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Victor Hakim

poet and writer

par Joseph Sokhn

Homme de Lettres - Avocat à la Cour

La visite de l'Etude de Victor Hakim située au Coeur de la capitale à Bab Idriss, dans une avenue particulierement mouvementée, laisse une impression étonnante. Certes, ce petit "musée" révèle divers objets qui racontent, en quelque sorte, la vie et l'œuvre de ce fin et éminent critique d'art, écrivain et journaliste. Cà et là, des tableaux de peinture et de vieux livres. Dans un coin de la bibliothèque, le Grand Larousse, en dix volumes, paru en 1960 où figure cette mention:

"L'école poétique libanaise reste aussi vivante avec Victor Hakim (1907), Fouad Abi Zeyd, Camille Aboussouan". Quelques vieux ouvrages sur Aristote, Ibn Rouchd, Socrate, Al-Farabi, Gebran Khalil Gebran, le Diwan de Khalil Moutran en quatre volumes voisinent avec des œuvres de Valery et de Taha Hussein...

Telle est l'impression que j'ai ressentie après ma première visite à notre éminent homme de lettres Me Victor Hakim.
Avant de parler de l'œuvre de Victor Hakim et d'essayer de définir ce pour quoi il mérite d'être classé parmi les écrivains - Journalistes et les penseurs de classe, une brève notice biographique.

Vie et Enfance

Les grands parents de Victor Hakim sont originaires de Deir El Kamar et appartiennent à la communauté Grecque- Catholique. Son père émigra en Egypte au début de ce siècles en 1903 et s'installa à Alexandrie où la colonie libanaise était formée, à l'époque, d'hommes libres épris d'idéal et luttant secrètement contre la Sublime Porte. C'est dans cette ville que naquit, en 1907, Victor Hakim. Son père, Fréderic Suleyman Hakim et sa mère, Faridé Sarkis Mahfouz, très attachés au "Petit Liban" attendaient impatiemment l'heure du retour dans la Mère Patrie. Victor Hakim à deux sœurs: Lily, veuve du regretté Docteur Théophile Maroun et Odette veuve du regretté René Asfar.

On peut dire de Victor Hakim qu'il cumule sa carrière juridique avec celle de publiciste et d'écrivain, se proposant de défendre et de faire rayonner les valeurs libanaises et de propager la pensée et la littérature du Proche Orient. Ses études primaires et secondaires, il les fait au Collège Saint François Xavier d'Alexandrie fondé par les Père Jésuites. Parmi les Professeurs les plus éminents appelés à diriger et à former la jeunesse cosmopolite qui fréquentait alors le Collège figurent des éducateurs dont l'empreinte continue de le marquer et qui joignaient le talent à l'originalité: M. Fleuriot, M. Ognanovitch, le Père Tissot, le Père Gransault, et surtout le Père Recteur de l'époque qui devait diriger un cercle de Jeunesse, après la fermeture du Collège: le Père Jean de Bricourt, écrivain de race. Le Collège fermé pour des motifs demeures mystérieux, Victor Hakim va faire sa Rhétorique et sa Philosophie au Collège de la Sainte famille, au Caire, également dirigé par les Jésuites. Il est soumis à la rigoureuse discipline du Père Givois, qui exigeait que chaque dissertation soit accompagnée de son plan détaillé (avec les divisions et les subdivisions qu'un tel propos comporte). La philosophie lui est enseignée par le Père André Bremond, auteur de la Piété grecque et d'un Traité de Philosophie et dont le frère, Henri Bremond, académicien, s'est rendu célèbre en déclenchant contre Paul Souday, critique du Temps, la querelle de la Poésie Pure.

Muni de ses deux bachots (Latin-Langues et Philosophie), il s'inscrit à l'Ecole de Droit du Caire ou il obtient son baccalauréat en droit. Sa famille s'étant réinstallée au Liban ancestral, il poursuit ses études de droit à Beyrouth, obtient sa licence en droit et ses deux diplômes d'études supérieures de droit. Sa thèse, sur le Chèque en droit libanais n'est pas présentée, car, pris par le courant des affaires judiciaires, il néglige d'obtenir le titre de Docteur en droit.

L'étudiant poète

A travers sa vie d'étudiant, pour demeurer dans le cadre de notre sujet, c'est en classe de quatrième, à l'age de quatorze ans qu'il a débuté en littérature et en poésie. Nourri de lectures classiques et d'histoire, il se promenait un jour, à l'heure du crépuscule qu'il affectionnait tout particulièrement, sur les quais d'Alexandrie, au Port Est, et il imagina la scène de la fuite d'Antoine et de Cléopâtre, après leur défaite d'Actium. Il écrivit également d'autres poèmes.

