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Les Chrétiens dans l’Islam des premiers temps 

Les Peuples insoumis – Extrait – Les Chrétiens dans l’Islam des premiers temps – Mahomet Prophète Arabe et Fondateur d’Etat – Edmond Rabbath

« O vous qui croyez! Obéissez à Allah, obéissez à l'Envoyé et n'agissez point de telle sorte que vos actions soient mises à néant.
Ceux qui sont restés mécréants (kafarou) et se ont opposés au combat pour la cause d'Allah (fi sabil allah) sont morts et ce sont des mécréants (kuffar).
Ne faiblissez point et n'offrez jamais la paix tant que vous êtes les plus forts: Allah est avec vous et ne vous laissera point frustrés (du fruit) de vos œuvres » (S.XLVII, 33, 34, 35).

« Quelle est la meilleure sorte d'Islam? - Le meilleur Islam consiste à nourrir ceux qui ont faim, à répandre la paix parmi les connus et les inconnus. »

Hadith du Prophète

Du commandement divin de combattre les idolâtres jusqu'à conversion et, les Ahl al-Kitab, jusqu'à capitulation, soumission et paiement de la capitation, se détache le principe de base, qui doit régir les rapports de l'Islam avec les peuples insoumis. Si, en cas de résistance, la solution finale, appliquée aux païens, est la mise à mort, pour les seconds qui se rendent, le procédé technique au moyen duquel ils se placent sous la souveraineté musulmane est le traité. C'est autour de l'idée de reddition et de sa concrétisation par le traité que le droit des Gens, propre à l'Islam, s'est développé. Il eut pour point de départ de djihad contre les kuffar, dont les normes, énoncées par le Coran et la Sunna, forment le droit de la guerre, - le droit de la paix en ayant dès lors émané en tant que branche naturelle.

Les Kuffar

Le djihad a toujours pour objet de réduire à merci les kuffar, mécréants ou impies, obstinés à demeurer dans leurs errements; il s'est prolongé, durant toute la période médinoise, depuis le jour où le Prophète s'est saisi du pouvoir, contre les polythéistes de La Mecque, ainsi que sur tous les autres champs de bataille d'Arabie. La tentative avait été esquissée, en l'an 8, à Mou'ta et à Tabouk, de porter la guerre au-delà des frontières - si tant est qu'il eut alors conçu l'Islam au plan de l'univers.

Mais qui étaient à ses yeux les kuffar qu'il fallait réduire à tout prix? Le mot (kuffar, pluriel de kafir) avait pris, au début, une acception religieuse, visant celui « qui garde le silence sur les bienfaits d'Allah », qui se montre « ingrat envers Allah. » (S.XVI, 55, XXX, 34 et S.XVI, 84). Plus tard, la signification s'en étend, « sans doute sous l'influence du syriaque et de l'araméen. », d'après Bjorkmann, pour englober tous ceux qui s'obstinent à repousser la mission de l'Envoyé, à refuser de croire à la vérité de l'Islam. Cette généralisation est apparue, toujours suivant le même auteur, pour la première fois, dans la sourate LXXIV, 12, qui est pourtant mecquoise et se borne à prédire aux kafirine (autre forme du pluriel du même mot) « un jour nullement aisé ». A cette première phase de la lutte, le Prophète ne pouvait assimiler aux idolâtres les Détenteurs de l'Ecriture dont il escomptait le ralliement prochain. Aussi, parait-il plus indiqué de localiser l'extension du terme à Médine même où, peu de temps après son arrivée, le Prophete s'est heurté à l'hostilité des Juifs et, ultérieurement, à la résistance des chrétiens de Nadjrane, irrémédiablement décidés à ne point abandonner le dogme de la Trinité. Le terme s'est appliqué depuis aux « infidèles » sans distinction et, partant, aux Ahl al-Kitab. Les hadith l'ont d'ailleurs employé en son sens le plus compréhensif. En fait comme en droit, le djihad eut pour objet de soumettre tous les peuples infidèles. Et c'est bien sous ce plus large rapport qu'il servira de cause juridique au lancement des guerres de conquête. Depuis, aux yeux du croyant, tout non-musulman est devenu un mécréant, un kafir. Le terme se charge d'un potentiel explosif, lorsqu'il s'agit des étrangers. Les kuffar par excellence. Encore aujourd'hui, dans un moment de colère, l'insulte en échappe parfois de la bouche d'un homme du peuple à l'encontre d'un Juif où d'un chrétien. Survivance des temps jadis où les peuples, pour peu que leurs différences ethniques ou religieuses fussent par trop accentuées se traitaient, mutuellement d'ennemis en puissance.

La comparaison vient tout naturellement à l'esprit avec l'état d'âme - dont les intégristes du judaïsme contemporain ne paraissent guère s'être départis - que les Israelites de la Bible nourrissaient à l'endroit du « gentil, en hébreu goy, pour designer quelqu'un qui fait partie des ''nations'', goyim, par opposition au peuple choisi, 'am. C'est le terme qui a été traduit par ethnos, peuple, et ''gent, gentil'', dans le grec et le latin pour différencier les païens des Juifs ».

Mais les goyim étaient, chez les Juifs de l'antiquité, voués à l'anéantissement. « Selon presque tous les prophètes du temps, écrit. A. Lods, non seulement les peuples injustes ou ayant fait quelque tort à Israël, mais toutes les nations, par le seul fait qu'elles ne sont pas Israël, doivent être soumises à un jugement, c'est-à-dire a un épouvantable massacre ». Déjà, à l'aube de l'histoire, Moise ordonne aux Israelites, à la suite d'une victoire sur les Madianites, de ne point se borner au massacre des hommes, mais de tuer « tout male parmi les petits enfants, et toute femme qui a connu un homme par cohabitation maritale. Mais toutes les petites filles qui n'ont pas connu de cohabitation maritale, laissez-les pour vous » (Nombres, XXXI), 17-19, trad. Dhorme). Et le même livre saint de noter que « la prise, ce qui restait du butin qu'avaient pillé les gens de l'armée, comprenait: petit bétail, gros bétail…, personnes humaines d'entre les femmes qui n'avaient pas connu la cohabitation maritale, en tout trente-deux mille personnes », qui furent partagés entre les Fils d'Israël (ibid., 32-35).

Il est incontestable que le progrès est immense, que réalise la conception coranique. Certes, aux idolâtres le choix est imposé entre la mort et la conversion; mais les Gens du Livre n'en bénéficient pas moins du double privilège de la survie et de la liberté religieuse, avec la perspective, en embrassant la foi du vainqueur, de faire une entrée applaudie dans sa Umma - alors qu'au seuil du « peuple élu », les goyim, assujettis, se trouvaient indéfiniment maintenus dans l'état de servitude dont certains Livres de l' l'Ancien Testament fournissent des peintures effroyables.

La Théorie du Djihad

Son apparition comme institution a suivi une marche parallèle aux luttes du Prophète avec les Koraïchites païens. Sans doute, déjà à La Mecque, un verset y avait fait allusion. Mais c'est à Médine toutefois que les commandements se sont succédé et ont acquis leur valeur d'éléments constitutifs de la théorie du djihad, et précisément lorsque la guerre se fut allumée entre les deux camps. Aussi, les aya qui y sont relatives ne se rapportent-elles nullement aux Juifs ni aux chrétiens, dont le sort fut réglé par des prescriptions d'une nature différente. L'on en peut observer l'évolution en fonction de la virulence croissante qui gagnait les esprits. La première aya qui intervient est, selon at-Tabari, celle-ci:

« Combattez pour la cause d'Allah ceux qui vous combattent, et ne commettez pas d'agression, (car) Allah n'aime point les agresseurs » (S. II, 190).

Une autre aya, vraisemblablement contemporaine, formule la règle:

« Le combat vous est imposé, quoiqu'il soit objet d'aversion pour vous… » (S. II, 216).

Dans le même esprit est encore édictée l'aya suivante:

« Allah aime ceux qui combattent pour Sa cause, en rang serré, comme un édifice serti de plomb » (S.LXI, 4).

L'ordre survient peu après, bien plus sévère, à l’ egard des kuffar de la Mecque, car il ne s'agit toujours que d'eux-mêmes:

« Tuez-les là ou vous les trouvez et expulsez-les d’où ils vous ont expulsés. La subversion (fitna) est pire que la mise à mort; ne les tuez pas auprès de la Mosquée sacrée jusqu'à ce qu'ils vous y combattent; et s'ils vous combattent, tuez-les: cela est la peine des infidèles » (ibid., 191).

