Manoug Alemian

Le dit du sculpteur, Le dit du photographe par Nazih Khater Beyrouth, le 18 mars 2004

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Ceci est un album signé Manoug. Signes particuliers: photos en blanc et noir, encadrant un ensemble à contenu ouvert de l’œuvre fortement éparpillé du sculpteur Youssef Hoyeck. Sa publication aujourd’hui n’aurait pu avoir lieu sans les gestes positifs de quelques amis des deux artistes, amis qui ayant entre leurs mains ces documents-témoins, décidèrent d’un commun accord de les mettre à la portée de tous. D’autant plus que l’ensemble en bon état de conservation rappelait jusqu’à l’extrême évidence, aussi bien les qualités reconnues du photographe que celles à découvrir du sculpteur.

Un ami commun, Azmi Bouhayri, les réunit en 1957 (ou 1956): le photographe, arménien, la quarantaine (né en 1916) solide, ambitieux, inventif, talentueux, œil aigu et regard complice; le sculpteur, 74 ans (né en 1883), aristocrate de la montagne, rude, concret, à tempérament autant silencieux que solitaire, presque ermite. Manoug voyait grand et large; Hoyeck pratiquait la sculpture en ascète et la vie en moine. Ils n’étaient point faits pour des liens durables; ils ne se rencontrèrent que le temps d’une pause photos. Le premier réalisa une série d’œuvres ayant valeur de documents d’art, le second obtint un cadeau sans pareil, un passeport via Manoug pour un futur musée imaginaire.

Manoug, se faisant défi de révéler de l’œuvre de Hoyeck davantage l’esprit que la forme, en réalisa un portrait hautement en relief, à portée d’œil et de main, presque palpable, tout proche tout contre, dans une mise à nu d’une véracité qui apparut alors presque impudique à des contemporains en rapport de méfiance avec un art sous tabou, hors paysage culturel, banni de figuration et sous réserve d’interdit, Manoug ne se laissa point attiédir par ce paysage à la fois hostile au sculpteur et indifférent jusqu’à ce jour au rôle de la photo comme outil de conservation de la mémoire.

Les résultats obtenus montrent une implication réelle du photographe dans ce projet alors aventurier, sa démarche n’ayant guère alors de précédent. Sur le terrain, les artistes de leurs deux générations “s’autoportraitisaient” ou échangeaient des politesses en se “portrait-isant” entre amis, les photographes de leur côté n’étant d’aucune utilité dans ce domaine. Même la presse d’alors, la politique comme la littéraire, n’avait recours aux services de ces derniers que très sommairement, l’information étant alors réduite à l’écrit et à l’imprimé.

Le Beyrouth d’alors semblait être une ville en rage: tout le monde en voulait à tout le monde; on n’était pas loin de mai 1958 et des courants modernistes des années 60 qui déjà annonçaient le rejet des aînés auxquels appartenait Hoyeck mais aussi les peintres Gemayel, Onsi et Farroukh. Pointait alors à l’horizon la génération des Basbous, Abboud, Aouad, Rayes, avec comme point d’appui les échappés de la génération précédente, à nommer Salwa Raouda Choucair et Saliba Douaihi. En cette période de grands bouleversements et de profondes transformations, l’œuvre du sculpteur Hoyeck accusa plus d’oubli que de présence dans la conscience collective des Libanais. D’ailleurs, sa mort (à Beyrouth en 1962) survenue cinq ans après le geste photographique de Manoug, s’inscrivit dans le registre des presque oubliés comme c’est souvent le cas au Liban de mort d’artiste. De son côté, Manoug émigrant au Canada malgré lui, se dilua dans la mémoire d’un pays atteint d’amnésie chronique.

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Grâce à cet album signé Manoug Alémian (1916-1995), l’œuvre jusqu’aujourd’hui presque sous scellé d’oubli du sculpteur Youssef Hoyeck (1883-1962) prend forme plus concrète, autrement significative, participant plus profondément à une plus large connaissance de ce qui semble toujours être la partie floue de notre vécu culturel d’un hier quoique proche.

Secret, distant, taciturne, indécis, Youssef Hoyeck né à Halta, Liban-Nord, en 1883 entra en art comme en religion: avec des élans passionnés dilués quelquefois, sous fortes déceptions, dans des moments de doute; mais toujours comme obligé par des choix soit personnels, soit sous influence; comme partagé, dirait-on, entre une ferveur de croyant et une pratique au quotidien n’aboutissant peu s’en faut nulle part.

Petit-fils de curé de village et surtout neveu sous protection d’un grand patriarche maronite, Youssef Hoyeck n’oublia jamais, semble-t-il, pourquoi en ce Liban des temps ambigus d’entre deux siècles, lui fut-il permis de partir pour Rome à vingt ans. Selon toute évidence, le métier de peindre comme pratiqué alors dans le pays, n’aurait guère suffi en soi à cautionner familialement un tel voyage. S’y ajouta clairement alors en explication de ce départ, la nécessité ressentie par la haute autorité ecclésiastique, de remettre à niveau la représentation iconographique en défaut dans les couvents et églises. Youssef Hoyeck pouvait dès lors aller en pays étranger, en cette terre du Vatican, alors lieu symbolique par excellence, pousser jusqu’à la perfection son geste de peindre, narratif et ressemblant.