Plus tard, au collège du Caire, il rencontre des camarades ayant les mêmes soucis littéraires que lui et il écrit, d'après un Film, les Arènes Sanglantes, tiré du roman de Blasco Ibanez, une sorte de Romancero consacré à la vie d'un torero. Les promenades faites dans les vieux quartiers de Caire lui inspirèrent des compositions comme "le Fou du Caire"; son goût pour l'archéologie, un poème sur "les Sectateurs de Baal".

Mais il se rendit compte, bien vite, que tout ce qu'il avait écrit ne pouvait avoir la valeur que d'exercices scolaires. Ayant une tendance naturelle à la mélancolie et ayant l'habitude de travailler ses textes, il décrivit plus directement ses états d'âme, à partir d'un poème intitule "Novembre". Mais ce qu'il y avait en lui d'esprit de système hérité de ses Professeurs méthodiques l'incitait à jouer pleinement le jeu littéraire, évoluant, sans rien publier de ses premiers essais, du classicisme au romantisme, puis au Parnasse et enfin au Symbolisme. Il découvrit Baudelaire mais évita soigneusement de le pasticher, puis Rimbaud qui agit sur lui comme un maitre libérateur. Sa seule fidélité, il la réservait à la quête d'une écriture toujours plus personnelle. Car, pour lui, plus on soumet sa forme à l'opération de l'élaboration, plus on risque de se retrouver soi-même. Et finalement, on peut redevenir un homme capable d'avoir une expression spontanée, mais non banale.

Au Liban

Le retour de Victor Hakim au Liban de ses ancêtres fut, sur le plan littéraire, l'occasion de faire deux rencontres: la première fut celle de Georges Schehadé, qui s'était rendu célèbre, des ses premières publications. Lui ayant présenté ses premiers vers, de facteur et d'expression traditionnelle, imbus de symbolisme, Georges Schehadé avec sa franchise habituelle lui dit.

– Victor, ce n'est pas çà.

Une seconde rencontre fut celle du phénomène de l'écriture automatique et la lecture du Manifeste du Surréalisme. Ce qui incita Victor Hakim a se lancer dans une nouvelle aventure.

Mais bien que se trouvant à l'aise dans le jeu de l'écriture qu'il pouvait se dicter dans un état de semi-inconscience, il était trop latiniste, trop "élève des Pères" pour se contenter d'un premier jet. Il lui fallait ajouter à ce jet spontané le contrôle de la pensée cartésienne. D’où une sorte de discipline appliquée au poème remis sur le canevas de la logique.

Ayant soumis ses poèmes nouvelle manière à Georges Schehadé, l'auteur de la soirée des proverbes les apprécia et constatant qu'ils étaient exempts de fioritures et d'enjolivements, il émit cette appréciation:

Ce sont des poèmes secs!

L'écrivain-journaliste.

Victor Hakim est l'un des écrivains-journalistes les plus lus au Liban et dans le Proche-Orient. Certes, pour le grand public libanais, Victor Hakim est un penseur, un essayiste et un littérateur.

Mais, en fait, il a débuté dans le journalisme politique aux bords des années 25 dans le quotidien le Réveil (fondé en 1914, aujourd'hui disparu). Il avait commencé par la chronique locale et la correction des épreuves avant d'écrire des articles de responsabilité. On l'avait engagé à la suite de la publication d'un de ses articles culturels, les premiers qu'il ait écrits.

A cette époque héroïque du journalisme libanais, le Réveil avait assisté aux débuts de Michel Chiha, Georges Naccache, Gabriel Khabbaz.

Lorsque Victor Hakim collaborait au même journal, c'était Camille Chamoun qui avait pris la relève de ces premiers rédacteurs et c'était lui qui écrivait les leaders ou articles de fond.

Or, sous le proconsulat de M. Henry de Jouvenel, les autorités du mandat qui géraient les intérêts communs aux deux pays sous mandat, projetaient la fusion de nouveaux départements des administrations syro-libanaises. Ce qui alarmait à juste titre les milieux responsables du Liban, qui voyaient d'une part diminuer les prérogatives de l'administration libanaise au profit du Haut-commissariat, et d'autre part diminuer la personnalité juridique du Liban, qui avait recouvré son autonomie et avait été rétabli comme Etat séparé de la Syrie avec intégration des quatre cazas.

Camille Chamoun (il s'agit bien du futur Président de la République) s'était fait l'interprète de ces préoccupations dans un article intitulé: "En pleine lumière".

Le Haut-commissariat réagit avec violence, puisque le lendemain, le journal la Syrie, organe officieux de la Puissance Mandataire, répondait, par la plume de M. André Chevalier (rédacteur récemment engagé en France par Georges Vayssié, Directeur Propriétaire de la Syrie), dans un article fielleux intitule "Pour les Aveugle" où le Réveil était grossièrement pris à partie.

