Bibi Zogbé

Charles Corm - Pour une vue de l'ineffable

Devant les tableaux de Madame Zogbé, le critique est pris dans un dilemme. S'il dit ce qu'il leur doit d'admiration, il risque d'être taxé de complaisance ou de naïveté. S'il ne le dit pas, ou s'il y met une sourdine, c'est alors qu'il trahit de concert sa conscience et le public.

Pour faire sortir de terre (silice, silex, argile, calcaire, fumier et détritus), Pour en faire sortir la candeur angélique et la grâce rayonnante de la moindre fleurette, il semble qu'il a fallu la folie amoureuse et la suprême sagesse d'un Dieu-Artiste, qui serait en même temps un grand Enfant, un vieux Savant, et le Père Tout- Puissant.

C'est pourquoi il est si difficile de croire qu'avec des couleurs, également tirées d'un minéral stupide, le plus grand peintre de la nature, quelque génial qu'il soit, puisse rendre autrement qu'en les dénaturant, la fraîcheur éthérée, la transparence désincarnée, le faste et le mystère de cette musique inconcevable qui afflue de la sève, monte au bout d'une branche, s'épanche vers l'azur et se donne au soleil.

Comme beaucoup de mes semblables, je suis allé en pèlerin vers le poème symphonique des Nymphéas de Claude Monet, au musée de l'Orangerie ; j'ai souvent admiré les romances florales des Odilon Redon, Madeleine Lemaire, Bonnard, Renouard, Gauguin, Van Gogh, Jules Grün, Walter Thomas, Guirand de Scévola, Jacques Emile Blanche, ou du douanier Rousseau et j'ai longtemps rêvé aux concerts multicolores de tant d'autres fleuristes, depuis les mosaïstes phéniciens jusqu'aux plus subtils japonais. Mai que j'en fus déçu, dès que j'en revenais à la comparaison de leurs meilleurs chefs-d’oeuvre avec la vérité!

Or, me trouvant un jour, depuis quelque treize ans, de passage à Paris, ce ne fut que par politesse que je cédai aux instances d'un ami commun, pour aller voir les tableaux de fleurs qu'une jeune Libanaise, Madame Labibé Zogbé rapportait d'Argentine. C'était au cinquième étage d'un modeste immeuble, presque dans une mansarde. Les toiles posées les unes sur les autres, à même le parquet, étaient tournées contre le mur. Modestement, sans prétention ni commentaires, Madame Zogbé les retourna de mon côté, comme ferait une maman du visage de son enfant, un peu effarouché, en face d'un visiteur. Et ce fut, tout à coup, un spectacle magique.

Ainsi que les plus grandes choses, c'était très simple et prodigieux, J'en fus frappé d'un tel bonheur que, sans avoir jamais revu Madame Zogbé, ni aucune de ses oeuvres, j'ai gardé de ses fleurs, des flèches de lumière, plantées dans ma mémoire. Cette illumination, qui m'a révélé des horizons insoupçonnée de tous mes sens, ne s'éteindra plus en moi qu'avec ma propre vie.

Je ne suis pas le seul qui devais subir en l'honneur de ce miracle la même commotion. J'ai surpris, cet hiver durant l’Exposition de Madame Zogbé au Musée de Beyrouth, des soupirs, des frissons, des extases, et les génuflexions d'un culte de latrie, dans les coeurs éblouis qui saluaient ces fleurs, Et j'ai surpris, encore, les plus beaux yeux du monde qu'une reine ait ouvert sur la féerie du jour, qui pleuraient en silence, sans s'en apercevoir, qui pleuraient de bonheur devant tant de splendeur et tant de pureté. Comme s'ils y voyaient leur première innocence, perdue et retrouvée.

Quel océan d'amour inemployé a dû décanter dans le sublime enfantement de ces chastes trésors? Quelles saintes souffrances ont dû être endurées pour pouvoir aboutir à de si purs joyaux ? Quel martyre sanglant dans les abîmes d'un complexe d'artiste ont pu le projeter à de telles hauteurs?

Ce n'était pas seulement une explosion de formes, une chorale de lignes, une fanfare de couleurs. Ce n'était pas seulement un monde végétal rendu à son destin de glorifier le Créateur. Ce n'était pas seulement un paradis d'Eden subitement promu, par l'ardent mouvement de l'essor qui l'anime, à l'évolution d'une fraternité animale ou humaine. C'était dans chaque tableau, un drame surhumain de joie ou de douleur, d'espoir ou de détresse, d'orgueil ou de faiblesse, d'amour de haine, de lutte, de vie et de mort.

Ces fleurs étaient sans doute nées d'un sourire des anges à la terre nostalgique. D'une larme invisible ou d'un secret sanglot. L'enfer du Dante, son purgatoire, et tout son ciel survivaient devant moi, tangibles et fulgurants. Bien mieux encore, et sur une scène plus proche et familière, c'étaient Ophélie, Desdémone, Juliette, Rosalinde, Cressida, Cléopâtre, et vous-même Lady Macbeth, héroïnes éternelles, c'est vous que j'ai vues, dans les fleurs de Zogbé, plus palpitantes et pathétiques que dans la chair des femmes de Shakespeare.

Chaque fleur de Zogbé me semble une âme à nu, tourmentée de passion, sanglotant de délices, tendue à son extrême, portée vers l'infini.

Toutes les fleurs de la planète nous sourient un instant et meurent chaque jour mais les fleurs de Zohbé ne périront jamais, parce qu'elle y a mis le plus clair de son sang et sa flamme immortelle, Elles vont embaumer la nuit du temps présent, et témoigner pour l'avenir de la grandeur d'une âme issue de nos rochers.

Si nous disions que Madame Zogbé est â la fois le Dante et le Shakespeare de la peinture des fleurs, nous ferions rire trop de sceptiques. Laissons-le dire par ces fleurs elles-mêmes à la postérité.

Charles Corm, Beyrouth le 1er Janvier 1948