Les ennemis à combattre, ce sont donc les Mecquois, qui ont contraint les croyants à fuir leur partie. Et, cependant, la guerre doit cesser aussitôt qu’ils arrêtent le combat :

« S’ils s’arrêtent, (vous en ferez autant) car Allah est absoluteur et miséricordieux » (ibid., 192)

Sinon:

« Combattez-les jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de subversion (fitna) et que la religion soit à Allah; s'ils s'arrêtent, plus d'agression que contre les oppresseurs » (ibid., 193).

Suit plus tard la vive recommandation aux croyants de ne pas prendre la fuite devant les ennemis:

« O vous qui croyez, si vous rencontrez ceux qui sont infidèles en marche contre vous, ne leur tournez pas le dos. Et quiconque leur tourne le dos, sauf s'il se détache pour un autre combat ou pour rejoindre un autre corps, encourra la colère d'Allah et son refuge sera la Gehenne. Détestable devenir » (S. II, 15-16).

Tous ces versets apparaissent avant ou après la bataille de Badr. A la veille de la rencontre d'Ohod, alors que les hésitations et les divergences sur la tactique battaient leur plein, le ton est aussi impératif et toujours conditionnel:

« …Et combattez-les jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de subversion et que tout le din appartienne à Allah; s'ils s'arrêtent, Allah de ce qu'ils font est clairvoyant. Et s'ils fuient sachez qu'Allah est votre Maitre. Quel excellent Maitre! Et quel excellent auxiliaire » (S. VIII, 39-40).

Incités à mobiliser toutes leurs forces disponibles, les croyants sont encore une fois requis de cesser le combat, si les ennemis en prennent eux-mêmes l'initiative (ibid., 61-62).

C'est alors, semble-t-il, que l'appel au djihad est élevé au niveau de l'obligation religieuse. Mettant les fideles en garde, leur demandant de rester sur le qui-vive (S. IV, 70), la Révélation leur ordonne d'aller en guerre:

« Que combattent pour la cause d'Allah ceux qui sacrifient la vie terrestre pour l'au-delà; et celui qui combat pour la cause d'Allah et qui meurt ou qu'il est vainqueur, Nous lui accorderons une rétribution immense…
Ceux qui croient, combattent pour la cause d'Allah, et ceux qui sont infidèles combattent pour la cause du Taghout (Satan): Combattez donc les suppôts de Chaitan (Satan): la perfidie de Chaitan est certainement faible… » (S. IV, 73 et 75), etc.

Eu égard aux vertus du djihad, une hiérarchie est établie en faveur des croyants qui y accourent:

« Ne sont pas au même niveau ceux qui, parmi les croyants, s'abstiennent (de combattre), sauf ceux qui sont atteints d'une infirmité, et les moudjahidoun (combattants) pour la cause d'Allah, avec leurs biens et leurs vies, Allah donnant la préférence aux moudjahidoun avec leurs biens et leurs vies, d'un degré plus haut que les abstenant. A tous, Allah a promis ce qu'il y a de meilleur et il a préféré les combattants aux abstinents, avec une rétribution immense, plusieurs degrés par rapport à Lui, avec pardon et miséricorde. Et Allah est absoluteur et miséricordieux » (ibid)., 94-95).

Une aya postérieure a explicité ensuite l'infirmité qui dispense du devoir de combattre: ce sont l'aveugle, le boiteux et le malade (S. XL VIII, 17). La règle qui impose le djihad est donc absolue, inconditionnelle et générale. Sa violation rend invalide la qualité de croyant:

«Les croyants ne sont que ceux qui croient en Allah et en son Envoyé, puis qui n'ont point été pris de doute et ont combattu avec leurs biens et de leurs personnes pour la cause d'Allah. Ceux-là sont les sincères » (S.XLIX, 15).

Jusqu'au jour où, finalement, explose, dans la sourate Bara'a, avant-dernière des sourates, l'appel a la mobilisation générale:

« O vous qui croyez! Qu'avez-vous quand il vous est crié: 'Lancez-vous en campagne pour la cause d'Allah'', de rester rivés au sol? Vous contentez-vous de la vie terrestre, de préférence à l'au-delà? La jouissance de la vie terrestre est peu de chose dans l'au-delà.
Si vous ne vous lancez pas en campagne, Allah vous infligera un tourment cruel et vous substituera un autre peuple que vous, et, vous ne Lui causerez nul dommage. Allah en toute chose est omnipotent » (S.IX, 39-40).

Comme dans les guerres de religion, la récompense promise au combattant qui succombe est la palme du martyre. Mais la foi que la Révélation mohammadienne sait insuffler à ses disciples est d'une qualité incomparable. Elle allumera un feu inextinguible, qui soulèvera peu de temps après les tribus arabes en vagues puissantes, à l'assaut des contrées périphériques, pour y trouver une mort héroïque – ou le riche butin au profit de ceux auxquels Allah aura prêté vie. Les aya sont nombreuses, qui assurent à ceux qui tombent l'entrée dans un Paradis, fait de jardins bucoliques, riants de verdure, « sous lesquels coulent les rivières ». Quelle vision plus séduisante pour le bédouin calciné par le soleil, la froidure et les vents, errant sans répit dans les espaces immenses des déserts sans fin?

Cette guerre, menée avec les seules armes de l'époque, l'arc, la lance et le sabre, à pied ou à cheval, le dromadaire ne servant qu'aux transports à longue distance, est soumise aux règles d'une éthique, héritées des mœurs de la Djahiliyya. Les recueils de hadith contiennent de longs chapitres sur le djihad et les ghazawate, sur leurs vertus religieuses, leurs effets régénérateurs pour les âmes, sur les manières de combattre et d'affronter l'ennemi. La règle essentielle consiste surtout à lui adresser une sommation préalable, l'invitant à se convertir ou à s'apprêter au combat. C'est la vieille coutume, qui régnait déjà chez les Israelites, d'offrir la paix, une paix conditionnelle, bien sur, à l'ennemi, avant d'ouvrir les hostilités (Deutéronome, XX, 10). Pour l'idolâtre, c'est la mort en cas de défaite, à moins que, réduit en captivité, il consente à embrasser l'Islam pour échapper à l'exécution, tandis qu'aux tenants d'un Livre, l'alternative est laissée entre la capitulation et la capitation, ou le combat jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Ainsi, les aya alternent avec les autres aya pour magnifier le djihad aux regards des fidèles, incités à y participer. L'une d'elles résonne de l'instinct des affaires profitables, toujours en éveil chez l'Arabe sédentaire, et même nomade. Elle orne le frontispice des hadiths relatifs à la guerre sainte:

« O ceux qui croient, vous indiquerai-je un acte de commerce qui vous sauve d'un tourment cruel? C'est de croire en Allah et en son Envoyé, de faire le djihad pour la cause d'Allah, avec vos biens et vos vies. Cela est meilleur pour vous, si vous le savez; il vous pardonnera vos péchés et vous fera entrer dans des paradis sous lesquels coulent les rivières, ou (se trouvent) des demeures heureuses dans les paradis de l'Eden. Cela est le succès suprême » (S. LXI, 10-11).

Et cette autre aya, qui a pour effet de répandre le baume d'une douceur ineffable, d'une pieuse résignation dans les cœurs endeuillés par la mort d'un proche, d'un ami, d'un combattant sur le champ de bataille, ou par celle d'un simple musulman victime du devoir, aya souvent reprise aujourd'hui à l'occasion des luttes nationales:

« Ne croyez surtout pas que ceux qui sont tués pour la cause d'Allah (fi sabil al- Lah) sont des morts: ils sont plutôt des vivants, et comblés auprès de leur Seigneur, emplis d'allégresse à cause des bienfaits dont Allah les gratifie, espérant l'arrivée après eux de ceux qui ne les ont pas encore rejoints, et que nulle crainte ou tristesse ne doit toucher » (S. III, 169-170).

Une foule de hadith sont intervenus à l'appui de cette glorification, dont le moins connu en Occident n'est certes pas celui (authentifié dans les recueils de Bokhari, ch. Djihad et de Muslim, ch. Imara), qui proclame que « le Paradis est à l'ombre des épées ».