Il fallait répliquer, et d'ailleurs, entre la Syrie et le Réveil, c'était la guerre continuelle.

Victor Hakim avait attaqué le Directeur-Propriétaire dans un article polémique intitulé "Le Mercenaire halluciné"!

On le chargea de répondre à André Chevalier, ce qu'il fit dans un article intitule: "Un hara-kiri" (titre inspiré d'un récent article de Chevalier). Il débutait par ces termes:

"Tout nouveau venu est un peu le premier venu. M. André Chevalier, fraichement débarqué, a voulu lui aussi s'en prendre à notre vieux journal. Il décoche de son talon ferré… le coup de lance du chevalier".
 
Pour dire le coup de pied de l'âne.
Tout l'article était écrit sur ce ton persiffleur.

Le lendemain de la parution de l'article, vers midi, le bon Stefano Paulike-vitch, ancien officier dans l'armée du Petit Liban, devenu rédacteur des chiens écrasés à la Syrie, et qui nourrissait pour Chevalier une grande antipathie, venait visiter Philippe Naccache, secrétaire de rédaction, et du Réveil et lui révélait que Chevalier avait passé la nuit à rédiger un article, d'une rare violence, qui remplirent cinq colonnes du journal la Syrie.

Mais le Haut-commissariat, qui exerçait sa censure sur ce journal officieux avait soumis l'épreuve à M. De Jouvenel qui ordonna de cesser cette polémique.

L'article de Chevalier fut donc sacrifié, puis remplacé par un entrefilet où il était dit que la rédaction avait décidé de ne pas répondre au Journal le Réveil, en raison du tour personnel donné à la discussion.

Ce même Chevalier devait également polémiquer avec Gabriel Khabbaz, un des fondateurs de l'Orient, et leur conflit devait les mener en justice.

En 1934, Victor Hakim était chargé par les Nouvelles littéraires de représenter les pays sous mandat dans des pages spéciales consacrées au Proche-Orient (Page égyptienne. Page syro libanaise. Page turque). C'est ainsi qu'il fit paraître deux études principales:

1. La littérature libano-syrienne d'expression arabe.
2. La presse française au levant.

Ces textes étaient accompagnés de poèmes d'auteurs libanais, de traductions de proverbes libanais et de notes sur le folklore.
En 1936, Georges Naccache, qui avait eu l'occasion de voir comment Victor Hakim avait exposé l'orientation générale de la presse de langue française, lui proposait de collaborer à l'Orient. Désireux de s'absenter pour un temps, il lui confia le soin de le remplacer provisoirement dans sa propre rubrique des Faits du Jour où il traitait quotidiennement un ou plusieurs sujets d'actualité. Les articles de Victor Hakim étaient signés: Intérim. Mais il profitait des services de presse pour présenter, sous sa signature, la critique des livres qui paraissaient.

Dans l'Orient, il ne manquait pas de relever ses articles politiques en recourant à sa causticité.
Parlant de la politique anglaise telle qu'elle se pratiquait dans la région, il avait trouvé cette formule:
"Quand l'Angleterre se trompe, elle le fait à ses pertes et profits".

Mais l'atmosphère a bien changé depuis et la Grande-Bretagne d'aujourd'hui a cessé d'être une ile tentaculaire.
La collaboration de Victor Hakim à l'Orient ne devait guère durer, car ayant dévoilé un certain jeu des S.S. de l'Armée du Levant, il avait dénoncé certaines manœuvres tendant à séparer de la Syrie le Djebel Druze, le territoire des Alaouites et le Sanjak d'Alexandrette. (lequel sandjak devait être détaché bien plus tard). Son article de critique politique fut bloqué par Gabriel Khabbaz et remplacé par un article anodin de Max Villard.

Victor Hakim devait collaborer au Goha, dirigé par ce même Villard. Il lui adressait des chroniques judiciaires signées Path-Lin.
Lorsque Moustapha Farroukh, fraîchement débarqué d'Europe fondait un atelier de peinture (et de caricature) au souk Sayyour, Victor Hakim lui consacra son premier article de critique artistique. L'article parut dans un journal aujourd'hui disparu.
Il avait collaboré également aux cahiers de l'Est auxquels il adressait une étude sur le bon maître Georges Cyr, une Nouvelle et des Poèmes.

En 1948, lors de la tenue à Beyrouth de la Session de l'Unesco, il publiait, dans le Journal l'Orient, sur l'initiative de Kesrouan Labaki, devenu principal collaborateur de ce journal (avant sa brouille avec Georges Naccache) un Tableau de la Peinture Libanaise, en plusieurs livraisons, à l'intention des visiteurs du pays.

