Ayman Baalbaki

Une eau dans ses braises par Alain Tasso

Même en peignant sa maison détruite par la guerre, Ayman Baalbaki ne cesse de nous intriguer. Nulle abréaction, le jeune artiste atteint une maturité qui le projette véritablement dans l’international en l’éloignant de milieux artistiques locaux, stipendiaires de l’art occidental et devenant pour ainsi dire, les malheureux plagiaires.

A ses débuts, Ayman Baalbaki faisait des impressions bienheureuses laissant déjà croire à l’émergence d’un peintre authentique. Sa " Crucifixion du Hallage ", huile sur toile peinte alors qu’il fréquentait l’Académie des Beaux-Arts, en est une preuve vivante.

Aucun artiste ne réussit à dissimuler ses origines. C’est à partir de détails qui l’entourent que le pinceau se rebelle, sous nos yeux ahuris. Voici une force terrifiante qui se meut avec dextérité afin d’approcher une vérité objective, faisant éclater le Beau même dans les instants les plus tragiques.

Dans ce travail récent, l’ambition de l’artiste - celle de figurer le drame dans lequel ses acolytes semblent s’y plaire - est au départ une nécessité profonde qui s’extériorise en créativité. Quelques teintes sombres, des concentrés sur toile font ressortir, à partir d’un gris équivoque, les noirs les plus intenses et les blancs les plus tristes. Il s’y dégage une musique qui chevauche entre requiems et stabats maters…
Tel un nautonier, sûr de la destinée de ses pérégrinations, ce peintre invente des figures singulières, certaines de leur impact dans l’intemporel.
Pour lui, la guerre sert d’alibi. Loin de résoudre, loin de relater une expression belliqueuse, son ballet factuel, diurne ou vespéral, répond par l’image à la condition même de l’existence : le drame. Depuis la Genèse. Qui pour voir, qui pour ressentir ?
Face à l’espace-temps, il peint des figures solitaires, stoïques, en communion avec elles-mêmes, les restituant à l’architecture, à l’urbanisme (lorsqu’on les imagine avant leur destruction partielle), nonobstant le chaos et les innombrables corons plantés à jamais dans toutes les régions son pays. Ces corps en béton distordu ne figurent plus dans le paysage ; ils deviennent le seul paysage de finitude. Et des fenêtres vides, dépeuplées… Les êtres qui les habiteraient encore une fois ne sont plus. Seulement par le souvenir, celui des yeux meurtris tamponnant des regards féaux sur la pierre maculée… Et l’odeur imparable du soufre plane. Un monde qui insiste d’être, une terre toute entière seulement dans ses prolégomènes, quelle gabegie létale !

Les personnages de Baalbaki emplis de mort sont destinés à notre imagination. Un autre peintre les dessinera sans pensée, sans idée et désemplis de leur carnation : c’est Max Beckmann avec " La déclaration de guerre" ainsi que "L’obus ", les pointes sèches du Suprenge museum Hannover de Hanovre. Créatures dans les gouffres, elles peupleront aisément les petits tableaux devant nous, prédelles d’ailleurs envoûtées par les " Leçons de ténèbres " de François Couperin. Moments pathétiques.

Et nous voilà hantés par les immeubles de nulle part, transfigurations apocalyptiques, résidus ontologiques gluants dans la terre natale. A.B. sculpte, ancre dans l’espace-temps du monde chaotique, malgré tout. Travailleur sans aucun répit principalement sur les petits formats, les plus difficiles mais les plus intéressants, où la réflexion du lecteur se veut récurrente, sans cesse. Il le faut, pour la dimension même de la vie et de son message, simplement donné aux survivants, ces quelques hommes de bonne volonté, au milieu du vulgum pecus de la technologie et des idéaux sectaires.

Revenons à cette multitude de reliefs, intriguée par sa propre existence. Images sévères, massacrantes, douloureuses, violemment abruties : c’est au milieu de ce chaos que A.B. fait battre un cœur exsangue en cadences de vie. Et de nouveau, qui pour voir, qui pour ressentir ?