Il faut bien reconnaître, en fin de compte, que le djihad a constitué, des le temps du Prophète, un rouage central dans la dynamique de l'Islam. Mahomet se devait, contraint par le besoin vital d'assurer le triomphe de sa doctrine, de ne jamais cesser de combattre, les armes à la main: Salus populi suprema lex esto! Sans doute, l'on trouve ça et là maints hadith qui prônent la paix. Mais outre que leur autorité, à supposer que leur authenticité ne soit guère sujette à caution, ne saurait prévaloir sur des préceptes coraniques, formellement articulés, la paix qu'ils chérissent présuppose qu'elle s'intègre dan la Pax islamica. Avant de se transmuer, d'après les idées en cours aujourd'hui dans les milieux modernistes, en une lutte menée au plan de la propagande morale et religieuse, le djihad était synonyme de guerre, et de guerre offensive. Rien ne le montre mieux que cette aya, qui recommande aux croyants de ne point desserrer leur étreinte sur l'ennemi, aussi longtemps que l'avantage restera dans leur champ:

« …Ne faiblissez point et n'offrez jamais la paix tant que vous êtes les plus forts: Allah est avec vous et ne vous laissera point frustrés (du fruit) de vos œuvres » (S. XL VII, 35).

Du Djihad, et à la lumière des aya qui le dictent et des hadith qui en réactivent le devoir, les juristes feront plus tard un fard kifaya, une obligation collective, pesant sur la Umma. Ce qu'il importe seulement de retenir de cette vue rapide, dirigée sur les sources coraniques du djihad, c'est qu'elles ont toutes été révélés à propos de la guerre avec les idolâtres. Il est vrai que le verset relatif aux Gens du Livre contient aussi le commandement de les combattre jusqu'à reddition. Mais c'est un texte dont la motivation est nettement différente de celle qui a occasionné le djihad, en sa forme primitive, de guerre implacable contre des impies opiniâtres. Aussi, au cours du combat ordonné contre les Juifs et, surtout, contre les chrétiens et les mazdéens des pays qui seront envahis, servira-t-il d'arme politique de persuasion, dont l'efficacité ne sera pas moindre que l'agressivité irrésistible des Arabes.

Captifs et Butin

Il en est de même de ces deux stimulants des guerres d'autrefois. Leurs objectifs vont de pair dans le djihad avec la cause religieuse qui en fonde la légitimité. Le traitement des prisonniers (usara', pluriel de asir) y a en effet subi une courbe également ascendante. A La Mecque, l'accent est mis sur le devoir de compassion envers eux. Les « purs », les vrais, « adorateurs d'Allah » sont ceux qui « donnent à manger, pour l'amour du Seigneur, au pauvre, à l'orphelin, au captif » (S. LXXVI, 8). A Médine, où la guerre a éclaté avec les polythéistes, l'ordre est tout à coup édicté de ne leur faire nul quartier. C'était pourtant après la victoire de Badr. Mais la veille, la frayeur avait été grande; l'aya en ressent le contrecoup:

« Il n'est d'aucun Prophète de faire des prisonniers avant que de tuer (les infidèles) sur la terre… » (S.VIII, 67).

Cependant, le sens politique et le fonds humain reprenant le dessus, Mahomet n'en assura pas moins aux prisonniers qoreichites un traitement bienveillant; il accepta peu après de les libérer contre rançon. Et c'est de la sorte que le précédent devint la règle qu'une aya a consacrée:

« Si vous rencontrez ceux qui n'ont pas cru (kafarou), frappez aux nuques (tuez-les) et si vous les abattez (à terre), serrez les liens; et ensuite, ou bien la grâce (de la libération), ou bien (libération contre) rançon - jusqu'à ce que la guerre ait déposé ses charges… » (S.XL VII, 4).

Et cela, nonobstant l'ordre qui survient, à la fin, de pourchasser, d'anéantir les derniers noyaux d'infidèles:

« Quand les mois sacrés auront expiré, tuez les kuffar, là ou vous les trouvez! Saisissez-les! Assiégez-les! Dressez-leur des embuscades! S'ils renoncent à leur erreur, s'ils font la prière et acquittent la zakat, laissez-leur le champ libre! Allah est absoluteur et miséricordieux » (S. IX, 5).

La formation de la règle relative au butin a suivi un rythme moins saccadé. Et pour la même cause que la guerre et ses prisonniers, elle ne pouvait qu'être concomitante à la vie belliqueuse menée à Médine. En un temps ou le guerrier ne recevait pas de solde et se payait sur le butin à prendre, il était d'une nécessité évidente d'en réglementer l'exercice et d'en fixer les limites. La première aya, vraisemblablement révélée à l'occasion des biens saisis sur le champ de bataille de Badr, parait pour le moins irréaliste:

« Ils (les croyants) t'interrogent (Prophète!) sur le butin (fay'). Réponds: Le butin est à Allah et à l'Envoyé. Soyez pieux envers Allah! Etablissez la concorde entre vous! Obéissez a Allah et à Son Envoyé, si vous êtes des croyants! » (S. VIII, 1).

Il n'était donc pas question à ce moment de procéder à un partage régulier, égal, du butin, mais d'en laisser plutôt le soin discrétionnaire au Chef. Au seuil du combat d’Ohod toutefois, dont on espérait le succès, la règle définitive est formulée en vue de sauvegarder, une fois pour toutes, les droits de la Umma:

« Sachez que ce que vous prenez en butin, c'est à Allah qu'appartient le Quint, ainsi qu'à l'Envoyé, aux proches par la parenté, aux malheureux, au mendiant (ibn al-sabil)… » (S. VIII, 42).

C'est, en somme, la partie du butin que l'Etat doit percevoir pour couvrir les besoins des êtres dont il a la charge. Le fait remarquable est que, dans leur nombre, figurent aussi, selon les commentateurs, les Gens du Livre, pour peu qu'ils soient dans la détresse. Le reste, après ce prélèvement, est, bien entendu, reparti, par parts égales, entre ceux qui ont pris une part effective au combat.

Tout comme les aya relatives au djihad et aux prisonniers, les prescriptions concernant le partage du butin interviennent à propos de la guerre avec les idolâtres de La Mecque. Mais une situation nouvelle se produisit lorsque Mahomet se vit contraint de se tourner contre les Juifs. Le problème se posait dans le climat des mœurs locales, du fait qu'il s'agissait cette fois de soumettre les B. Qainouqa et, plus tard, d'expulser les B. Nadir et même, peu après, de mettre à mort les B. Qoraayza, alors qu'ils appartiennent à la classe des Gens du Livre. D'un autre coté, les Mohadjiroun, démunis de ressources et demeurés jusque-là à la charge des Ansar, attendaient l'occasion de se pourvoir de moyens autonomes de vivre. L'on sait que les B. Nadir se rendirent, après avoir subi un siège épuisant. Des aya viennent alors à point pour affirmer que cette victoire n'était due qu'à l'intervention d'Allah en faveur de son Envoyé:
« Ce qu'Allah a octroyé comme butin à son Envoyé, sur (ces Gens du Livre), vous n'avez fourni pour le prendre ni chevaux ni montures. Mais Allah donne pouvoir à ses Envoyés sur ce qu'il veut; et Allah est sur toute chose omnipotent.
Ce qu'Allah a octroyé à son Envoyé comme butin sur le peuple des cités (Ahl al-Qora) revient à l'Envoyé, aux proches, aux orphelins, aux malheureux et au mendiant, afin que cela ne soit point détenu par les riches d'entre vous. Et ce que l'Envoyé vous donne, prenez-le; et ce qu'il vous interdit de prendre, abstenez-vous en. Craignez Allah, car Allah est sévère dans le châtiment » (S.LIX, 6-7).

Ainsi, la règle est modifiée, en la circonstance, pour attribuer tout le butin à la Umma. Mais c'est pour arriver au résultat envisagé:

« Aux pauvres, parmi les Mohadjiroun, qui ont été expulsés de leurs demeures (natales) et (ont été) spoliés de leurs demeures (natales) et (ont été) spolies de leurs biens, recherchant une grâce d'Allah et Sa satisfaction, luttant pour Allah et son Envoyé: ceux-là sont les véridiques » (ibid., 8).

Et, pour apaiser les sentiments bien naturels d'envie ou de convoitise suscités par cette soudaine exclusivité en faveur des Emigrés, aux dépens des Médinois, la aya descend:

« Ceux qui sont (déjà) avant eux, en possession des lieux et de la foi, aiment ceux qui ont émigré vers eux et ne trouvent guère de besoin en leurs cœurs de ce qui a été donné à ces Emigrés et qu'ils préfèrent à eux-mêmes, même s'ils sont dans le besoin ou l'indigence. Et qui se prévient de la ladrerie en son âme, ceux-là sont les gagnants » (ibid., 9).