Ce Tableau a été refondu pour devenir la substance d'un livre intitulé "l'Art au Liban" - Peinture - Architecture - Artisanat>" que le Ministère de l'Education Nationale et des Beaux-Arts, sur l'initiative de feu Fouad Haddad, puis de Joseph Abou Risk, projetait d'éditer, avec ses illustrations. Mais faute de crédits, le livre n'a point paru.

Enfin, lors de la tenue du XVIIe Congrès de Sociologie au Liban, présidé par les regretté Hassan Kabalan, Directeur de la Justice, il donnait une communication intitulée: "Une Crise de la culture au Liban", publiée dans le recueil en deux volumes des Actes du XVIIe Congrès International de Sociologie, édité par l'Imprimerie Catholique (Volume II. P. 143).

Victor Hakim y déplorait la solution de continuité constatée dans la récente histoire culturelle au pays qui se traduit par une méconnaissance presque incroyable de l'héritage culturel remontant à des siècles en matière d'architecture, d'artisanat, de décoration, d'art et de langage; ainsi que de foi dans l'authenticité culturelle de certains phénomènes locaux.
M. Victor Hakim a donné, au cours de son existence, de nombreuses conférences, dont je retiendrais ces titres: "La Peinture Contemporaine", "l'Esprit de la Peinture" et "le Mystère de l'Expression".

Il est Membre du Pen Club et de l'Association Internationale des Critiques d'Art.

Le Poète

Victor Hakim, qui s'était livré, dans son enfance et son adolescence, à différentes expériences poétiques n'a retenu, pour la publication, que le contenu d'une mince plaquette.

C'est un recueil de quatre textes, intitulé Pharnabaze, du nom du premier, sorte de roman condensé en vers libres où une vie d'homme est présentée en quelques laisses consacrées aux sources premières de l'émotion dramatique.

Le personnage de Pharnabaze se pose en revanche contre la médiocrité de sa condition dans le temps présent, un refuge dans ses époques lointaines où les races de l'Orient classique s'épandaient avec magnificence, sinuaient des gestes transformés depuis en géométrie et stylisaient les formes de la Nature réduites à leur ligne essentielle. (An-Nahar 18-8-45)

Dans le même recueil, "l'Arbre des Songes" est une séquence de poèmes sur des thèmes atmosphériques et maritimes.
Suivent deux poèmes en prose "La Femme à la Fenêtre" et "Le Chant du Pèlerinage" (An- Nahar - 18-8-45)

Victor Hakim dès son jeune âge, a vécu en proie à l'inquiétude et avec une âme passionnée en quête d'un impossible univers.
Toutefois nous rencontrons dans ses cahiers de poésie des poèmes imagés et très sensibles. On pourrait conclure d'après ses singulières associations d'images et ses points de vue, qu'il n'est pas besoin d'être prophète non plus que poète ou philosophe génial, pour constater que l'espèce humaine est noyée dans une brume épaisse de désespoir, de révolte et de contestation. Tout est vain. Certes, cette vision est de quelqu'un qui connaît l'abandon et le craint.

Pharnabaze

L'histoire grecque nous dit que Pharnabaze était le satrape qui a mis à mort l'élève de Socrate, Alcibiade. Quant au personnage de Victor Hakim, il semble que c'est un être vivant, et, de surcroît, un bon vivant. Personnage hermétique et compassé pour le besoin de philosopher, le modèle qui vit et qui a posé pour la composition métaphysique de son double livresque, existe. Il est fonctionnaire, et marié. Je suis en possession du portrait authentique de Pharnabaze. Il est "Vu" par Gazalé, peintre que Paris révéla. C'est un gentleman au regard tranquille et pénétrant, au sourcil épais et classiquement arqué. Il doit être myope; il porte des verres style phare auto. Son oreille, comme le fameux casque d'un poète, résonne de toutes les choses impérissables au pas qu'elle a entendues.
André Capassity, écrivain-journaliste confie:

"Ce n'est pas par passion que "Pharnabaze" vit dans un labyrinthe de couloirs et sous les feux des cinquante watts qui illuminent la carrière d'un rond-de cuir. C'est pour oublier qu'il voyagea beaucoup à travers les divers pays ou poussent les sensations telles des herbes folles ou des fruits de serre. La fortune l'a trahi. Il ne fut ni stratège, ni aimant, ni boursier. Il resta un esprit motorisant un corps".

Victor Hakim consacre a "Pharnabaze" un petit livre dans lequel il perpétue ses curiosités cérébrales, ses faits et dires et son sobriquet d'allure mythique.

L'auteur de "Pharnabaze" aime le dédoublement. Il porte en lui Pharnabaze depuis son retour d'Egypte où, enfant, il a longtemps vécu a l'ombre des Pyramides.

