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Art in the press

Les Arts plastiques en 1981

L'absence d'un Musée d'Art moderne au Liban se fait d'autant plus cruellement sentir que le milieu artistique, qui complait quelques artistes seulement au début du siècle, en compte sans doute plusieurs centaines à l'heure actuelle, entre professionnels et amateurs. De son côté, le public des arts plastiques, qui se limitait à certains «milieux éclairés», s'est constamment élargi au cours des trente dernières années pour inclure des couches de plus en plus larges de la population, appartenant à toutes les classes sociales. Ce phénomène impressionnant a accompagné l'urbanisation, le développement de l'enseignement secondaire et supérieur, l'apparition d'une classe moyenne relativement prospère, soucieuse de décorum mais aussi, dans une certaine mesure, de culture, la création de galeries d'art pour répondre à la demande de ce public en expansion, la promotion infatigable par la presse quotidienne et hebdomadaire des artistes, même en herbe, et bien d'autres facteurs qu'il serait trop long de citer par le menu.

Qu'une maison de photogravure décide d'éditer un agenda consacré à l'art Libanais pour fêter son 25ème anniversaire est un indice supplémentaire de la vigueur de ce courant, en dépit de la guerre et de ses ravages: destruction des ateliers d'artistes importants, pillage de maintes collections privées, mise à sac de la plupart des galeries d’art. Ce genre d'initiative est d'autant plus précieux qu'il contribue à mettre entre les mains du public un recueil de reproductions d'œuvres qu'il est difficile de voir rassemblée, justement à cause de l'inexistence d'un Musée.

Il est évident qu'en l'occurrence il était impossible de procéder à une sélection rigoureuse et complète, voire simplement représentative, ce qui n'était du reste pas le but de l'entreprise dont l'ambition se limite à effectuer un sondage symptomatique dans la production d'un nombre restreint de peintres et de sculpteurs. C'est dire qu'il n'est nullement question ici de jugements de valeur concernant les œuvres ou leurs auteurs. Beaucoup de ceux qui n'y figurent pas comptent parmi les plus doués des peintres et sculpteurs libanais. Le hasard, la disponibilité des œuvres et des personnes, la possibilité des communications ont joué leur rôle dans le résultat : c’est dans cet esprit informel et sans parti pris qu'il qu’il convient de l'envisager, dans l'espoir que d'autres initiatives, dont certaines sont en train, viendront combler les lacunes.

La vivacité des arts plastiques au Liban est d'autant plus remarquable qu’ils ont réussi à surmonter, voire à intégrer, l'épreuve de la guerre, alors que le théâtre, par contre qui avait, tout comme eux, pris son essor au cours des années soixante et au début des années soixante dix, a été stoppé net dans son élan en tant que mouvement d'ensemble, à l'exception de rares tentatives de revivification.

Sans doute, le fait qu'il n'y ait jamais eu, sauf d'une manière très lâche, de «groupes» ou de «mouvements» picturaux au Liban, et ce à cause de l'individualisme parfois forcené des artistes, individualisme tenant à la nature même de la société libanaise, a-t-il aidé ceux-ci à s'adapter relativement vite aux nouvelles données du milieu, alors que la théâtre s'est trouvé handicapé par cela même qui avait contribué à sa croissance rapide, à savoir le regroupement par tendances eshtético-politiques.

Cette adaptation est accompagné d'un bouleversement de la structure et de la composition du public d'amateurs, de connaisseurs et de collectionneurs qui avait commencé à prendre forme et consistance au cours de la première moitié de la décennie écoulée. En démantelant le système des galeries d'art et des salles d'exposition, en imposant une décentralisation improvisée aux nouvelles, la guerre a contribué à fractionner et à disperser ce public en gestation, relativement tolérant et bien informé des choses de l'art de par la fréquence vertigineuse des expositions, surtout au cours des deux dernières années précédant la guerre : c'est ainsi qu'en 1973 et en 1974, on a pu enregistrer annuellement plus de 400 expositions artistiques de tout a acabit.