La prise de conscience : c’est l’auteur qui nous demande de réagir au monde banalisé, prostitué par la technologie et transformé en heureux paillasson, l’imbécile. Qui pour comprendre, qui pour construire l’essentiel ?

Dans ce genre pictural dense mais dramatique, l’artiste crée sa situation d’ancrage, avec ses propres polysémies que le spectateur va explorer à travers une multitude de saccades oculaires, étalées dans diverses périodes spatio-temporelles. Chez A.B. on ne voit pas complètement dès la première visite. Tant mieux. De ce fait, et dans cette image spécifique, nous nous situons plus exactement dans une perspective cognitive évolutionniste, conduite principalement par la métamorale. Pour un monde meilleur : qui pour voir, qui pour ressentir, qui pour construire l’essentiel ?

Il est permis au peintre de la présence quelques récréations sommaires : ce sont les moments où il rejette complètement le superflu dans les installations. Il joue, là où les autres (des chômeurs qui ne veulent nullement s’accepter) répètent à l’infini, l’expérience sans aucune prétention de Marcel Duchamp. Cette forme n’attire l’attention esthétique pas plus que la vidéo art, sauf de rares exceptions. Ce sont des expériences pseudo plastiques dénuées de toute force et surtout, du moment sublime qui fera asseoir un artiste dans la civilisation. Dans ces acceptions contemporaines, il est impératif de se blottir afin de ne pas être inclus dans la bouse des jours présents. L’image ne peut accepter d’avoir recours à la description verbale pour la restituer, alors elle n’est plus artistique et devient, par ce fait, une image suspecte.
Même en jouant, A.B. ne manque de glisser une toile par ci, une autre par là (et pas des moindres), laissant croire à un retour imminent aux valeurs artistiques dont il est l’un des chantres.

Nul concept dans ses couleurs sombres qui font pleuvoir les masses étouffantes, des tonnes de béton encore accrochées à l’espérance. En vain. Dans ces périmètres, tous les éléments de la nature se côtoient, directement ou de manière tacite. Ils se réconcilient dans le tracé du pinceau, formant une harmonie dans l’univers sensible du monde vie. Qui pour voir, qui pour ressentir ?

La Cité mythologique d’Ayman Baalbaki par Nayla Tamraz

1. L'espace chez Ayman Baalbaki

En marge des portraits qui l'ont fait connaître et dont ils complètent l'aspect discursif, on pourrait voir deux univers structurer l'œuvre d'Ayman Baalbaki: le monde rural représenté par des motifs domestiques (mouton, coq, matelas...), ou par les imprimés du tissu « cretonne » qu’avaient adopté les femmes du sud, et le monde urbain suggéré tout aussi métaphoriquement et métonymiquement par ses édifices. Ces deux espaces antinomiques sont reliés entre eux par les thèmes de l’exode, du déplacement, et aboutissent néanmoins chez l'artiste à la création d’un espace oxymorique où les imprimés du « cretonne » se superposent au ciel de la ville(1), et d'un espace pictural donc où ces deux univers s'interpénètrent. .

A cela s’ajoute un troisième espace, celui du fantasme. En reprenant ironiquement le slogan magrittien pour dire « ceci est Beyrouth » et où cette dernière se présente comme l'image en négatif de la Suisse, Ceci n’est pas la Suisse(2) condense en effet dans une même représentation les images d'un ici et celles, fantasmées, d'un ailleurs qui s'introduit dans le tableau par le biais de l'énoncé scriptural. Ainsi, en même temps qu'elle suggère un idéal d'ordre auquel les images d'ici offrent un cruel démenti, la référence à la Suisse renvoie de toute évidence à une période heureuse, à un âge d'or, une forme de paradis perdu, celui que, notamment, dans un imaginaire collectif, on associe au Liban d'avant-guerre. Par un procédé de déplacement la représentation du paradis s’étend à celle du ciel fleuri sur lequel se détache le monde construit, et d'ailleurs détruit, de la ville, comme la projection d'un rêve utopique, et, par extension, à l'espace des origines(3).

