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Art in the press

Le dernier article de Mai Ghossoub. Beyrouth et la contradiction

Une lecture du prix de la world Press photo par Mai Ghossoub

Quatre jeunes femmes élégantes, un cabriolet, les gravats de Beyrouth ravagé par la guerre… mais où réside la vraie puissance de l’image primée de Spencer Platt, se demande Mai Ghossoub.

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Je suis persuadée que la photo de Spencer Platt qui a remporté le prix de la world Press Photo en 2006 a dû sembler troublante, voire répugnante, à la plupart des spectateurs au premier coup d’œil. J’avoue qu’elle m’a dérangée quand je l’ai vue sur mon écran pour la première fois. Mais j’avoue aussi que j’ai continué à la regarder. Qu’est-ce qui m’a intéressée dans cette photo malgré mon inexplicable répulsion ? Pourquoi ai-je senti que je devais écrire sur ce que je voyais dans la photo ? Cela a commencé avec les réactions des autres.

J’ai reçu la photo par courrier d’une jeune libanaise qui la commentait ainsi : «un prix pour une photo américaine du Liban ! » Je suppose que cela signifiait qu’il y avait quelque chose de faux, voire un quelconque complot, dernière la photo et le prix.

Mon collègue, qui m’avait entendu dire «mon Dieu !» en parlant à mon ordinateur, s’est approché, a jeté un coup d’œil et dit sans aucune hésitation : «Ça me rappelle Rebel without a cause. Tu te souviens de ce film culte, avec le jeune et beau James Dean?». C’est sans doute le cabriolet rouge qui a inspiré cette remarque, ainsi que les jeunes très glamour qui l’occupent.

J’ai pensé qu’il y avait quelque chose de bizarre dans la remarque de mon collègue, parce qu’il ne suffit pas de voir une voiture de luxe et quelques jolis minois pour évoquer James Dean et les idoles de Hollywood. Mais au bout d’un moment, je me suis rendue compte que cette réaction n’était pas superficielle: car pensez aux voitures, à de beaux jeunes gens et… Pensez aussi à la mort, vous aurez une bonne raison de vous souvenir de James Dean et de sa rébellion.

Cette même après-midi, je suis allée à une pendaison de crémaillère, et j’ai entendu deux jeunes Libanais discuter de la même photo. Tous deux avaient une vingtaine d’années et étaient très «cosmopolites». L’un disait : «Je pense que c’est une excellente photo, elle nous montre tels que nous sommes, et non pas comme des gens associés uniquement à la guerre et à la destruction». Le second était horrifié et disait : «C’est le nouvel orientalisme - au lieu des femmes peintes dans les toiles orientalistes classiques de Delacroix, nous avons aujourd’hui ces Libanaises modernes au look de mannequins sur un arrière-plan de guerre et de pauvreté».

A L’intérieur de L’image et de nous-mêmes

La photo a remporté le 9 février 2007, parce qu’elle mettait en évidence, d’après le jury, les contradictions du Liban. La présidente du jury de la World Press Photo, Michèle McNally, décrit ainsi l’image gagnante : «C’est une photo que vous pouvez regarder sans cesse. Elle porte la complexité et la contradiction de la vraie vie, au milieu du chaos. Cette photographie vous pousse à regarder au-delà de l’évident».