Voici un poème extrait de "Pharnabaze":

"La barque suit l'odeur du cinnamone et des lilas noirs
L'appel disperse les fumées
Dont s'enroule la route
Une a une les étoiles
Amorcent des heures rapides
La vague se remplit de bêtes rouges
Qui se battent l'œil de chairs molles
Pharnabaze se couvre les yeux
Et rêve de draps, de commissures, d'ours polaires.
Les conques sont envahies par le souvenir
Tans de palans ont poussé leur boue
Dans le poli de ces eaux brusques
La barque cogne des tentacules rapides.
On coule sous le vent, couloir fluide, plus nu d'avoir peur.
Voilà; toujours à la même heure
Cette comète bleue, ange de Chaldée
Compte les fibres de la lumière…
La poésie de Victor Hakim est de celles qui ne laissent pas le lecteur indifférent

"La femme et la fenêtre"

"Des femmes faisaient cadre avec le carré parfait de leur fenêtre, ce thème favori des hauts reliefs palmyréniens, les chansonniers l'ont galvaudé sans pitié. Mais la vision qui se détache comme un tableau sur la façade plane de la bâtisse cause toujours une surprise renouvelée".

"… je lui ai dit:
- Pourquoi, de ta fenêtre, ne regardes - tu jamais de mon côté?
- C'est pour faire chavirer ton regard…
"Dans le souvenir étincellent
Les vitres en losange des maisons d'en face
Une fille en robe rousse
Des mouches qui font rêver les chiens"

Dans le journal " Le Jour" du 7 Septembre 1945, Michel Chiha parlant de Victor Hakim écrivait:
"Notre temps n'est plus en poésie celui des paroles, mais des visages, des sentiments et des larmes. Me Victor Hakim l'a compris et jusqu'à l'excès; il a laissé cependant des traces de littérature, dans un poème qu'il veut aussi dépouillé, aussi nu que la mer. A-t-il réussi? On peut là-dessus opiner comme on veut. Pharnabaze est une matière dont le premier élément est la liberté, une liberté désordonnée, qui justifie dans la mesure où la fantaisie en est le mobile, l'admiration ou la colère.

Le Roman libanais

Victor Hakim s'est voulu chroniqueur aussi bien que romancier. Il est l'auteur d'un premier roman inédit sur la condition de la jeunesse libanaise et de la société locale à l'époque mandataire.

Ce livre a été écrit et réécrit, a évolué avec les événements. Il s'est continué en oscillant entre l'histoire et le roman. En voici un extrait:
"Il se refugie dans son monde nocturne, ses rêves ambitieux de législateur et de réformiste qui l'accompagnent toujours comme un essaim de fantômes. Avant de s'abandonner au sommeil, il résiste à la chute des paupières, imagine et construit tout un monde nouveau. Ce sommeil qui noie la lucidité dans les halos, quelle interruption de la vigilance, quel amoindrissement d'un personnage! Il est inquiet de continuité, de logique, de séquence. Quand le soleil va fondre dans ce bref crépuscule libanais, il claque des dents, son cœur se serre. Il veut éviter l'inéluctable, ne pas sombrer dans l'inconscient. Le jour, jouissant du jour, plus insouciant que la nuit; puis lorsque le jour s'amenuise, il pleure pour l'empêcher de fuir. Alors, les ombres disparaissent; elles sont les dérivés d'un éclairage, des bruits de pas se font plus inquiétants. S'endormir est toujours un travail difficile. Il ne peut se résoudre à cette visite forcée de l'inconnu, cette mort provisoire. Il lui importe de faire une récapitulation sans méthode, un voyage en ligne brisée à travers les visages, les choses et les événements".

"C'est qu'il nourrissait de trop belles idées, les couvait de sa complaisance pour se résoudre à les lâcher. Il lui fallait les repenser, les fouiller et les analyser. Il avait rendez-vous avec son monde de lui, ce monde parallèle qui ne s'éveille qu'avec l'allongement du corps. C'était comme si, le cerveau en éveil, le corps aboli, il se survivait en pratiquant la religion du rêve. Il se racontait aussi des histoires, créait des personnages qui étaient lui-même sous la forme de héros toujours nouveaux qui personnifiaient ses tendances. Leur agitation aboutissait à une pose où il les photographiait, puis ils rebondissaient pour repartir vers de nouvelles aventures. Des personnages naissaient parfois alors qu'il luttait contre l'assoupissement, puis ils revenaient le visiter dans son sommeil. Certains le rejoignaient dans le courant de la journée, dans ces instants de suprême ferveur ou d'absence soudaine ou il s'abstrayait de ceux qui étaient autour de lui".

Un second roman a été écrit pour répondre au défi de ceux qui mettaient Victor Hakim en demeure de pouvoir écrire en arabe. D’où son récit arabe intitulé "Mina oul Qadar" -le Port de la Destinée- ou il modernise la séquence des Contes intéressant les aventures de Sindbad le Marin. Mais les voyages du héros, Cherif El Aaçar, amoureux de l'immortel houri Camraa, se font hors du temps et ont une portée philosophique.