On l’aura compris, l’esthétique d’Ayman Baalbaki est une esthétique de la juxtaposition, voire de la superposition, celle des espaces présents et absents, du réel et de l’imaginaire, du présent et du passé, de l'humour et du tragique, celle des langages aussi, celui de l’image et celui des mots, et enfin, plus largement, celle des procédés plastiques qui font cohabiter des matériaux divers et des approches diversifiées.

2. La représentation de la ville

Le travail d'A.Baalbaki sur le paysage urbain s’inscrit lui aussi dans un parcours. Il y a chez lui une réflexion sur la ville bien antérieure aux représentations de 2006 et qui prend racine dans son vécu: dès lors qu’elle est arrivée à Beyrouth du village du sud d'où elle s'est exilée et dont l'œuvre porte l’empreinte, sa famille s'installe dans des environnements urbains divers, au gré des aléas de la guerre. Sa peinture puise donc dans un vécu où l'intérêt pour le bâti est synonyme de sédentarité et de stabilité spatiale.

En effet, ses premières peintures témoignent de cet intérêt pour l'espace de la ville. Avant 2006 il peint un certain nombre de paysages urbains(4) qui se distingueront des suivants par l'expression colorée de l'énergie vitale mais où point déjà la vision chaotique, voire post-apocalyptique d'un urbanisme désordonné et d'un monde en désagrégation, par la mise en scène d'un espace humain qui dans les suivants sera déserté, déshumanisé et où apparaît le même rythme dans la composition qui verra plus tard une accentuation de la ligne brisée de l’effondrement.

L’univers d’A.Baalbaki est celui où le mythe personnel se joint au collectif et s'ancre dans une référentialité et une tradition picturales très denses.

3. Une mythologie urbaine

Sous l’impulsion sans doute de Babel(5) qui semble annoncer la série de Tammouz(6) et qui ouvre la voie à la dimension mythologique, le paysage devient allégorique.

Babel est l'expression d’une volonté de se mesurer à Dieu. De fait, elle devient le symbole d'une transgression et d'un châtiment. La confusion babélique où les hommes ne s’entendent plus, ne parlant plus la même langue, est le châtiment d'une faute collective, celle d’une société vouée à la dispersion. Comme dans d'autres récits bibliques, la ville, traditionnellement conçue comme étant l'expression d'un ordre cosmique et investie de la symbolique du centre (que l'on retrouve dans les mentions à un « centre ville ») devient ici la métaphore d'un mal collectif. En ce sens, le mythe de Babel est un mythe profondément urbain. Il est significatif d'ailleurs qu'il se situe à la fin des chapitres concernant les origines de l'humanité (Genèse 11, 1-9) et précède le récit, plus circonstanciée et plus chronologique, des Patriarches. Il traduit le passage du mythe à l'histoire et introduit dans la dimension temporelle. Il n'est en ce sens pas anodin qu'une catastrophe sociale fasse basculer l'histoire des hommes de la période de sa fondation à celle, plus large, de son devenir.

Contrairement à la Babel de Breughel(7) dont il reprend le thème, celles d'A.Baalbaki sont rongées de l'intérieur comme des termitières(8), vidées, érigées dans le brouillard d'un monde sans hommes. Il n'en reste plus que le symbole. En ce sens, le peintre va plus loin que le mythe lui-même pour nous livrer la vision eschatologique d'un monde inhabité.

Les paysages urbains d’A.Baalbaki prennent place dans ce registre mythologique, mettant en scène des figures archétypales qui, érigées en symboles acquièrent une valeur allégorique. S'inscrivant dans une dynamique ascensionnelle et renvoyant à un imaginaire de la tour comme symbole d'accomplissement et de réalisation de soi, axis mundi autour duquel l'univers s'organise et prend sens, reliant ciel et terre, symbolisant le lien spirituel entre Dieu et l'homme et l’aspiration de ce dernier à l’infini, ses construction verticales accèdent à une dimension monumentale et deviennent le lieu supposé d'une théophanie où l'homme va à la rencontre de Dieu, sauf que l'univers décrit par l'artiste est celui d'où le sens et les dieux se sont retirés. Sa mythologie urbaine traduit la vision tragique d'une collectivité éclatée.

