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Le théâtre fait son entrée en prison avec ’Shéhérazade à Baabda’

Agenda Culturel numero 418 du 2 au 15 mai 2012

Fruit d’un programme de ’drama thérapie’ mis en place dans une prison pour femmes, la pièce de théâtre, inspirée de l’histoire des détenue,s interroge sur leurs conditions de vie, et plus largement sur la place de la femme dans une société patriarcale, et redonne, aussi, un espoir sur la réinsertion des condamnées. Ouvert au public du 18 avril au 12 mai, entre les murs.

Appuyée sur le bord de la fenêtre, une jeune femme brune regarde la lumière qui vient de l’extérieur, de derrière les barreaux. Elle scrute les voitures qui passent dans la rue. ’’J’ai toujours rêvé d’apprendre à conduire, récite-t-elle. Mais je suis entrée ici à 18 ans et, depuis, le trajet le plus long que j’aie pu faire, c’est aller de mon lit jusqu’aux toilettes. Et les toilettes sont dans la chambre’’.

Si la jeune femme préfère ne pas dire son nom, pour qu’il ne soit pas publié dans les journaux, c’est parce qu’elle est l’une des détenues de la prison pour femmes proche de Beyrouth. Avec vingt-deux de ses co-détenues, elle prépare ’Shéhérazade à Baabda’, une pièce de théâtre jouée entre les murs de l'établissement pénitentiaire.

Violence, misère et mariage arrangé

Ce spectacle peu commun a été rendu possible grâce à la pugnacité de Zeina Daccache, actrice libanaise reconvertie en drama thérapeute. Avec son association Catharsis, et soutenue financièrement et techniquement par la fondation suisse Drosos, la jeune femme s’est déjà essayé au genre de la thérapie pour détenus à la prison pour hommes de Roumieh, où elle a monté ’Douze hommes en colère’, adaptée d'un texte de Reginald Rose. Il a fallu du temps et une force incroyable de persuasion pour réussir à imposer le projet. Toutefois, le succès de ce coup d’essai a ouvert à Zeina Daccache et à sa troupe les portes de Baabda. Cette fois, avec les femmes, le texte est plus intime, il prend racine dans l’histoire personnelle de chacune des prisonnières.

Le spectacle est l’aboutissement d’un programme de drama thérapie qui a commencé en juillet dernier. À l’époque, quarante détenues sur soixante-quinze acceptent de participer. Elles sont ici pour toutes sortes de causes, de l’adultère au meurtre en passant par la prostitution et la drogue. La plupart d'entre elles sont en attente de jugement et s'entassent tant bien que mal dans les locaux prévus pour accueillir quarante personnes. Qu’importe, après tout. Comme le nom de l’association l’indique, le théâtre a ici une fonction cathartique, il s’agit de faire sortir ce qui blesse de l’intérieur. Chacun s’y met donc. En prison, ’’où la confidence n’existe pas, explique Zeina Daccache, où chacun se scrute et a peur d’être jugé’’, les langues commencent à se délier. On raconte son histoire, qui s’avère être très semblable à celle des autres, mélange de violence domestique, de misère quotidienne, de mariages arrangés ou ‘’d’histoires d’amour’’ sordides. Le principe est de jouer sa propre histoire, pour pouvoir l’extérioriser. Tout le monde participe, les liens se resserrent.

Comme Shéhérazade, elles sont en prison

Puis vient le temps de monter la pièce. Certaines restent, d’autres partent, quelques-unes s’engagent à participer à l’aspect technique du spectacle. Il faut mettre la main à la pâte, écrire. Son histoire ou celle des autres. Zeina Daccache passe derrière, corrige les textes pour leur donner une valeur dramaturgique. Impossible donc, ou presque, de savoir qui raconte sa vie et qui joue pour de vrai. Le résultat a un goût amer de sincérité qui fait monter les larmes aux yeux. Peut-être le lieu rajoute-t-il à l’impression, puisque l’on assiste à la pièce dans la cour de promenade, le seul endroit où les prisonnières sont autorisées à voir le ciel, deux heures par jour.

La mise en scène se sert intelligemment de l’espace, grâce à une entrée spectaculaire. Les spectateurs arrivent dans Baabda comme on arrive dans la prison de Shéhérazade, le luxe en moins. Comme elle, les détenues vont y raconter leurs mille et une nuits de captivité. On accède à l’étage par l’unique escalier. Bienvenue dans le royaume des détenues. Elles sont là, partout, vous entourant de leurs yeux fixes et interrogateurs. Vous obligeant à les regarder en face, à les considérer comme les êtres humains que le monde a oublié qu’elles étaient.

Redonner leur humanité aux détenues

C’est le but : redonner leur humanité à des prisonnières. Les forcer à réfléchir sur leur condition, les interroger sur elles-mêmes. Dont acte. Les premières phrases, prononcées dans la pénombre questionnent sur la place de la femme dans le monde arabe, sur la société patriarcale qui les a, en partie, conduites entre les murs de Baabda.

- ’’Qu’est-ce qu’une bonne fille ?’’, scande l'une des actrices.
- ’’Une bonne fille ne parle pas aux étrangers’’, répond une autre.
- ’’Mais si elle se marie avec un homme qu’elle n’a jamais vu de sa vie, ce n’est pas un problème’’, conclut une troisième.

’’Nous n'avons plus peur du regard des gens’’

Installé au centre de l’estrade de bois qui fait office de scène, le spectateur est happé par ce monde inconnu et marginal qu'est la prison. Rien ne sera épargné à celui qui a bien voulu s'exposer. Ni les conditions de vie des membres de la troupe que Zeina Daccache dirige comme de véritables professionnelles, ni la violence de la vie au dehors. Le spectacle se termine sur une séance de dabké qui, plus encore que les mots, traduit les émotions des prisonnières. Du bruit des talons qui claquent sur le sol, des visages éclairés dans le noir de la pièce, jaillissent une force, comme un cri. Une volonté de vivre, d’exister, qu'elles nous envoient au visage. ’’Nous n’avons plus peur du regard des gens, nous avons récupéré notre humanité’’, confie une des prisonnières à la fin de la représentation. Ici, au contraire du théâtre, lorsque le spectacle est terminé, le rideau ne tombe pas, mais s’ouvre, jetant une lumière crue sur les locaux vétustes. Retour à la réalité.

Que restera-t-il de Shéhérazade à Baabda après la fin du programme ? Personne ne peut le prédire. Quelque temps après l’expérience de la prison de Roumieh, le gouvernement s’était penché sur la loi des réductions de peine, qui existait depuis longtemps mais n’avait jamais été appliquée. En redescendant les marches pour rejoindre la sortie, les dernières phrases de la pièce résonnent comme un écho dans la tête du spectateur : ’’Si on en a la volonté, on peut changer notre histoire. Si on en a la volonté, on peut changer l’Histoire’’.

Kael Serreri

A savoir
Si vous souhaitez assister à l’une des représentations ou obtenir plus d’informations, veuillez contacter Catharsis : (03) 162573 ; [email protected]