C’est assez juste. La photo montre en effet les contradictions d’un pays où la destruction et la légèreté sont juxtaposées de maniere insoutenable, ou mélangées jusqu’à l’épuisement. Le fond est brun et gris, comme il l’est en réalité. Une tragédie de gravats dévastatrice, mêlée aux couleurs des intérieurs perdus. La voiture est d’un rouge brillant : le T-shirt blanc de la femme blonde qui est dans la voiture ou le mouchoir couvrant le nez de la femme en robe noire sans manches sont plus blancs que la chemise d’un passant vaquant à sa routine quotidienne ; le passant, ainsi que la femme portant un foulard, vivent dans ce quartier détruit. Le conducteur du cabriolet ressemble à un chanteur pop ou à un participant de l’émission télévisée star Academy. Si le photographe avait voulu inventer de telles contradictions, il n’aurait pas pu mieux réussir.
Toutefois, si j’avais été un membre du jury, ce n’est pas la justification que j’aurais donnée du prix, du reste bien mérité. Je pense que la photo est impressionnante par la métaphore qu’elle crée autour de la photographie de guerre. Elle nous parle du voyeurisme du photographe, et de l’acte de prendre des photos dans des situations tragiques : s’il est une contradiction, elle réside dans la rencontre de l’art, de la beauté et de la tragédie. Couvrir une tragédie pour créer des images frappantes, c’est ce que Robert Cappa a fait de mieux ; il en est devenu le symbole et nous, les spectateurs, nous développons une accoutumance à cette forme d’art.

Voici une image, un miroir du soi, une cible inversée visée impulsivement et «de sang-froid» par le photographe/artiste. L’acte de Spencer Platt de prendre une photo est reflété et vu à travers la femme dont le visage est tendu et le corps penché alors qu’elle prend une photo des mêmes ravages depuis le siège de la voiture rouge. Le photographe s’est-il interrogé sur son propre comportement en montrant le voyeurisme d’une autre personne, non professionnelle ? Est-il en train de dire que le besoin du voyeur d’assister à l’affliction et la misère humaine, et de laisser les autres les voir de leurs propres yeux, est en nous tous ?

C’est peut-être la référence évidente au voyeurisme qui a déclenché ma première réaction, mon rejet d’un témoignage qui m’était offert avant même que j’aie le temps de vraiment le regarder. D’une certaine manière, dans un certain sens, les images de Helmut Newton me sont venues à l’esprit – malgré le fait qu’il n’y a rien d’érotique ou de pornographique dans l’image de Platt. A présent je peux voir à quel moment je me suis fourvoyée et j’ai été troublée, et combien il me fallait me concentrer davantage pour saisir l’allusion au voyeurisme et la technique de l’objectif que Newton partage avec les photographes de guerre quand ils créent des images pour la presse.

En y regardant de prés, la photo ne comporte rien de sensationnel : c’est lorsque l’art doit faire face à la souffrance humaine et qu’il n’isole pas la tragédie de l’ironie de la survie que l’absurdité de l’être nous frappe en plein visage.

Mai Ghossoub, le 13 février 2007
Nous remercions M. Antoine Boulad de nous avoir fait découvrir cet article.
Traduit de l’anglais par Samar Abou-Zeid
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Mai Ghossoub - 2 novembre 1952 - 17 février 2007

Née au Liban, Mai Ghossoub est diplômée en lettres de l’Université américaine de Beyrouth (AUB).
En 1979, elle s’installa à Londres où elle étudia la sculpture au Morley College.
Cet écrivain artiste est également co-fondatrice de la maison d’édition «Dar el-Saqi». Ses sculptures ont été exposées en Europe essentiellement. Nous retiendrons la série de sculptures en fer «Divas» qu’elle a créé en hommage à 5 chanteurs internationaux et qu’elle a exposée en 2001 à Zicco House : Joséphine Baker, Oum Kalsoum, Billie Holiday, Janis Joplin et Édith Piaf. Elle a de même édité plusieurs ouvrages dont «Leaving Beirut : Women and the Wars Within» (Dar el-Saqi, 2001), un mélange de fiction et d’essais autobiographique. Plus récemment, elle coédita «Imagined Masculinities» (Dar el-Saqi, 2006), et collabora à l’ouvrage «Lebanon, Lebanon» (Dar el-Saqi, 2006), ce dernier étant un assemblage de textes de plusieurs auteurs, publié dans le but de collecter des fonds pour les réfugiés Libanais de la dernière guerre de juillet 2006.

Mai Ghossoub, publia ce dernier article sur la photo de Spencer Platt qui a reçu le World Press photo 2007 le 13 février 2007 avant de s’éteindre sur son lit d’hôpital, à la suite d’une opération supposément bénigne le 17 février dernier