4. La représentation du chaos

« Ceci n’est pas la Suisse » nous dit le peintre, pour proposer un expressionnisme qui conduit au cœur d'un réel dionysiaque qui trouve dans la peinture d'édifices sa forme la plus achevée et, paradoxalement, la plus cohérente.

Le peintre y fait généralement le choix d'un cadrage arbitraire, sauvage et aléatoire qui a pour effet de tronquer la réalité, de la découper, voire de la mutiler, et, parfois aussi, de décadrer le motif, faisant éclater les centres, nous livrant la vision d'un monde décentré, soumis au chaos, en même temps qu'il semble renvoyer l’image ainsi obtenue à une totalité hors champ que l’on devine victime de la même dévastation. Le procédé est poussé à son extrême: l'image se multiplie de manière hallucinée et renvoie à une débâcle, celle du regard soumis à des points de vue démultipliés, celle de la métaphore reprise à l'infini, celle d'un monde en désordre que l'artiste tente de représenter, la série de Tammouz peinte en 2006 renvoyant de toute évidence aux événements de juillet, celle enfin d'une représentation mentale que seule la rigueur technique de l'artiste semble sauver de la dérive. La démarche de Baalbaki consiste à décomposer une réalité elle-même en décomposition et à en faire l'autopsie pour l'exposer, ouverte, au regard du spectateur. Ainsi le chaos est donné à voir de manière frontale, la distance entre le spectateur et l'image étant sans cesse annulée au profit d'une plus grande intensité dramatique et, bien sûr, d'une plus grande violence. Aussi la vision des édifices éventrés, ressemblant à un massacre, renvoie-t-elle à une dimension anatomique où on reconnait l’influence de ses travaux sur le Bœuf écorché(9).

5. L'imaginaire de la catastrophe

Comme l'allégorie de Babel, la référence à Sisyphe investit de manière tout aussi fondamentale l’imaginaire de Baalbaki.

Le mythe nous raconte que pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe fut condamné par Zeus à pousser éternellement un rocher au sommet d’une montagne sans jamais y parvenir. De fait, dans certaines religions, la montagne symbolise la révolte de l’homme contre Dieu. L’histoire de Sisyphe, elle aussi, est celle d’une transgression.

Les édifices de Baalbaki - dans Wake up Sisyphos(10) où l'effet de contre-plongée fait de la construction érigée vers le ciel un équivalent imaginaire de la montagne, mais aussi dans tous ceux qu’il a peints depuis 2006 - sont des avatars de la montagne sisyphienne. De même, les deux tensions qui définissent la trajectoire de Sisyphe -condamné à remonter mais également à redescendre la montagne- traversent pareillement l'espace pictural et ses édifices destinés à l'effondrement: une tension vers le haut, dans une dynamique d'accomplissement, et une autre vers le bas, dans une dynamique de chute(11). Ainsi la composition oblique de certains tableaux crée(12) une tension dramatique, l'impression d'un effondrement, l’expression d’une chute, la vision d'un cataclysme(13).

Le schème catamorphique est donc aussi celui de la déchéance. Il structure d'ailleurs le récit biblique de la Chute dont la conséquence consiste à être chassé du paradis (ou de la Suisse) suite à transgression (vouloir s'assimiler à Dieu) qui fonde le péché originel. L'espace ainsi décrit et qui s'oppose à la Suisse est celui de l'ici de la faute, celle des hommes qui n'ont pas su s'entendre, ici auquel le peintre semble dire que nous sommes condamnés. La cité que peint A.Baalbaki est une cité maudite.

