juge

C’est un homme, mais il doit être un surhomme de par ses fonctions sacrées.

Il a de grands pouvoirs, il doit en être digne. Il a prêté le serment qui l’a lié à la seule justice; il doit être son défenseur, son esclave.
Aucune pression ne doit peser sur lui, ni l’argent, ni l’amitié, ni l’amour, ni la crainte, ni la patrie. Il n’est pas un commerçant; qu’a-il à vendre? Il ne connaît pas sa mère, son frère, sa femme, son amie; il n’est pas le partisan d’un clan dont il doit sauvegarder l’amour-propre, ou couvrir lâchement les erreurs; il ne reçoit pas d’ordre; il n’est pas l’espion de son pays. Il doit chercher la lumière, et ne pas écouter les voix qui troublent et la tentation qui passe. Il doit oublier les noms, les situations. Devant lui les homes sont égaux; il ne doit avoir pour tous, qu’un poids, qu’une mesure. Il n’est plus qu’une conscience, et l’arrêt qu’il porte doit défier la mort. Dieu et les hommes attendant la vérité de sa bouche, et non le mensonge qui le salira d’opprobre.

Et si tu trahis, juge inique, tu inspires la pitié alors, parce que le surhomme tombe dans une humanité méprisable.

Figuier d’hiver

Il est là, énorme et nu, de la base du tronc, jusqu’aux innombrables ramifications qui se multiplient par les branches, et forment un réseau ténu comme les nervures d’une feuille pourrie dans le sol humide; c’est une idée de pudeur autour de ce tronc brutalement nu qui affecte ici la forme du corps humain.

Il a un corps d’hercule ce figuier. Il respire la vigueur, et ressemble à ces dieux d’antan à qui l’on offrait des jeunes filles.
Chaque printemps lui apporte une nouvelle jeunesse, et il ne s’étonne pas de voir son vieux tronc noueux, refleurir et se parer magnifiquement.

On ne voit guère plus de figuier s’aventurer parmi les maisons de la cité. Celui-là est un souvenir du passé. On l’a oublié, ou on l’a gardé comme une relique d’un culte ancien, et l’on pense à quelque bacchante égarée de l’antiquité, qui cherche encore une corbeille de figues pour le festin.

Il a l’air centenaire, et il attend de pied ferme un autre siècle venir. Je le vois avec les deux bras projetés en avant, dans un élan sincère et comme désespéré, jetant une prière à la nature qui l’a si sauvagement dépouillé. Le vent passe en musique dans son squelette, mais il sent déjà le printemps bouger dans la terre, et il frissonne de vie contenue. Par toutes ses racines il aspire la sève, et bientôt il étalera une tente majestueuse d’un robuste feuillage. Et le passant s’arrêtera pour un repos à l’ombre du figuier, il goûtera de ses fruits nourrissants et sucrés; et il aimera cette ombre généreuse.

Je te connais très vieux, et voilà que je m’achemine plus vite que toi vers la fin. Je voudrais durer autant que toi. Creuse pour moi ton vaste tronc hospitalier et nous ferons ensemble le dernier voyage.

Les Heures Libanaise de Marie Hadad, Extraits, Editions de la revue Phénicienne - Place de Musée Beyrouth 1937

Le poulailler

Dans le poulailler, la vie est intéressante à voir. Cela me rappelle un vieil oncle amoureux des poules, et qui s’en occupait sans relâche. Il les examinait au réveil, et jugeait immédiatement de leur état de santé. A celle-ci, il administrait une dose d’huile, à telle autre, il lui faisait passer dans la gorge du jus de citron, et s’il se trouvait un coq trop batailleur, ou une poule trop égoïste qui empêchait les autres, timides, de manger, il enfermait les belliqueux momentanément. C’était l’arrêt, pour donner aux autres la chance d’avoir leur part de grain.

La pondeuse était choyée. Mon oncle la couvait d’un oeil ému, et avec des précautions infinies, emportait lui-même les oeufs du jour si fragile, à une petite malade qui n’allait pas bien, et détournant la tête, il tendait le bras à la maman qui prenait les oeufs; puis, mon oncle allongeait le pas pour qu’on ne vit pas son émotion.

Les poules sont égoïstes. Chacune cherche le grain, et fouille la terre pour son propre compte. Si la voisine arrive, elle reçoit un coup de bec, et l’on entend alors, un petit son qui gronde avec colère. Et quel affairement à gratter le sol, avec quelle hâte, quelle précipitation, quelle activité, d’abord avec une patte, puis avec l’autre.

Le coq est plus distrait; il a d’autres préoccupations. Le cou tendu, le corps soulevé de terre, toutes les plumes frémissantes, il lance son cocorico et poursuit ses poules.