Ce fut aussi la politique que suivit le Prophète, à la suite de l'extermination des B. Qorayza et de la capitulation de Khaybar, de Fadak et des autres localités juives. Les traditions lui ont apporté soutien et confirmation. Mais cette dérogation à la règle générale resta confinée au cas des Juifs d'Arabie. Durant les futures invasions, la prescription coranique ne trouva d'ailleurs d'application que dans les cas d'occupation de villes ou de territoires, effectuée par la force des armes ('anwatan); elle s'avéra d'ailleurs rapidement irréalisable, lorsque le butin a commencé à consister en des domaines agricoles. Il n'en apparaît pas moins, et c'est le fait qu'il importe de souligner, que tant pour le butin que pour la guerre sainte et les prisonniers, la Révélation ne s'est mise en mouvement que pour édicter des mesures essentiellement répressives et, à ce titre, contingentes à l'encontre des polythéistes.

Djihad, usara'et fay', ce sont les trois composantes organiques du droit de la guerre, tel que les juristes en édifieront ultérieurement la doctrine. Son objectif final restera celui-là même que Mahomet avait fixé, et qui doit conséquemment tendre à la soumission pure et simple des peuples par la conversion ou la sujétion. Dans les deux situations le résultat sera identique; il se traduira en fait et en droit par une sorte de debellatio, génératrice de la mise à néant de l'entité politique, propre aux collectivités ainsi attraites sous la domination de l'Islam.

La Diplomatie Mohammadienne

A s'en tenir à la lettre des sourates, et pour autant qu'elles répercutent l'écho des luttes soutenues par le Messager et qu'elles commandent le djihad, qui en a été la résultante, l'on serait tenté de conclure que c'est bien seulement par la violence armée qu'est parvenu à subjuguer l'Arabie. Les conquêtes futures, que ses successeurs vont entreprendre sous l'impulsion de faits radicalement différents, apparaitraient dès lors comme la suite nécessaire de la Révélation coranique. L'Europe chrétienne restera en effet, pendant des siècles, hantée par l'image d'un Islam agressif, se répandant en marées sur les continents, par la force de l'épée et de la lance. Pareille vision se dissipe, cependant, en ce qui concerne le Prophète à tout le moins, pour peu que l'attention se déplace vers les activités diplomatiques qu'il a déployées en Arabie comme à l'étranger. Les traces écrites en portent le vivant témoignage. Diplomatie alternée, menée par la parole ou l'écrit, tout fut mis en œuvre pour convaincre, séduire, faciliter de la sorte la propagation de l'Islam et, par voie de conséquence, l'acceptation religieuse de son pouvoir, personnifié par Mahomet: Aussi, la guerre ne représentera-t-elle, en un tel contexte, qu'un moyen second, subsidiaire, destiné seulement à suppléer à l'insuccès de la négociation. Rarement l'histoire aura-t-elle offert un exemple illustrant avec plus de relief le fait que, selon Clausewitz, « guerre est un instrument de la politique », portant « nécessairement la marque de cette politique » et qu'elle doit tout mesurer à l'aune de la politique. La conduite de la guerre est donc dans ses grandes lignes la politique elle-même, qui saisit l'épée au lieu de la plume, sans cesser pour cela de penser d'après ses propres lois ».

Et de fait, Mahomet ne faisait la guerre que lorsque la persuasion achoppait. Déjà, à La Mecque, sa prédication, hérissée de reproches acerbes et de menaces enflammée, savait, au besoin, tenir le langage que les marchands comprenaient, en faisant miroiter à leurs regards avides les biens de ce monde. Les discours tenus par les émigrés au Négus d'Abyssinie sont un chef-d'œuvre de diplomatie sentimentale, selon le style de l'époque, s'adaptant à un milieu tout imprégné des croyances, encore élémentaires, du christianisme primitif. Et même avant de s'engager dans la grande aventure qu'allait être l'Hégire, il se prête volontiers à trois reprises à des négociations menées dans le pur style arabe, et qui ont abouti à la conclusion de son alliance avec Yathreb.

A Médine et, dans les premiers mois, c'est bien à la suite de pourparlers serrés et subtils avec les tribus rivales des Aws et des Khazradj, auxquelles les Mohadjiroun sont venus plaquer leur couche onéreuse et exogène, ainsi qu'avec les clans juifs, maniant à merveille les arguments tirés de leurs Ecritures que la Constitution de l'an 1er a pu sortir. Et c'est encore avec les Juifs demeurés irréductibles, alors que les Arabes formaient déjà un bloc solidifié par le feu de l'Islam, que le Prophète est amené à dépenser toute son ingéniosité discursive dans le raisonnement et l'action, jusqu'au moment ou il dut se résoudre à leur livrer le dernier combat.

La stratégie qu'il met en œuvre pour encercler la Mecque ne relève pas que de l'art de la guerre. Il fallait un grand talent de diplomate, bien en avance sur son temps, pour parvenir à lier les tribus, tournoyant, depuis un temps immémorial, autour de Qoreich par des pactes d'alliance, et achever ainsi de disloquer la route des caravanes vers le Nord que ses razzias avaient déjà mise à rude épreuve.

La trêve d'al-Hudaibya, pour la conclusion de laquelle il avait accepté, à la surprise indignée des croyants, de souscrire à des conditions humiliantes, est une leçon exemplaire, non seulement de modération et de sacrifice, mais de dissimulation politique, en vue de réaliser le hajj en masse, qu'il put accomplir, Mecquois profondément impressionnés, la démonstration de sa puissance militaire, mais aussi et surtout de son inaltérable ascendant moral et spirituel. La prise de La Mecque et la reddition de Taif, sans effusion de sang, furent justement le fruit de savantes manœuvres, de contacts secrets, de gestes généreux, de promesses alléchantes. Rien que ce mode inédit de subornation qu'il a alors inventé et su faire admettre par ses disciples, touches au vif de leur amour-propre et de leurs intérêts, pour se « concilier les cœurs » (al-mouallafa qoulouboukom), parmi ses ennemis de la veille, aurait suffi à faire découvrir en lui l'étoffe du politique hors du commun qu'il fut.

Mais le théâtre ou se sont particulièrement signalés ses dons d'homme d'Etat, double du négociateur habile dont la manière se modelait aisément aux mentalités et aux parlers de ses interlocuteurs, ce le fut sans conteste durant l'année des Wofoud. En sa primitive demeure, ou il les hébergeait, Mahomet accueillait des députations de tribus accourues de tous les coins d'Arabie. A longueur de journée, il discutait, et parfois ergotait, leur exposant les bienfaits de l'Islam et son dogme unique de l'unicité d'Allah, que proclame le message apporté par son Envoyé. Les traits savoureux abondent dans les hadith, qui dépeignent l'esprit et les mœurs frustes des hôtes avec lesquels Mahomet s'entretenait, y faisant montre d'une connaissance précise de leurs généalogies, des problèmes qui agitaient leurs tribus lointaines. Le moment où le talent du metteur en scène s'éleva sans doute à la plus grande hauteur, ce fut bien au cours du colloque théologique qu'il soutint avec la délégation de Nadjrane, et particulièrement lorsque, a bout d'arguments, il la mit au défi de subir l'épreuve de la mubahala. Et comme s'ils s'étaient sentis pénétrer d'effluves surgis d'une nature transcendante, comme sous l'empire d'un trouble mystérieux, les chrétiens choisirent le lendemain se souscrire à ses conditions et regagner leurs foyers.

Les activités du Prophète ne se sont point cantonnées dans les débats et conciliabules, qui se déroulaient à Médine. Avec le concours d'écrivains à son service, il avait établi un service régulier de communications écrites avec les gens de l'extérieur. A la grande différence des ornements, louanges et autre fioritures, dont les écrits officiels seront surchargés sous les Omayyades et surtout au temps de leurs successeurs abbassides, le style des messages attribués à Mahomet est d'un laconisme confinant à l'obscurité, ou juste l'essentiel, axe sur la croyance en Allah et en son Envoyé, est exprimé en vue d'une conversion ou d'un ordre donné. C'est du moins l'aspect que présente ce qui en est resté, le subissant le sort réservé à tant de monuments scripturaires du passé. Quelques dizaines de textes, appartenant à la période prophétique, figurent encore dans les vieilles annales arabes.