6. Une vision de l'histoire

Plus largement, Wake up Sisyphos semble inscrire l’œuvre d’Ayman Baalbaki dans une temporalité cyclique et absurde où ce qui se construit se détruit, où la pierre sédentaire ouvre la voie à de nouveaux déplacements, où l’espace ouvert au voyage devient circulaire et se referme sur lui-même niant le progrès, niant l’histoire, mettant le spectateur face à une vison tragique où il n'est d'autre perspective que celle, parfois et encore, de la reprise quasi psychotique et en arrière fond du motif central ou celui du ciel qui, quand il n’est pas absent ou chargé des fleurs de l’exil, prend des teintes apocalyptiques orange feu et gris fumée. Pas de lumière sinon crépusculaire(14). On ne sait si elle fait référence à un temps réel ou mythique, ou au crépuscule d'un monde où les dieux, décidément, se sont retirés.

Profondément authentique, ne cédant à aucun courant, aucune facilité, et à aucune mode, s'inscrivant dans une solide tradition picturale tout en la transcendant, puisant dans les mythes collectifs en un temps où on proclame leur mort comme on ne cesse de proclamer celle de la peinture, Ayman Baalbaki est un artiste qui est dans un au-delà du conflit entre les anciens et les modernes. Son art est celui d'une synthèse entre l'histoire et sa remise en question. Baalbaki est un artiste chez qui le choix de la peinture, associée chez lui à une démarche conceptuelle rigoureuse, ouvre la voie à une nouvelle modernité.

1 - Ciel chargé de fleurs, 2004, 180 x 180cm, acrylique sur tissu marouflé sur MDF. Wake up Sisyphos, 2008, 266 x 200cm, acrylique sur toile et néon.
2 - Ceci n’est pas la Suisse, 190 x 180cm, acrylique sur toile et néon.
3 - I built my home, 2006, 192 x 149 x 80cm, assemblage néon et objets.
4 - Wadi Abou-Jmil, 1995, 26.5 x 23.5cm, pastel sur papier. Wadi Abou-Jmil,2001, 70 x 50cm, huile sur carton. Casse militaire, 2001, 50 x 70cm / 60 x 80cm , huile sur papier. Ciel chargé de fleurs, 2004, 180 x 180cm, acrylique sur tissu marouflé sur MDF.
5 - Tour de Babel, 2006, 275 x 200cm / 100 x 170cm / 4 x (30 x 21cm), acrylique sur toile.
6 - Tammouz series, 2006, 42 x 30cm, acrylique sur toile, n.003
7 - La tour de Babel, 1563, 114 x 155cm, huile sur panneau de bois de chêne, Kunsthistorische Museum.
8 - L'artiste semble d'ailleurs s'être inspiré des termitières qu'il aurait eu l'occasion d'observer lors d'un voyage en Afrique.
9 - Quartier de boeuf, 26.5 x 20cm, acrylique sue bois / 30 x 20cm, acrylique sur papier / 20 x 20cm, acrylique sur papier. Tammouz series, 2006, 42 x 30cm, acrylique sur toile, n.005
10 - Wake up Sisyphos, 2008, 266 x 200cm, acrylique sur toile et néon.
11 - Diptyque, 2009, 180 x 250cm, acrylique sur toile.
12 - Tammouz series, 2006, 42 x 30cm, acrylique sur toile, n.001
13 - Tammouz series, 2006, 42 x 30cm, acrylique sur toile, n.034. Ceci n’est pas la Suisse, 190 x 180cm, acrylique sur toile et néon.
14 - Tammouz series, 2006, 42 x 30cm, acrylique sur toile, n.001- 013- 018- 021- 026- 027- 035

Ayman Baalbaki ÇA SUFFIT! par Joseph Tarrab

1 - Les tours de Babel ruiniformes exposées par Ayman Baalbaki juste avant la guerre de juillet 2006 apparaissent rétrospectivement non comme des figurations imaginaires d’un passé mythique ou des commentaires critiques d’un présent calamiteux, mais comme des préfigurations d’un à-venir encore inimaginable. L’artiste est essentiellement un voyant, un capteur d’ondes futuribles, même et surtout quand il l’ignore.