Ce roman, qui est une longue nouvelle en sept chapitres, a eu les honneurs d'une préface de Said Akl, qui le situe sur le plan littéraire, et d'une postface de l'historien Youssof Yazbek, qui met l'accent sur son incidence historique, en partant du cadre beyrouthin choisi par l'auteur.

Victor Hakim a préparé une version française de ce récit. Voici la traduction de la Préface:

"Sur un signe du Destin, Sindbad, paisible marchand, se muait en aventurier. Tributaire de ses impulsions, il songeait au départ, fuyant la stabilité. Et le voila qui s'expose au danger, en terre inconnue. Une fois tiré d'affaire, il est comme saisi de remords, n'ayant de cesse qu'il n'expose sa vie une fois encore."

"Ce personnage mythique ignore la mesure et la satiété. C'est pourquoi il nous agace et nous déroute. A son exemple, j'ai pu échapper, pour un temps, à la loi commune, savourant la vie dans sa redoutable variété. Pourtant, rien de notable ne m'était survenu avant ma trentième année".

"Brusquement, ma vie paisible s'échappa de son orbe comme un astre dévoyé. Et je me vis entrainé dans une suite d'aventures, séparées par des intervalles de repos. Puis je remettais le masque du voyageur, quitte à l'ôter pour reprendre mon rôle dans la vie. Mon passé s'estompait comme une pâle fiction, tiraillé que j'étais par mes deux vies parallèles".

"C'est alors que je me connus vraiment, pensant avoir sondé le secret des énigmes emprisonnées dans la conscience du temps, devenues pour moi des réalités palpables".

"Oui, c'est bien mon être fébrile et palpitant que je découvris, en réalité, sous différents éclairages".

Contes et Nouvelles

Il a écrit également des séries de contes et nouvelles présentant des personnages caractéristiques du vieux Liban et du vieux Beyrouth. Evitant soigneusement de tomber dans le folklore, Victor Hakim dispense une observation psychologique attenante à ce que l'on appelle de plus en plus l'environnement naïf.

En déambulant sur les hauteurs du quartier Achrafiyyé, pour y assister à la réception donnée par le notable Assaad Farès, nous saluons la rencontre entre un chanteur et un rossignol.
Puis nous redescendrons vers le centre, en passant par la Faculté de Droit où réapparait l'eternel étudiant Tawwa, déguisé aujourd'hui en fantôme.

Ce naïf illustre un phénomène social remontant à l'antiquité proche orientale: la persécution du simple par la foule des jeunes qui le transforment en mythe risible, en victime expiratoire.

Tawwa qui aime la popularité sourit à ses persécuteurs, qui l'ovationnent même en manière de dérision. Puis devenu fou, il se tient au coin des rues en agitant la chaîne de son porte clef, soi disant pour disperser et expurger les mauvais esprits. Et la nouvelle se termine ainsi:

"Pauvre Tawwa que l'on croyait eternel, nul ne l'a revu. Des anciens de la Faculté de Droit opinent":
-Il doit se trouver dans quelque asile d'aliénés, à l'institution d'Asfourieh ou au Couvent de la Croix.

Mais les réalistes affirment:
- Il est mort, on ne sait quand ni comment.
J'imagine parfois, quant souffle le vent du soir, que le tourniquet de sa chaîne ayant cessé de moudre les espaces, notre Tawwa tragique a du être entrainé dans la sarabande de ces invisibles phalanges qu'il aimait à conjurer, tout en ayant l'air de s'amuser"
Autre, personnages: le Leader Comique, l'Orateur populaire, le pharmacien poète.

Textes sur Alexandrie

Outre ses écrits littéraires écrits au Liban, il a consacré plusieurs manuscrits aux particularités de la vie égyptienne, surtout sur les milieux cosmopolites d'Alexandrie.

En voici des extraits:

La boutique d'Ibrahim Chehata, le barbier poseur de sangsues et raisonneur, lui a laissé cette impression inoubliable:
"Sur des enfilades parallèles de verroteries, rouges, vertes, jaunes, brunes, bleues, ou accède à la boutique du coiffeur Ibrahim Chehata. La perspective de la rue s'y prolonge en oblique dans les glaces biseautées à travers la vitrine ou des pyramides de savon soutiennent des rangées de serviette éponge et de cravates. La pendule épelle quatre heures ranimant l'inévitable tableau".
"Femme donnant la becquée aux colombes", calendrier-réclame de la maison Christodoula Frères. Un canari strie l'ambiance d'aiguilles d'eaux. Le bocal aux sangsues bloque les rayons de soleil sur l'étagère. Loutfi, l'apprenti, baille sur sa chaise, étirant ses bretelles. Le Patron, Ibrahim, manches retroussées opéré en devisant. Il s'interrompt pour aiguiser son rasoir en gestes amples et quasi sacerdotaux. Il a le facies épais les bourgeois bien nourris et nasille, la gorge embourbée. Le torse trapu émerge d'un ventre ovale, barré d'une chaine aux larges mailles d'argent. Moursi, le boy, le suit des yeux en agitant mécaniquement son chasse mouches.