Le professeur Muhammad Hamidullah les a groupés en un Corpus, assorti d'un appareil scientifique portant indication des sources dont ils sont extraits. La mention de leurs destinataires révèle qu'ils appartiennent à deux domaines distincts, selon qu'ils sont relatifs aux rapports de Mahomet avec des groupements arabes ou qu'ils s'adressent à des souverains ou à des gouverneurs étrangers. Les documents de la première série, que l'on pourrait qualifier d'internes, consistent en des lettres, des instructions à ses émissaires, de correspondances, au ton menaçant, avec les Koraïchites, ou d'offres d'amitié à des tribus alliées à La Mecque, des nominations de fonctionnaires, et portant énumération de leurs devoirs, des appels à l'Islam, et surtout des conventions avec des collectivités juives et chrétiennes et des chartes leur octroyant l'amane (sauvegarde), ou émises en faveur de tribus ayant embrassé l'Islam. Les destinataires sont des personnes nommément désignées, ou des tribus, ou des agglomérations aux noms génériques, tels les Juifs de Khaybar ou de Taima, ou le chef d'Aila. L'Islam en est assurément la raison motrice, dont la domination doit être établie par la conversion et le versement de la zakat ou, lorsqu'il s'agit des Ahl-al-Kitab, par leur sujétion et leur soumission a la djizya. Le professeur Hamidullah émet toutefois quelques doutes sur l'authenticité de certaines chartes concèdes aux Gens du Livre, motif pris de ce qu'elles font seulement mention des garanties accordées et non des charges, qui en constituent la contrepartie. Défauts mineurs, nullement susceptibles d'en altérer l'allure générale, qui s'inscrit dans la ligne du traité conclu avec les Nadjranites. De fait, ce texte, conservé par les chroniques, n'a jamais, en dépit de ses variantes, soulevé de contestation sérieuse; il deviendra le modèle dont les futurs conquérants feront une large application. Quoi qu'il en soit, le large éventail géographique, dont tous ces textes mentionnent les localités, depuis le Hedjaz jusqu'aux confins de la Syrie méridionale et du golfe Persique, témoigne de l'extension à l'entière Péninsule qu'avaient déjà prise aussi bien les armes du Prophète que sa diplomatie envahissante.

Les Messages aux Rois

De toute autre portée sont les lettres adressées aux trois grands souverains de l'époque, Héraclius, basileus de Byzance, Chosroes Parviz, roi des rois d'Iran, et le Négus d'Abyssinie, ainsi qu'au Moqawqas d'Alexandrie, au gouverneur persan de Bahreïn et aux princes de Hira et des Ghassanides. Aucune de ces lettres ne porte bien sur une date déterminée; celle-ci ne pourrait par suite qu'être inférée de son contexte historique. Messages qui paraissaient en effet contemporains de l'année des Wofoud, quand la puissance de Mahomet était montée au zénith - sauf cependant la lettre destinée au Négus, qui lui fut remise par Dja'far b. Abi Taleb, lors de la première Emigration, et probablement aussi la correspondance échangée avec le Moqawqas égyptien.

L'on sait que, d'une manière générale, les arabisants ont considéré que ces lettres envoyées a l'extérieur sont apocryphes et qu'elles furent imaginées par les chroniqueurs tardifs, désireux de renforcer le caractère universaliste attribué à la mission du Prophète. Leur principal argument est tiré du fait que les annales de l'époque, particulières aux peuples concernés, n'en ont guère gardé le souvenir. Une telle lacune pourrait fort bien ne procéder que du dédain ou du peu d'importance que suscitent ordinairement des missives de ce genre - écrites de surcroit en arabe, avec les caractères archaïques du temps - émanant d'un quelconque chef bédouin, à peine perceptible dans la poussière des tribus dont grouillaient les déserts. En revanche, les historiens et exégètes musulmans, anciens et modernes, pour qui l'Islam aurait fait, dès son apparition, figure de religion universelle, admettent ou affirment que les appels lancés par Mahomet aux rois et princes de l'extérieur présentent tous les traits de la vérité historique.

A cette question, autour de la quelle les positions se sont traditionnellement figées, une réponse nuancée et propre à chacun de ces documents pourrait être apportée. Au plan de l'homme, il était naturel et même fatal que Mahomet eut songé à étendre l'Islam au-delà de l'Arabie, après qu'il y fut parvenu à en assurer la solide implantation. Qu'avait-il à redouter, cédant à l'impulsion de la foi en sa mission, dont-il était sans conteste possédé, de poursuivre son action dans les pays voisins? L'on remarquera du reste qu'en aucun des textes invoqués, l'invitation à croire ne se trouve assortie de la condition d'obéir à l'Apôtre et de lui verser la zakat, suivre l'Envoyé, comme il y est demandé, ne signifiant point l'obéissance, et encore moins la soumission, mais la simple adhésion à son enseignement. Le but recherché ne pouvait donc qu'être moral et religieux. Aussi, nul écueil d'ordre psychologique n'inclinerait-il à penser que pareille tentative put être inconcevable. Si, au contraire, l'élan que possède à sa naissance toute idéologie ou croyance devait pousser le Prophète dans cette voie, le doute n'en subsisterait néanmoins qu'à l'endroit du contenu de chacun des textes en question. C'est par l'examen interne qui leur serait respectivement appliqué qu'une certitude, plus ou moins rectifiée, en pourrait resulter.

Les Lettres au Négus

Muhammad Hamidullah reproduit les trois lettres prétendues envoyées au Nadjashi, et qui doivent être les premières en date; elles présentent toutefois entre elles des différences sensibles. Dans la première, Mahomet se borne à l'appeler, non à l'Islam, dont le nom n'est même pas prononcé, mais à l'adoration du Dieu unique dont Mahomet est messager. Leur dénominateur diplomatique est celui-là même que les sourates n'ont cessé de faire retenir aux oreilles chrétiennes:

« De Mahomet, Envoyé d'Allah au Nadjashy, roi des Abyssins:
Je t'adresse les louanges d'Allah, hors duquel il n'y a point d'Allah, le Souverain, le Saint (al-Qoddous) de la Paix, le Protecteur dominant, et je témoigne que Issa (Jesus) b. Mariam (Marie) est l'esprit d'Allah et son Verbe, qu'il insuffla en Mariam la vierge, la vertueuse, la pure, qui a porté Issa, Allah l'ayant crée de son esprit et de son souffle, ainsi qu'il avait crée Adam de sa propre main et de son souffle.
« Je t'appelle vers Allah, l'unique, qui n'a point d'associé, à la fidélité, à l'obéissance à Lui, et que tu me suives et croies en ce qui m'est venu: je suis l'Envoyé d'Allah.
« Je dépêche vers toi mon cousin Dja'far, accompagné d'un petit groupe de musulmans; dès qu'il arrivera chez toi, accorde-leur l'hospitalité et laisse de côté toute recherche de puissance. Je t'appelle, ainsi que tes soldats, vers Allah; j'ai notifié et conseillé: acceptez mon conseil. Que la paix soit sur quiconque a suivi la vraie inspiration! »

Rien dans ce texte n'est dit, qui fut de nature à froisser le Négus dont on sait que le monophysisme représentait l'aile gauche du dogme trinitaire. Il a donc bien pu servir d'introduction à la première fournée de réfugiés, qui se rendirent en Abyssinie et que ce fut précisément un parent du Prophète qui l'ait remise au Négus. Aussi, n'est-il point étonnant que ce qui y est rappelé au sujet de Jésus, « Esprit de Dieu et son Verbe », ait fait verser, au Négus, des larmes abondantes.

La seconde lettre, publiée par M. Hamidullah, est presque identique à la précédente; elle a son importance, du fait que l'original en aurait été découvert par le professeur D.M. Dunlop.

La troisième lettre traduit une intention bien autrement provocante; elle prend un ton véhément pour dénoncera la croyance en la Trinite chrétienne:

« Ceci est un écrit de Muhammad le Prophète au Nadjashi El-Asham, le plus grand d'Abyssinie:
La paix soit sur quiconque a suivi la vraie inspiration et a cru en Allah et en son Envoyé, et je témoigne qu'il n'y a d'Allah que le seul Allah, n'ayant point d'associé et jamais pris compagne ni enfant et que Muhammad est son serviteur et son Envoyé.
Je t'appelle de l'appel de l'Islam: je suis l'Envoyé d'Allah, soumets-toi donc et tu seras sauf: ''O Ahl al-Kitab, venez nous convenir d'une parole commune, entre vous et nous, que nous n'adorions qu'Allah, que nous ne Lui associons personne d'autre comme maitres autre qu'Allah: s'ils s'éloignent, dites alors: soyez témoins que nous sommes musulmans.'' Et si tu refuses, sur toi retomberas le crime des chrétiens de ton peuple. »

Ce n'est plus une invite ni un appel, mais une sommation; elle est inconcevable à un moment ou Mahomet écrivait en solliciteur. Elle parait nettement le fruit d'une fabrication ultérieure, en laquelle le verset cité à été inséré pour servir de motif de persuasion - à moins qu’elle n’ait été écrite à l’époque où le Prophète était au faite de sa grandeur. Ce qui incline à adopter l'une de ces deux hypothèses est justement l'allure que présentent les trois prétendues réponses du roi d'Abyssinie.