Elles boivent gentiment les poules, et avec quelle délicatesse! On dirait qu’elles remplissent solennellement un office religieux, quand toutes en choeur autour de l’eau, elles plongent le bec; elles avalent par petites saccades, et lèvent la tête très haut, comme en action de grâce.

Pauvres petites poules très intéressantes, et qu’on engraisse si bien! On fera vite votre oraison funèbre. C’est être vraiment plus méchant que le renard, qui lui ne prépare pas son festin; aucune préméditation du crime; il tombe sur sa proie et la mange de par son instinct.

Quel désarroi dans le poulailler lors d’une rafle de la cuisinière! Ce sont des cris stridents et rauques, c’est la panique en plein. Après, c’est le silence qui suit les grands orages. Les poules sont groupées dans le malheur, la crainte, et l’immobilité la plus absolue. Quelques minutes passent, Lourdes d’angoisse, puis les petites poules se remettent à grignoter comme si la tragédie n’avait pas existé.

Il y a deux oies dans le poulailler. Elles ont des airs de matrone. La démarche grave, elles s’amènent ensemble, comme des numéros de cirque dont c’est le tour de paraître. Elles font des arabesques avec leur cou de peluche, en jetant de droite et de gauche leur bec qui happe et mâche avec volubilité; puis, elles vont à l’eau, et se font des grâces avec leur cou sinueux; puis côte à côte, se dissent beaucoup de choses que nous ne comprendrons jamais.

L’Ane

Il y avait un âne, un joli petit âne du plus beau gris, bien bâti, et très élégamment tourné. Il aurait sûrement eu le prix de beauté dans un concours de son espèce, mais personne n’avait jamais pensé à faire un concours avec de tels candidats. On était beaucoup trop occupé avec les reines de beauté, les chevaux, les chiens, les chats, mais non points les ânes. Il avait une timidité naturelle, traces gênantes de tous les ridicules dont on l’avait affublé à travers les ages, et il en voulait aux homes, et en particulier à ce mauvais La Fontaine qui l’avait tant malmené en lui donnant les rôles les plus humiliants dans les républiques des animaux. Il se rappelait avec émotion le brave âne de Sancho Pança suivant en serviteur, l’étique et fier cheval de Don Quichotte. Il débordait d’amertume.

Il n’était pas plus âne que son propriétaire, et se mettait à braire toujours d’une façon fort appropriée quand on le chargeait d’un poids trop lourd, ou qu’on oubliait son repas, ou qu’il rencontrait quelques amis à qui il disait bonjour à sa manière.

Cet âne réfléchissait plus qu’il n’en avait l’air, et l’ambiance des temps aidant, il évoluait vers le communisme. “Tout à tous, disait-il, et égalité! Je serai un leader, et ferai des conférences à tous les ânes mes frères. Je vais annoncer un nouveau régime!” et il commença ses discours brayant plus que jamais. Mais l’univers n’avait pas l’air de s’en douter; on ne donnait pas plus d’orge aux ânes, et on continuait à les charger. Il commença à rebiffer, et son maître prit l’habitude de le battre. Un jour que ce dernier se baissait, et tirait les cordes qui retenaient sa lourde charge de pierres, il lui administra un coup de pied nerveux sur la tête, et l’étendit tout étourdi par terre. Puis, il s’élança en une course folle; les cordes se relâchèrent, et les Lourdes pierres roulèrent semant la panique dans la rue. On l’attrapa, et on le ramena à son point de départ. Son maître se releva, assouvit sa rage sur l’âne, cette fois bien attaché, et le rechargea de plus belle. Et il fut la dérision de tous ses frères. « En es-tu plus avancé avec ton apostolat, lui dirent-ils? Anes nous sommes, et ânes nous resterons”.

Mon Liban

Tu m'as donné la richesse d'un horizon merveilleux. Tu m'as donné la montagne, et la forêt, et la plaine, et la mer; et le soleil pour tout éclairer, tout vivifier, tout iriser; et tout le bleu des jours, et toutes les couleurs, et toutes le nuances; et du noir dans la nuit, pour donner une juste raison de faire la parade de la lune et des étoiles; nuits de flambeaux et de miracles! Et par tes champs, tes vergers, tes potagers, tes jardins, tu t'es exprimée, et tu t'es donnée, terre toute entière, à chacun de tes enfants.

Mon Liban, je suis le produit de tout ce que j'ai pris de ton air, de ton eau, de ta terre pétrie de morts, de tes esprits, de tes voix, de l'âme de tes fleurs, de leur arome qui me pénètre et m'embaume, de la vie de tes fruits, de la résine de tes pins, du miel de tes rochers, du sang de tes agneaux, de ta vigne qui m'enivre.