Le silence du quartier fut troublé par l'arrivée du marchand de figures de Barbarie.

– O douceur d'autrefois, les figues de miel.

Gader Rab était un simple qui exploitait sa faiblesse d'esprit en l'accentuant. Après avoir crié sa marchandise il se livrait à mille pitreries qui retenaient les passants. Il imprimait au gland de son tarbouche maghrébin, long d'un demi-mètre, un mouvement circulaire et convulsif. Puis tirant de son gosier un hoquet guttural, il claquait des mains brutalement de ses paumes faisaient mal à entendre. Puis la tête penchée langoureusement sur l'épaule gauche il hissait l'abdomen comme s'il devait le suspendre plus haut, et dansait en lançant des œillades complices aux servantes qui se penchaient par les fenêtres".

Le café:

"La vie nocturne et dure se concentre dans le café qui porte l'enseigne":
"Café des enfants de Mellaouii, à son propriétaire El-Hag Hassanein Sid Ahmed".
C'est un établissement aux fenêtres grillagées, aux volets verts et au plancher de bois, semé d'escabeaux grossiers rembourrés de paille et de tables de bois blanc qui envahissent la ruelle.

Le devant de la porte est décoré de boules de verre et de vif argent, d'une lampe à cétylène d'une vigne grimpante et d'une cage vide.
On aperçoit sur les murs de la salle, sous un verset du Coran, un cadre à décor assyouthain entourait la photographie monstre du Hag, en tarbouche et jaquette européenne, assis sur une chaise, les deux mains posées à plat sur les genoux. Ses yeux semblent loucher vers un chromo représentant des danseuses aux mains levées et les photographies de Moustapha Kamel et de Saad Zahgloul que des miroirs reflètent sur les colonnades de support".

Un personnage émouvant de cette ville c'est Hamada qui n'ayant pas d'argent pour se payer des fards et des crèmes, avive ses joues avec des glaçons et se suicide pour les beaux yeux de Loutfi le garçon coiffeur, "victime de l'amour et du pétrole".

Le Théâtre

Victor Hakim, dont l'œuvre est en majeure partie manuscrite, car sa profession d'avocat l'a empêché de s'occuper de faire publier ses écrits, nourrit une conception du théâtre qu'il veut orientale, sans clinquants, à mi-chemin entre le rêve et la réalité, l'illusion et l'événement.

Cette conception est illustrée par une pièce consacrée au vieux thème des retrouvailles.
Une seconde pièce traite du thème de l'exode, inspiré de l'aventure palestinienne.
En troisième lieu, bien que sacrifiant lui-même, à l'esprit de l'avant-garde, il a écrit une Comédie-farce, le Singe-Savant où sont dénoncés les travers du snobisme littéraire et artistique.
Enfin, dans Pathos, il utilise sa connaissance des langues et des sociétés cosmopolites.

L'Essayiste

Victor Hakim va publier bientôt le spectacle de la vérité, un essai qui l'accompagne depuis 25 ans.

Le point de départ de cet Essai la nécessité pour l'homme de faire passer toutes ses connaissances et même son action dans le creuset de sa propre pensée pour les recréer en les contrôlant. L'auteur utilise aussi bien les ressources de la sagesse orientale que la rigueur cartésienne qui permet de systématiser les idées. Mais il est visible que ce système n'est sollicité que pour faciliter l'élaboration d'une pensée qui se veut libre, à l'abris des préjugés. Dans l'Introspection Dynamique, l'individu est considéré comme un potentiel à prospecter et à exploiter. Dans "Attitudes et Masques", se découvrent les racines de la Comédie Humaine, réduite à sa démarche spontanée. C'est le monde des autres, opposé au monde du moi. Dans "la Quête de la simplicité", est formulée la critique de la vérité des temps modernes que nul ne peut refléter entièrement comme les sages d'autrefois. Dans "le Verbe Créateur" se décèle l'unique point de départ de tout travail de création: poème, essai, roman, rapport, plan de bataille. Enfin, dans "le Temps du plus grand drame" est abordée la finalité du monde et de la vie.