Elles portent toutes les apparences du faux. Dans la première, le Négus qualifie Mahomet, a plusieurs reprises, d'Envoyé d'Allah; le texte attribue en outre au Négus une déclaration, lourde de sens et de conséquences: « J'atteste que tu es l'Envoyé d'Allah, véridique et cru, et je prête serment à ton cousin et à ses compagnons et entre ses mains je me soumets (je deviens musulman) au Dieu des mondes. »

Le roi s'y montre même dispose à rejoindre Mahomet si celui-ci en exprime le désir! La seconde lettre, où le Négus porte à la connaissance de Mahomet qu'il a uni celui-ci « à une femme de tes gens et de ta religion, et c'est la dame Um-Habiba, fille d'Abi-Sofian » (sic), n'est pas moins marquée par l'invraisemblance. Il en est de même d'une troisième réponse, en laquelle le Négus propose de se présenter au Prophète « en personne ». Et qu'en attendant il lui fait savoir qu'il lui délègue son propre fils « Uraiha, avec soixante hommes des habitants d'Abyssinie ». Amas d'élucubrations qui ne sauraient évidemment être prises au sérieux.

La correspondance avec l’Empereur de Byzance

A la même enseigne pourrait être logée la correspondance qui aurait été échangée avec Heraclius. Deux lettres sont citées provenant de Mahomet, qui reproduisent le verset appelant les Juifs et les chrétiens à s'unir aux musulmans dans le culte d'Allah. La différence en est que dans l'une, la menace est proférée que « si tu (lebasileus) te dérobes, le crime des paysans retombera sur toi », tandis que la seconde se fonde sur le djihad ordonné contre les Gens du Livre en vue de les acculer à la soumission et à la capitation, avec l'ordre qui lui est donné de ne pas s'interposer « entre les paysans et l'islamisme, soit qu'ils y adhérent ou qu'ils acquittent la djizya ». Il faut croire qu'après la Conquête, les Byzantins persistaient à user de leur influence en vue de détourner les masses rurales de l'obligation d'acquitter la djizya; les chroniqueurs auraient ainsi été amenés à arranger ces lettres, ou le nom d'Heraclius, contemporain du Prophète, fut précisément substitué à l'empereur régnant sur la Corne d'Or.

Mais c'est dans la réponse qu'Heraclius aurait adressée au Maître de Médine que la fantaisie parait se débrider à l’extrême:

« A Ahmad qu'annonça Jésus, de la part de César, souverain des Byzantins:
Ta lettre m'est parvenue par ton envoyé, et j'atteste que tu es l'Envoyé d'Allah. En effet, nous te retrouvons chez nous dans l'Evangile; tu nous a été annonce par Jésus, fils de Marie. Or, j'ai invité les Byzantins à croire en toi, mais ils ont refusé. Pourtant, s'ils m'avaient obéi, c'eut été un bien pour eux. J'eusse souhaité me trouver auprès de toi pour te servir et laver tes pieds. »

Cette missive se passe de commentaires; elle n'en témoigne pas moins du souci lancinant, qui avait, de son vivant, préoccupé Mahomet et, plus tard, les théologiens musulmans, à l'occasion spécialement de leurs discussions avec les clercs et moines chrétiens, d'établir à tout prix que la venue du Prophète avait déjà été annoncée par les Evangiles.

Les Lettres au Gouverneur d’Egypte

Parmi les autres lettres que Mahomet aurait adressées à des princes chrétiens, tels que les Lakhmides et les Ghassanides, les appels lancés au Muqawqas, qui n'est autre que l'évêque Cyrus d'Alexandrie, gouverneur d'Egypte, et les déclarations de ce dernier, méritent considération en raison des conséquences d'ordre affectif qu'ils ont entrainées. Deux lettres lui sont attribuées, où les mêmes thèmes sont avancés, du culte commun rendu à Allah, auquel les chrétiens sont conviés d'adhérer, sous menace de s'exposer à la guerre sainte, en vue de les subjuguer. Dans sa première réponse, l'Egyptien déclare qu'il n'ignorait guère « qu'un prophète restait encore à venir », mais qu'il pensait « qu'il viendrait de Syrie ». Aussi a-t-il tenu, déclare-t-il, à honorer les messagers de Mahomet, en ajoutant: « et t'ai envoyé deux esclaves femmes qui sont en grande estime parmi les Coptes… » Or, l'une d'elles est la Maria al-Qobtiah, qui lui a donné un fils prénommé Ibrahim, du nom du premier hanif, et fondateur de la Kaaba. Si, dans cette lettre, un fonds de vérité subsiste, faisant écho à des rapports diplomatiques intervenus entre Médine et la métropole égyptienne, l'autre réponse, prêtée au gouverneur, est le résultat d'un faux manifeste. Elle mérite aussi, rien que comme exemple de naïveté, d'être reproduite en entier:

"Au nom de Toi, o Dieu!
D'al-Muquawqas à Mohammad. Or donc ta lettre m'est parvenue et je l'ai lue et j'ai compris son contenu. Or tu dis que Dieu t'a délégué comme envoyé, t'a préféré par préférence et a fait descendre sur toi un Livre qui rend tout clair. Nous avons donc, o Mohammad, fait des recherches sur toi dans nos sciences et avons trouvé que tu étais le plus proche de ceux qui ont appelé (les hommes) vers Dieu, et le plus véridique de ceux qui ont dit la verité. Et si je n'étais pas possesseur d'un royaume immense, je serais le premier à me rendre auprès de toi, sachant que tu es le sceau des prophètes, le seigneur des envoyés et le pionnier des craignant-Dieu… »

La lettre au Roi Sassanide

A un monde non chrétien, appartiennent les documents se rapportant aux Iraniens. Une seule lettre est citée, adressée à Chosroès II, les autres ayant été le lot de ses gouverneurs de Bahreïn. A la différence des appels concernant les chrétiens, la lettre au souverain persan n'invoque guère le verset qui appelle les Gens du Livre à s'unir au culte musulman du Dieu unique, ni d'ailleurs le commandement relatif à la djizya. Elle se borne à lui demander de faire acte de foi:

« De Mohammad à Kisra, grand-chef des Persans:
Paix sur qui suit la vraie voie et croit en Dieu et en Son Envoyé, proclamant qu'il n'y a d'autre Dieu que Dieu seul, n'ayant point d'associé et Mohammad est Son Serviteur et Son Envoyé!
Or, je t'appelle de tout l'appel de l'Islam, car je suis l'Envoyé de Dieu, auprès de la totalité des humains, afin que j'avertisse quiconque est vivant et que s'accomplisse la Parole contre les mécréants. Soumets-toi donc et tu seras sauf; mais si tu refuses, alors le crime des Mages retombera sur toi. »

L'on remarquera que c'est le seul document diplomatique, ou l'assertion est formelle que la Révélation coranique vise « la totalité des humains », encore que dans les autres pièces du dossier, la même idée ait pu se situer à l'arrière-plan pour servir de motivation à un appel identique, destiné à des princes non arabes.

Il serait excessif de conclure, sur la foi du contenu de tous ces documents, enregistrés par l'historiographie et, qui ont très probablement subi des adaptations, aux goûts et sentiments de l'époque où ils ont été reproduits, à leur totale inauthenticité. Compte tenu de la créance unanime dont ils bénéficient au regard de la Tradition, l'on pourrait néanmoins penser que ce n'et pas tant leur teneur que l'impulsion, ayant donné lieu à l'envoi de ces différences messages, qui correspond le mieux à la réalité. Mahomet a bien pu, en sa toute-puissance, songer à hisser le Coran au plan de l'universel. Dans sa vision d'ancien marchand qoreichite, la terre des hommes s'ouvrait aux portes de l'Arabie. Il était dès lors plausible que ses invitations n'eussent visé que les empires voisins. Quoi qu'il en soit, le fait psychologique qui a mis en mouvement toute la diplomatie de Mahomet parait, en dernière analyse, ne découler que de sa volonté de propager l'Islam. Ayant déraciné l'idolâtrie du sol arabe, il ne lui restait plus qu'à gagner les peuples, déjà gratifiés d'une Révélation, Abyssins et Grecs, en tant que chrétiens et les Persans eux-mêmes, auxquels Zarathoustra aurait également, selon les hadith, apporté une Ecriture. Aussi, est-ce sous l'angle de l'impact exercé sur Mahomet par le concept d'un Livre divin, constituant un maillon distinct dans l'antique succession des prophètes, annonçant ou préparant sa venue, que l'Islam doit toujours être replacé. Eclairage qui permettra ainsi de saisir son lien congénital avec les monothéismes antérieurs et, par suite, de comprendre la politique extraordinairement libérale qu'il a su, sous son empire, concevoir à l'égard des Gens du Livre.