J'ai bu le lait et goûté au fromage de tes troupeaux, j'ai filé la laine de tes agneaux pour nos hivers, j'ai cueilli la soie de tes mûriers et j'en ai fait des habits de fête. Tu m'as donné de nombreux serviteurs: des chameaux voyageurs, des chevaux de race, des ânes doués de toutes les patiences; et les autres frères de Saint François d'Assise, mon frère; et tous ceux qui volent et chantent dans un paradis. Et des torrents, et des cascades, pour faire un bruit joyeux.

Tes saisons et tes jours me comblent. Pour le printemps, tu t'en viens chargé de tous les parfums de toutes les fleurs, et de fruits encore qui se suivent en culbute: nèfles d'ambre jaune toutes imprégnées de l'odeur voisine de tes jardins en fleurs d'orangers; fraises rampantes et rougissantes de se montrer si engageantes; abricots en duvet, fragilité qu'il ne faut point attendre. Et sur les arbres, d'autres fruits suspendus par les anges de Dieu, sont dans l'attente pour de nouveaux présents. Et les fleurs du printemps viennent de partout: les lis les plus blancs à côté des plus rouges, toutes les roses en famille, les marguerites qui ont tant de choses à dire en ce printemps, les oeillets piquants, les jasmins candides d'innocence et de blancheur au parfum pernicieux et prenant; et les autres, et les autres, que de fleurs!

Et l'été, j'ai grillé ton mais sur les charbons ardents de ton vieux bois de chenet; j'ai dégusté tes figues, tes amandes, tes noix fraîches, et toute la litanie des saveurs de tes pêches. Et ton raisin qui s'étage de la plaine au plus haut des monts, c'est un fruit, c'est une fleur, c'est une manne. J'ai ouvert, comme des boîtes à surprise, les pastèques et les melons, et les grenades, petits coffrets à bijoux, bijoux enchâssés de perles transparentes rouges et roses. Je me suis baignée dans tes eaux fraîches et vivantes. Tu m'as donné les sables de la plage pour reposer le soir mon corps fatigué d'un long jour; et les fruits de la mer, et le rouget, et la dorade, tu les as tous jetés dans mes filets.

C'était encore l'été. Alors j'ai gravi l'escalier aux marches en collines et en sommets qui conduisent plus haut, jusques aux cèdres, jusques aux neiges, jusques aux nids des aigles. Et j'ai aimé la fraîcheur des neiges que le soleil caresse mais préserve, et j’ai mieux aimé le soleil amoureux des neiges, et la jeunesse des vieux cèdres qui n'en finit plus et nous rend jaloux. Mais les cèdres m'ont dit qu'ils veulent durer encore, pour voir l'âge d'or du Liban, et rester ensuite pour en témoigner par une belle page que je dois graver sur leur tronc. J'ai applaudi ces heureux prophètes.

Mon Liban, tu m'as réservé pour le triste automne, tes couchants les plus beaux et les mieux fardés, pour distraire ma pensée de la mort des feuilles, et pour oublier qu'il faut que l'on tombe. Et tu m'as donné tes dattes d'automne, et les longs palmiers, minarets des oiseaux qui savent chanter et prier, se sont tous penchés, et ils ont étalé leurs riches récoltes. Et la myrtille, et l'olive verte, et l'olive noire, sont venues s'offrir. J'ai tout accepté, ces dons sont trop beaux, et ne se refusent. Et la bruyère odorante est descendue des montagnes, et la fougère a fait ses premiers panaches entre les pierres dans les champs, et les colchiques, rosés par l'émotion du retour, ont surgi curieux après un si long oubli.

Et voilà l'hiver. Tu fis la réserve non de quelques fagots seulement, mais de tout le soleil encore. J'ai pris le soleil, et j'ai cueilli les oranges, ces petits soleils. Et sur les sommets, tu jetas la neige à nouveau. Il fallait de tout; les glaciers là-haut, et puis le soleil, et puis les oranges.

Tu m'as donné des trésors enfouis, et tous les jours, un peu du passé remonte de la terre, et les voix du passé se réveillent et ne se taisent plus. Les siècles avant nous, c'était hier seulement, puisque voici leurs traces. Tu m'as donné en héritage, des temples, des autels, des divinités dans des ruines antiques. Astarté, Adonis, et d'autres dieux et demi-dieux, quels merveilleux contes de fées! Mais le dieu Soleil est le seul qui demeure; il est le grand prêtre qui officie toujours. Et des tombeaux ouverts, les ombres des morts libérées, rôdent à la recherche des dieux qu'elles n'ont peut-être pas retrouvés dans l'Olympe; elles errent familières, et passent invisibles à ceux qui ne savent pas bien regarder.

J'ai pris l'âme des morts, j'ai pris le soleil, et puis la neige, et les cèdres, et les monts, et les plaines, et le rivage, et la mer, et les fleurs, et les fruits, et les épis, et les agneaux, et tout ce que tu m'offrais, Liban, mon généreux pays. J'ai tout moissonné, j'ai tout goûté, j'ai tout aimé.