Cette restructuration forcée est doublée de l’apparition d’un nouveau public à caractère régional et ou communautaire marqué, et de l'entrée en scène d'une nouvelle classe d'enrichis aux goûts artistiques extrêmement frustes. De même, l'intérêt des jeunes, élèves des terminales et universitaires, semble avoir été stimulé par le courant de la peinture «critique» à thèmes sociopolitiques.

L'inculture artistique de cette nouvelle «clientèle» son incompréhension et son intolérance, soit spontanée, soit idéologique, envers toute peinture non immédiatement et sommairement déchiffrable, ont fortement contribué à infléchir le travail d'un grand nombre d'artistes qui ont, soudainement, retrouvé les chemins oubliés de la nature ainsi que l'approche et même la manière de leurs aînés des années trente et quarante, dont la «cote» s'est mise à monter abruptement, alors qu'ils étaient quasiment délaissés avant-guerre. Ce phénomène est accentué par une sorte de nostalgie généralisée du public, même chez les amateurs avertis, pour tout ce qui touche ou qui rappelle le Liban d'antan, celui des «jours heureux».

L'effet global en est de rendre plus difficile la situation des peintres créateurs dont beaucoup ont préféré s'expatrier provisoirement ou définitivement pour pouvoir poursuivre leur travail loin d'un climat devenu défavorable, sauf ceux dont la réputation déjà solidement établie leur permet de résister à cet entraînement généralisé, tout en cédant, dans certains cas, à d'autres types d'incitations. Nombreux, cependant, sont ceux qui ont continué à œuvrer sur place, en se repliant souvent sur eux-mêmes, dans l'espoir qu'il s'agisse seulement d'une mauvaise passe à traverser.

L'effet artistique est évidemment une baisse de la créativité, de l'esprit d'indépendance, de recherche et d'expérimentation qui a tant fait pour donner à la peinture libanaise des 30 dernières années sa physionomie spécifique. Cependant, on peut risquer l'espoir que ce nouveau public finira par apprécier à la longue, autre chose que les mauvaises aquarelles dont il raffole pour le moment.

A part le retour à la nature, la tendance «critique» sociopolitique semble s'imposer vigoureusement à l'attention de bon nombre de jeunes peintres. Cependant, le public de cette peinture, nombreux mais en général jeune et désargenté, est incapable de la soutenir financièrement, ce qui en rend la survie assez précaire. Certains de ses promoteurs ont au demeurant déjà pris à leur tour le chemin du retour à la nature. A part quelques exceptions d'artistes chevronnés, les expériences dans ce domaine ne sont guère concluantes, le niveau technique et artistique des oeuvres exposées laissant aussi fortement à désirer que dans le cas des «nouveaux aquarellistes». Mais ainsi, un public, qui ne serait pas venu autrement à la peinture est atteint, dont une fraction au moins finira, probablement, elle aussi, par diversifier, enrichir et approfondir ses goûts.

Ainsi si la guerre, qualitativement parlant, a eu un effet négatif sur le public dans l’immédiat, par contre, quantitativement, elle semble l'avoir étoffé surtout en élargissant sa base. Or, dans une large mesure, l'indépendance créatrice de l'artiste dépend du public qui, en acquérant ses oeuvres lui permet de se consacrer entièrement à son travail, sans exercer d'activité lucrative annexe: il est rare qu'un artiste accablé soucis matériels puisse donner toute la mesure de ses capacités.

Aujourd'hui, cette indépendance créatrice, pour beaucoup d'artistes de premier plan qui ne sont pas au goût du jour, semble, au moins provisoirement, menacée, alors que des tâcherons font florès. D'où à moyen terme, le danger d'une dégradation du niveau général de la peinture libanaise faite au Liban (par opposition à celle produite à l'étranger dont la qualité n'est guère ou peu affectée), à mois que l'évolution souhaitée du public ne se produise plus rapidement que prévu, En l'absence d'un Musée une publication comme celle-ci, même incomplète, peut y contribuer, à sa modeste manière.

Joseph Tarrab