Traité et Engagement

Nulle autre religion de l'histoire n'a assigné à l'écrit une fonction plus naturellement organique que l'Islam. Des la première sourate, Gibril, l'ange porteur du message divin, avait ordonné au Prophète de proclamer ce qui est tracé dans un écrit, par le Qalam (S. XCVI, 3-5).

La Révélation est, en sa totalité, contenue dans un Livre incréé et éternel, dont Allah ne découvre les aya que par des phases historiques, bien tranchées. La multitude des Envoyés, précurseurs du Prophète qoreichite, étaient tous porteurs d'une Ecriture destinée à leurs peuples. Toutes ces Ecritures, Allah les détache, au fur et à mesure des temps, du plus Grand-livre, conservatoire de la Vérité totale, qui repose sous son égide, afin de les communiquer aux hommes oublieux et rebelles. C'est pourquoi, Juifs et chrétiens ne se distinguent pas tant des païens par leurs dogmes que par un Livre qui leur est propre. Il y a, en outre, auprès d'Allah un Registre ou s'inscrivent les actions des hommes, afin de servir de preuves au Jugement dernier. Dans les transactions privées, un rôle de témoin matériel est assigné à l'écrit. Le Coran mande expressément aux fidèles de dresser un écrit, aux fins de faire constater leur accord. Les versets sont nombreux, qui célèbrent les vertus, terrestres ou surnaturelles, de l'écrit. Aussi, était-il dans la logique même de la doctrine nouvelle, et pour répondre à ses exigences, que les relations nouées par Mahomet avec des groupes déterminés, arabes ou étrangers, fissent toujours l'objet d'un écrit. Mais le trait que porte cet écrit est qu'il résulte d'un échange de volontés et, que de ce chef, il acquiert la force d'un contrat. Conversion, soumission, capitulation ou alliance, c'est toujours, pour peu qu'elles revêtent un caractère collectif, dans le cadre d'une convention ou d'un traité, que se produit chacun des actes qui en exprime la substance. Procédé qui participe au surplus au mécanisme de la bay'a héritée des traditions antéislamiques, et dont la nature n'est pas moins volontariste. Point n'est besoin que la forme que prend l'accord traduise forcément sa contexture synallagmatique. Il suffit qu'il en soit le fruit. C'est ce qui explique que les documents recensés émanent de Mahomet, comme s'il ne se fut agi que d'une charte octroyée, alors que de sa teneur, il appert clairement que les garanties qu'elle reconnaît aux Gens du Livre ont pour contrepartie - pour cause juridique, au sens de la cause dans les obligations - les charges qu'ils ont pris l'engagement d'assumer. De cet équilibre entre les deux catégories de prestations, les juristes tireront la conclusion qu'en cas de manquement à une obligation essentielle, l'autre partie, qui en devait bénéficier, se trouverait en droit d'en être dispensée. L'occasion se présentera fréquemment plus tard, ou cette règle pourra être invoquée par les maitres musulmans.

Le traité de Najrane constitue le prototype des conventions que l'on pourrait aisément qualifier de capitulations (soulhan, pacifiquement), pour la raison qu'elles ont pour effet, selon le droit de la guerre, d'éviter aux groupements qui s'y résignent d'être emportes d'assaut ('anwatan, par la force des armes). Il est utile d'en reproduire le texte in extenso:

« Voici ce qu'a fixé par écrit le prophète Muhammed, la prière et la paix d'Allah sur lui, pour les habitants de Najran sur qui il avait autorité, au sujet de toute (récolte de) fruits, de toute (monnaie) jaune ou blanche, de tout esclave. Or, il leur fut généreux en leur abandonnant le tout contre 2.000 habits onciaux dont 1.000 à remettre à chaque fois mois de Rajab et 1.000 à chaque mois de Safar, avec (en surcroit) une once d'argent par habit. Etant entendu que tout excédent sur l'impôt ou tout manquant à la quantité d'onces serait mis en compte; que tout ce qu'ils remettraient, en outre, comme cottes de mailles ou comme chevaux ou montures (chameaux) ou autres objets, Leur serait mis en compte; qu'aux Najranites incomberait le soin de l'approvisionnement et des fournitures de mes envoyés pour la durée maximum d'un mois; que mes envoyés ne pourraient être retenus au-delà d'un mois; qu'au cas d'une guerre ou d'un crime dans le Yaman, ils (c'est-à-dire les Najranites) auraient à prêter (à mes envoyés) 30 cottes de mailles, 30 chevaux et 30 chameaux; que ce qui aurait péri des cottes de mailles, chevaux, montures et autres objets prêtés à mes envoyés, resterait à la charge de mes envoyés jusqu'à sa restitution aux Najranites.
La protection de Dieu et la garantie du Prophète Mohammed, la prière et la paix d'Allah sur lui, s'étendent sur Najran et alentours, soit sur leurs biens, leurs personnes, la pratique de leur culte, leurs absents et présents, leurs familles, leurs sanctuaires et tout ce qui, grand ou petit, se trouve en leur possession. Aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal ni aucun moine de son monastère, ni aucun prêtre de sa cure. Aucune humiliation ne pèsera sur eux ni le sang d'aucune vengeance antérieure à la soumission. Ils ne seront ni rassemblés, ni assujettis à la dime. Aucune troupe ne foulera leur sol. Et lorsque l'un d'eux réclamera un dû, l'équité sera de mise parmi eux. Ils ne seront ni oppresseurs ni opprimés. Et quiconque d'entre eux pratiquera à l’ avenir l'usure sera mis hors de ma protection. Aucun homme parmi eux ne sera tenu responsable de la faute d'un autre.
Donc, la garantie de Dieu et l'assurance du Prophète Muhammed, la prière et la paix d'Allah sur lui, sanctionnent le contenu de cet écrit pour jusqu'au jour ou Dieu manifestera Son autorité, tant qu'ils (c'est-à-dire: les Najranites) demeureront dans de bonnes dispositions et agiront en conformité de leurs devoirs, sans subir aucun outrage. »

Ont témoigné:
Abu Sufyan b. Harb, Ghailan b. 'Amr, Malik b. 'Awf de la tribu des Banu an-Nasr, Aqra'b. Habis de la tribu de Hanzalah et al-Mughirah b. Shu'bah. Les présentes ont été écrites pour eux par 'Abd Allah b. Abi Bakr (mais d'après Baladhuriy, sur le témoignage oculaire de Yahya b. Adam: par 'Aliy b. Abu (sic) Talib). »

Il apparaît ouvertement de ce texte que les obligations pesant sur chacune des deux parties en présence se balancent mutuellement; les biens que les chrétiens s'engagent à livrer tous les ans représentent justement l'impôt de la djizya dont la quotité est conventionnellement prédéterminée. En des accords semblables, passés par Mahomet, la djizya est fixée en espèces au lieu de l'être en marchandises. Ce sera au reste la règle qui prévaudra plus tard. Cette dation en nature ou en espèces entraine automatiquement, à la charge de la Umma, le devoir de mettre efficacement en œuvre les garanties dont jouissent les Ahl al-Kitab. Il s'ensuit que leur existence et leurs libertés sont le fruit, non d'un quelconque esprit de tolérance particulier à l'Islam, mais d'une situation juridique, issue d'un contrat, garantie par son droit public, par la Chari'a sacrée. Considérée dans la réalité sociologique de l'histoire, l'incontestable esprit libéral, dont les musulmans feront relativement preuve au cours des siècles, ne procédera point d'un certain tempérament, congénitalement ou biologiquement porté au respect des autres croyances; il sera plutôt le produit direct d'une mentalité religieuse, historiquement façonné par des règles précises de conduite, édictées par le Coran en la matière. Le cadre qu'il a omis de définir en vue de leur concrétisation, le Prophète en a fixé la forme dans la convention, afin de leur conférer sans doute l’intangibilité du contrat et de les placer de la sorte hors des atteintes que pouvaient leur porter les convoitises politiques ou les changements de règne.