Collaboration à la Revue du Liban

Vieil ami de la Revue du Liban, à laquelle il envoyait des articles lorsqu'elle paraissait à Paris, il a commencé par s'occuper d'une rubrique politique intitulée "Commentaires et Réflexions".
Puis il rédigea des Echos politico-sociaux sous une rubrique intitulée: "Aux Quatre vents des Echos".
Enfin, il a inauguré sa rubrique culturelle sous le titre de "La vie littéraire et Artistique" où il présente les livres publiés au Liban en arabe ou en français (et même en anglais) signale les événements culturels importants et fait la critique artistique des Expositions en cours:
Voici quelques extraits de cette rubrique:

Victor Hakim, critique d'art

Avec Victor Hakim, on est en présence d'un éminent critique d'art qui est aujourd'hui au premier plan de l'actualité littéraire et artistique. Déjà Georges Schehadé saluait en lui "Le plus brillant", le plus neuf et le plus connaisseur en matière de peinture". Michel Chiha et Georges Naccache, à leur tour, admiraient ce fin critique d'art qui n'a jamais perdu contact avec ces réserves de profondeur que créent dans l'âme la communion étroite avec la peinture, la musique et l'harmonie de couleurs". Victor Hakim a écrit de très nombreux articles de critique sur l'ensemble de la vie artistique libanaise.

Ecoutons-le répondre dans la Revue du Liban, critiquer et faire l'éloge de nos grands artistes et peintres.

"Notre peintre émigré": Saliba Douaihy, Une Osmose par le style

"Saliba Douaihy avait réussi à mettre son émotion au diapason du paysage ancestral, captant avec puissance et familiarité la lumière et les mirages de la montagne. Puis Saliba Douaihy, élève des Beaux-Arts de Paris, qui avait reçu l'empreinte du classicisme et du néo-impressionnisme, s'expatrie. Il débarque dans la patrie de Pollock et la, sur le sol américain, il se transforme, il échappe à son vieux personnage… pour mieux le retrouver. Même devenu abstrait, c'est toujours une osmose qu'il réussit à réaliser, Saliba Douaihy qui nous vient au Liban par le chemin de Paris, a laissé derrière lui une substantielle histoire de l'art.
De Solange Tarazi, Victor Hakim a dit notamment:

"Nul doute: Les valeurs artistiques du Liban ont décidément trouvé en Solange Tarazi mieux qu'un défenseur dont ne cesse de se déployer le zèle en faveur des activités culturelles de notre pays. Loin de se reposer sur les lauriers cueillis à Beyrouth en janvier et février derniers, puis à Téhéran où elle avait été invitée à exposer sous les doubles auspices du Pen Club International et de l'Institut France - Iran - consécration heureuse et flatteuse: Sa majesté la Chahbanou Farah Pahlavi la félicitait récemment pour son jardin des Roses" désormais accroché dans sa collection personnelle. Il est, disons-le, bien flatteur pour une artiste libanaise d'entrer - la première - dans la collection de Paris.

Voici son avis sur la peinture libanaise contemporaine:
"Dans la peinture libanaise d'aujourd'hui, l'on identifie l'influence des écoles modernes, jointes à l'appel secret vers le mysticisme oriental. On a choisi d'envoyer, en guise de première fournée, des œuvres d'Elie Kaanaan, Paul Guiragossian, Hrair, Jean Khalifé, Cici Sursock, Odile Mazloum, Aref Rayess, Juliana Seraphim, Georges Guv, Yvette Achkar, Helen-El-Khal, Huguette Caland, Nadia Saikali, Wagih Nahle et Joumana Bayazid. Il faut avouer que cet ensemble caractéristique a belle allure et qu'il serait bon de multiplier les manifestations sélectives de manière é compléter la présentation de la peinture libanaise contemporaine en Europe et notamment en Italie. Consulter OneFineArt pour la liste d'artistes

Conclusion

Victor Hakim qui a son monde à lui, est l'un des penseurs libanais les plus personnels de la deuxième moitié du XXème siècle. Chez lui, l'écrivain rejoint le journaliste, le critique d'art et le littérateur. Son style est élégant et généreux.
Son ironie n'est jamais à court. Il sait étudier un document pour en tirer tout ce qu'il contient. Il se rapproche beaucoup de Bachaar et dans ses poèmes certains souffles lyriques ressemblent, étrangement, à ceux du grand poète jahilite.

Victor Hakim a abordé tous les sujets. Il a traité de la littérature, de la politique, de la poésie, de la sociologie et a excelle dans l'art de dire des choses avec élégance, sans vulgarité. Dans ses articles, nous le voyons réagir vivement contre l'égoïsme social, la dépravation et l'esprit contestataire mal placé. Il est humaniste et il n'appartient à aucune école poétique. La maitrise de sa plume, sa curiosité, ses connaissances en matière d'art prouvent indiscutablement que Victor Hakim est un des meilleurs représentants de l'intelligentsia libanaise contemporaine