2 - Les images des destructions massives, des visages de combattants camouflés dans leurs keffiehs, de soldats casqués et masqués et de prisonniers encagoulés ont fait le tour du monde, diffusées en boucle par les médias. Leur contenu d’information, de choc et d’émotion épuisé, elles pouvaient devenir matière à peinture pure. Les coups de pinceaux qui se croisent et se chevauchent avec nervosité dans une sorte de manière noire semblent vouloir reproduire les forces de destruction. En fait, ils inversent le processus, transforment la destruction de l’objet, pont ou immeuble, en construction de l’œuvre, une œuvre désormais autonome, intemporelle, d’une tonalité quasi métaphysique. Ils affirment la pérennité de la vie, mais d’une vie prise dans un cercle vicieux : tu détruis, je construis, tu redétruis, je reconstruis… « Sisyphos » - le néon bleuâtre apposé telle une enseigne nocturne sur la façade d’un bâtiment bombardé peint sur un tissu imprimé, en sorte qu’il semble frappé d’une pluie de fleurs, le dit en toutes lettres. La peinture est le témoin et le gage de la perpétuité de ce cycle de destruction-création

3 - L’engrenage de la violence est au fond une primitive économie de troc en pleine époque d’économie mondialisée : coup pour coup, pierre pour pierre, sang pour sang, œil pour œil. La loi du talion est le commerce sans fin de deux abîmes qui s’appellent et se répondent : bourreau-victime, victime-bourreau…

4 - Une sorte d’iconostase exhibe les portraits ou les icônes non de saints mais de soldats, de policiers, de prisonniers, de combattants prêts à l’affrontement : revendication, rébellion, répression, autre vis à spirale sans fin. C’est la devanture d’un magasin au rideau de fer doré à la feuille et orné d’une enseigne rouge sang : « Œil Pour Œil ». La boutique du Moyen-Orient - et du monde- ne vend qu’une seule marchandise : la violence. La vitrine et la feuille d’or utilisée à profusion distancient par dérision et kitchisation le double processus de sacralisation du mercantile et de mercantilisation du sacré.

5 - A l’iconostase marchande correspond un retable de quatre-saisons : une voiture à bras de vendeur ambulant dressée à la verticale et tapissée à la feuille d’or sert de niche à l’icône plus grande que nature d’un visage de fedayin entièrement dissimulé, sauf une mince ouverture pour les yeux, dans un keffieh rouge et blanc. Une Grande Ourse (à l’instar de l’étoile des Rois Mages dans l’iconographie occidentale) figurée par de minuscules ampoules électriques surmonte le visage du combattant pour signaler sa destination céleste ultime. Troc (sacrificiel) là aussi : l’au-delà en échange de l’ici-bas, la vie contre la promesse du Paradis.

6 - Les parties au contrat de violence sont loin d’être les seuls protagonistes : la population des régions touchées n’a qu’à emporter ses cliques et ses claques, un matelas de mousse avec quelques maigres effets et, si possible, un animal vivant pour la pitance. Ayman Baalbaki ficelle des frusques, quelques outils, un ou deux bidons et les coiffe d’un coq ou d’un mouton empaillés : toute la fortune meuble de l’éternel réfugié, éternel dindon de la farce tragique qui se joue à ses dépens.

7 - Une légende dit que Dieu créant le monde s’écria : « Ça suffit! » pour l’empêcher de s’étendre à l’infini. De la peinture pure à la peinture-installation et à l’installation pure, Ayman Baalbaki passe du plus abstrait au plus concret, du visuel au tangible, de la représentation de l’objet à l’objet lui-même, choisissant à chaque fois le moyen d’expression le plus performant pour clamer son propre message : « Jusqu’où s’étendra le monde de la violence ? Ça suffit! ».