Rome initia Hoyeck aux différentes formes d’art tout en lui permettant l’acquisition des techniques académiques de base. Surtout celles concernant la peinture, ce pourquoi Hoyeck était venu en une ville si lointaine en ce temps, et faisant pour les siens référence d’art sacré. D’ailleurs certaines œuvres de jeunesse réalisées par le peintre lors de différents séjours au Liban, témoigneraient d’une évolution positive de l’étudiant en beaux-arts; mais on aurait aimé en savoir plus sur ce qu’aurait dû être le choc culturel ressenti par le jeune montagnard libanais au contact d’un monde romain où religion, politique, culture et art se pratiquaient autrement. D’autant plus qu’au pays d’alors, des rumeurs alarmantes couraient sur des projets fous mettant fin à un gouvernorat ottoman à main de plus en plus lourde: Paris et Londres, dirait-on, voudraient d’un tel changement.

C’était l’époque où Paris était déjà dans Rome. Youssef Hoyeck quitta donc Rome qu’il avait bien vécue, pour aller à la découverte de ce Paris dont on parlait tant et où l’attendait, venant de l’autre côté de l’Atlantique, le jeune émigré Gibran, autrefois son ami: même âge, même école, même région, mais surtout même projet, la peinture comme passion d’artiste pour l’un, comme métier à maîtriser pour l’autre. Deux ans suffirent pour transformer les deux amis, presque frères, en deux étrangers, presque ennemis: Youssef Hoyeck en sortit autrement curieux des choses du monde moyen-oriental, mais aussi avec une passion de Paris et une orientation inattendue vers le métier de sculpteur.

À sa mort, en 1962, trente et un an après celle de Gibran, en 1931, pour mémoire on ne garda de lui que ce sculpteur façonné autrefois à l’ancienne, sous empreinte de l’enseignement de Bourdelle et de son admiration pour Rodin. La génération d’avant la deuxième guerre mondiale se reconnut spontanément en une sculpture explicite parce que narrative avec élégance, tendrement suggestive, pudiquement sensuelle, lyrique sans excès et réaliste sans zèle. On l’aurait dit romantique ou presque; symbolique mais à fleur de peau: avec parfois des soucis de parnassien sans grande rigueur. Sa production le situa directement comme le sculpteur du pays: des œuvres de lui, commandes de l’Église ou commandes d’État, s’érigèrent à l’intérieur des monuments religieux ou sur les places publiques, lui reconnaissant impli-citement ce titre.

Mais c’était à ne pas prendre en considération l’état de la sculpture dans une société sur fond ottoman étoffé de traces byzantines. D’un côté comme de l’autre, une forte méfiance jouait contre cet art nettement absent du vécu au quotidien. Hoyeck en ressentit les effets: une résistance lascive ne s’énonçant guère, en sous-main, se prévalant de raisons et de mobiles masquant d’autres plus inhérents aux réalités du pays, jouèrent à l’encontre du jeune sculpteur et de son plein droit à s’installer sur la place publique, lui le premier à doter son pays et le monde arabe d’un tel art: On lui devait tout au moins reconnaissance, on agressa impunément son monument aux martyrs du 6 mai; pire, le gouvernement se hâta de le faire disparaître comme pour réparer une sorte d’erreur politique.

Ils n’étaient pourtant que quelques artistes en action dans le Beyrouth d’alors, nouvellement promue capitale d’un Liban en cours d’indépendance. Hoyeck devenu méfiant à l’égard de toutes les autorités, opta pour un retrait initialement partiel, puis devenu total, poussant jusqu’à l’extrême ce qui semblait être un comportement général des artistes d’avant la deuxième guerre mondiale. Sans rompre avec la sculpture, il pratiqua un art d’atelier, à usage privé, presque pour le plaisir de l’œil, pour la jouissance des sens, comme pour lui-même. L’on doit à cette époque la série de femmes nues habillées d’une sensualité très rare dans l’œuvre de Hoyeck et que d’ailleurs le photographe a réussi la mise sous éclairage de la touche tendre du solitaire en quête d’une jeunesse en perte d’âge.

C’est ce visage qui rapproche Hoyeck des peintres des années 30-50; sa taille des formes trahit hautement sa volonté de traiter thèmes et matériaux puisés directement dans son environnement humain et naturel immédiat. Avec une technique propre au travail en plein air. Sur les limites extérieures d’un romantisme à fleur de peau, et d’un impressionnisme qui reste émotionnel, voire élémentaire. Visiblement, Hoyeck mettait à profit, avec énor-mément de savoir-faire, les acquis artisanaux d’une région, le Haut-Batroun, riche en tradition de connaissance de la pierre, de son traitement surtout. Il travaillait serré, toujours sous contrôle d’intelligence, en technicien averti, avec habileté mais sans signe extérieur de brillance: le geste juste, le mouvement précis, l’expression bien placée, en excellent sculpteur, en bon artiste.

Grâce à Manoug Alémian (1916-1995), l’œuvre jusqu’aujourd’hui presque sous scellé d’oubli du sculpteur Youssef Hoyeck (1883-1962) prend forme plus concrète, autrement significative, participant plus profondément à une plus large connaissance de ce qui semble toujours être la partie floue de notre vécu culturel d’un hier quoique proche.

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Le dit du photographe... Sculpture de Youssef Howayek photographiée par Manoug Alémian

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Sculpture photographiée par Manoug Alémian

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Sculpture photographiée par Manoug Alémian

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Sculpture photographiée par Manoug Alémian