C'est que la sainteté des contrats est l'une des plus impérieuses prescriptions dont les sourates ont formulé les prémisses originelles et Mahomet a donné l'exemple. Elle est énoncée dans le principe bien connu d'al-wafa' bil-ouhoud, de l'exécution des engagements, érigé en devoir religieux et devenu, à la longue, la norme axiologique du droit international musulman. Les aya qui l'imposent ne sont pourtant guère nombreuses. Le commandement n'en est pas moins catégorique:

« O vous qui croyez, exécutez vos engagements » S. V,1).

Le terme utilisé est 'ouqoud, pluriel de 'aqd, contrat, mais il comporte en fait le sens général d'engagement, lequel peut être unilatéral, non causé par une obligation assumée par autrui. C'est d'ailleurs la signification que lui attachent les exégètes. Sous l'empire de cet ordre impérieux se rangent donc tous actes ou déclarations impliquant promesse ou engagement. Il est naturel, par suite, que l'effet en acquière une force bien plus démonstrative quand l'engagement se trouve inséré dans un contrat bilatéral.

D'autres versets contiennent des commandements analogues, sinon identiques:

« Si l'un de vous a fait confiance à un autre, que celui qui a reçu le dépôt le restitue et qu'il craigne Allah, son Seigneur… » (S. II, 283).
« Allah vous ordonne de restituer les dépôts à leurs propriétaires… » (S. IV, 58).
« (Heureux sont les croyants) qui, aux dépôts (qui leur sont confiés) et aux engagements (qu’ils ont pris), sont fidèles » (S.XXIII, 8).
« … qui, aux dépôts (qui leur sont confiés) et aux engagements (qu'ils ont pris), sont fidèles. Ceux-là recevront dignité au Paradis » (s.LXX, 32).

Des hadith nombreux interviennent, qui servent de cortège à ce commandement de Dieu, tel celui-ci, le plus souvent cité:

« O vous qui croyez, exécutez vos conventions, respectez vos engagements; l'engagement donné rend responsable (celui qui le donne) de son exécution; pas d'amane (sureté) à celui qui n'est pas digne de confiance; pas de din (religion) chez celui qui ne tient pas son engagement. »

Sans doute pourrait-on rappeler que de faire honneur aux engagements pris était chez les Arabes une vertu bien ancienne. Hérodote avait, douze siècles avant Mahomet, remarqué qu' « aucun peuple n'a plus que les Arabes le respect de la parole donnée ». L'histoire de Samaw'al, qui laisse égorger son fils sous ses yeux plutôt que de trahir la confiance d'un hôte, est justement célèbre. Mais au trait spécifique de noblesse, propre aux mœurs tribales, le Prophète a imprimé une tonalité religieuse, qui en a singulièrement accentué l'intensité. Il en a donné surtout l'exemple en maintes occasions. Et c'est indubitablement la sourate al-Bara'a qui l'exprime le plus éloquemment. L'on sait que cette déclaration définitive de guerre, lancée aux païens, fut assortie d'un délai de quatre mois, au cours duquel ils recevaient ainsi toute latitude de regagner leurs tribus en vue de soutenir l'assaut ultime.

Et ce qu'il importe de souligner, c'est que le principe du respect des engagements ne se borne point à un apparent formalisme; leur exécution doit s'effectuer de bonne foi, selon les intentions qui ont présidé à leur conclusion. Treize siècles avant Paul Valery, Mahomet avait, en une formule bien plus ample et généreuse, exprimé la pensée que Inna l-a’mal bi n-niyyate wali-kull imri'en ma nawa: « En vérité, les actes sont fonction des intentions, et à chaque personne revient ce qu'elle a réellement visé ». Ce hadith du Prophète projette sur tout engagement assumé une lumière fortement moralisante, dont les conséquences doivent obligatoirement se manifester, en cas de conflit, dans la large interprétation du contrat ou du traité - car la prescription s'applique à toutes les obligations, quelles que soient leur origine conventionnelle ou leurs modes de formation - par sa réinsertion dans le contexte psychologique où il a pris naissance.

Un autre trait, non moins remarquable du droit musulman de la guerre dont nulle autre civilisation n'a offert l'exemple, réside dans la capacité appartenant à tout combattant musulman, quel que soit son grade, d'accorder l'amane et, donc, de prendre des engagements au nom et pour compte de autres musulmans. Ces engagements lient la Umma, qui s'oblige ainsi à les respecter. Le fondement en est dans un hadith du Prophète, selon lequel « les musulmans sont égaux en leurs vies; et au plus inferieur d'entre eux appartient le droit d'engager leur conscience (dhim-ma) et ils forment une main (unique) contre les autres… ». Rarement solidarité plus articulée a-t-elle animé un droit public, mieux adapté à l'âme même du peuple qui l'a sécrété?

De cet esprit relève l'entier système des traités et conventions, qui en constitue le noyau central; il prendra tout son développement dans les relations de l'Islam avec les Gens du Livre et, principalement, pour ce qui concerne les populations des nouvelles contrées que les Arabes soumettront sur les routes de la Conquête.

La nature intrinsèque de ce système, que présupposent ses particularités singulières, permet cependant de le ranger d'emblée dans la sphère du droit international proprement dit. C'est que ces accords interviennent entre des groupes sociologiquement distincts et politiquement indépendants. Dans une Arabie ou les hommes se trouvaient, sous peine de périr, nécessairement intégrés a une tribu déterminée, où les tribus jouissaient, en fait et en droit, de leur pleine souveraineté, ou leurs rapports mutuels relevaient, sous la conduite de la coutume, de liens, toujours contractuels, d'affiliation ou d'alliance, à défaut desquels la guerre s'installait, tout acte conventionnel ne pouvait dès lors ressortir qu'au droit international - si tant est que les règles dont il est composé n'aient alors eu pour sujets, tout comme de notre temps, que des unités politiques ne se reconnaissant mutuellement aucun lien de subordination - et auxquelles l'on applique aujourd'hui le nom d'Etats, pour peu qu'elles réalisent dans leurs structures les conditions requises par la Communauté internationale. En l'occurrence aussi, les accords, conventions et traités passés par Mahomet, au nom et pour compte de la Umma assurément, intervenaient avec des parties contractantes, constituant des collectivités indépendantes. De ce chef, ils relevaient du domaine des relations internationales, abstraction faite du volume et de la forme primitive propres à ces collectivités et, par voie de conséquence, de cet ensemble de coutumes connu, depuis Grotius, sous le nom de Droit des Gens, tel qu'elles étaient, sinon conçues, du moins traditionnellement pratiquées par les Arabes de l'époque. C'est un fait notoire que chaque peuple s'est astreint, dans ses rapports avec les autres peuples, à des règles non écrites, issues de précédents et devenues, à la longue, communes à une aire déterminée de groupements humains. C'est le phénomène que Montesquieu a rappelé en une phrase célèbre. La Umma islamique, tout comme toute autre nation, s'est aussi crée, à partir de Mahomet et sur la base des données fournies par les traditions préislamiques, un faisceau particulier de normes destinées à régir ses liaisons avec les sociétés non musulmanes et parmi lesquelles le principe du respect des engagements – qui n’est autre que la regle du droit international, edictant que Pacta sunt servanda - joue le rôle moteur. A cette sorte de droit, de nature indiscutablement internationale, entendu en sa pleine acception, appartenaient, à la date de leur formation, les traités et accords du Prophète avec les Gens du Livre. Les mêmes conventions, que passeront les généraux des armées d'invasion avec les populations des pays conquis, participeront de cette nature d'actes relevant du droit international.

Il arrivera pourtant qu'avec la consolidation de l'occupation arabe et l'avènement de l'Empire des Omayyades, un lent mouvement de mutation se produire, qui aura pour effet de transformer le caractère originairement conventionnel des liens qui subordonnent les dhimmis à l'Etat musulman, en allégeance et sujétion directes. Avec le temps et son extension territoriale, la Umma se dilatera, intégrant sans son tissu politique, mais en les y maintenant sur les rebords, les communautés non musulmanes dont la soumission avait eu naguère pour cause juridique le traité de capitulation. Et c'est par le moyen de ce processus imperceptible que la condition des Scripturaires fera l'objet d'un transfert, lent mais irréversible, de la sphère du droit international vers l'empire du droit public interne. C'est à cet aboutissant que se rattachera depuis lors le statut des Juifs et des chrétiens dans l'Islam.