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Résistance à Dahyé par Hala Moughanie

Dans le cœur de Dahyé, Monica Borgnan et Lokman Slim fondent en 2002, l'association culturelle Uman. Ils racontent la difficulté et l'entêtement d'exister dans une région où ils sont minoritaires, mais où toute initiative d'ouverture prend un sens décuplé.

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Monica Borgman et Lokman Slim, vous êtes tous deux à la tête d'une association culturelle, Umam. En quoi consiste-t-elle?

Monica Borgman: Uman est composée de trois entités distinctes sur le plan administratif: la maison d'édition Dar el-Jadid et Uman productions qui sont deux entités commerciales, et Uman Documentation et Recherche, qui est à but non lucratif. Elles sont toutes trois installées dans notre centre de Dahyé, qui est composé de nos bureaux, mais aussi d'une bibliothèque, d'une salle de montage et du Hangar qui est notre salle d'exposition.

Lokman Slim: Ces trois entités participent au même souci qui est d'aborder la guerre non seulement en tant que fait historique mais aussi en tant que mode de vie et que contexte social. Pour cela, nous avons deux sortes d'activités. La première, que je qualifierais – « d’activité de chambre » consiste en un travail de documentation et de recherche. La seconde est d'organiser des évènements publics qui soulèvent les questions liées à la violence et à la mémoire. Le but est de confronter le public libanais à sa propre histoire, soit en y faisant référence directement, soit en passant par l'expérience guerrière d'autres peuples.

Pourquoi avoir choisi de vous installer à Dahyé?

M.B: Personnellement, j'y suis arrivée un peu par hasard, et j'y suis restée. J'aurais pu travailler ailleurs à programmer des films ou autres, or mon engagement est de le faire ici, parce que toute action menée ici, à Dahyé, a une dimension qu'elle n'aurait pas ailleurs.

L.S: Moi, je suis né et j'ai grandi ici, mais mon engagement n'a rien à voir avec une quelconque nostalgie ou un quelconque lien sanguin. Ma présence à Dahyé est une vocation qui ressemble à l'apostolat des Jésuites qui sont allés en chine, et qui naît de la certitude qu'il est inutile de faire quoi que ce soit dans un lieu confortable, où tout est acquis. En ce sens, il importe d'initier des activités dans les coins les plus reculés du pays, mais aussi à Achrafieh, qui est pour moi, aussi dénuée de culture que Dennyé.

Vous parlez tous deux d'engagement. Qu'est-ce que cela signifie pour vous?

L.S: pour moi, être là, c'est maintenir l'image que je me suis forgé de ce pays, image qui ne correspond ni au pays de cocagne qui aurait existé, ni au pays strandard qu'on nous propose.
Pour y parvenir, nous devons prévenir les conclusions et remédier à une espèce de daltonisme qui aborde le pays de manière simpliste. Je crois donc qu'il faut autant s'opposer aux libanais qui refusent de s'ouvrir à la complexité de leur propre pays qu'aux chercheurs qui portent un regard académique sur le Liban comme s'il était un sujet de thèse à étudier mais qui resterait inexplicable. Ce que je voudrais, c'est faire comprendre que nous sommes dans un pays qui se refuse de devenir un pays exceptionnel, mais qui reste une exception. Il est donc à aborder en faisant appel à une intelligence autre, particulière, sauvage qui puisse le saisir dans sa dynamique et sa complexité.

Comment le public réagit-il à votre travail?

M.B: Au début nous étions perçus, par les gens du quartier, comme des étrangers à ignorer. Aujourd'hui, ils acceptent de plus en plus l'idée de venir au Hangar voir une expo ou une installation, parce qu'ils ont compris que l'art et la culture n'étaient pas exclusivement réservés à une classe précise. Mais nous sommes aussi très heureux de voir que des personnes installées ailleurs mais originaires de Dahyé passent voir ce que nous faisons parce qu'il leur semble que leur ville bouge.

Et puis le centre est fréquenté par le public beyrouthin qui se déplace jusqu'à Dahyé pour voir des activités culturelles, ce qui est une bonne chose!

La guerre de juillet a-t-elle influé sur vos projets?

M.B: Evidemment. Nous étions au centre du conflit. Le hangar a été bombardé, mais comme nous ne voulions pas suspendre toutes nos activités, nous en avons organisé deux à Zico House et au Métropolis. La réouverture du Hangar a toutefois eu lieu le 24 Mai, avec l'exposition «Recomposer Dahyé». Nous voulions redémarrer en retraçant l'histoire de cette région qui était auparavant résidentielle et mixte. Nous avons donc donné la parole à des habitants qui incarnent la mémoire de Dahyé, et qui avaient des histoires, des photos, ou des documents à partager.

L.S: Disons aussi que la situation politique née de la guerre a influé sur ce que je qualifierai de «situation géographique» de Dahyé en creusant de nouvelles lignes de front entre cette région et le reste du liban. Nous sommes aujourd'hui confinés dans un îlot qui rend notre défi d'ouverture encore plus grand. Mais nous comptons rester, même si cela est à double tranchant: d'une part, notre présence sous-entendrait que Dahyé est un espace ouvert; d'autre part, nous voulons rendre ces limites de tolérance plus larges et effectives, en profitant de notre modeste présence pour mettre en place des initiatives qui créeraient des précédents pour nos successeurs.

Quels sont vos projet à venir?

L.S: Nous avons un projet qui voudrait découvrir et analyser le concept de «vérité ». Nous nous demandons ce qu'il signifie pour les libanais qui la réclament, alors qu'ils ne veulent pas en savoir davantage sur les 200000 morts et disparus de la guerre du liban.

M.B: Par ailleurs, la guerre nous a fait comprendre l'urgence de l'archivage. Notre priorité aujourd'hui est de restaurer et sauvegarder les documents que nous avons dans notre bibliothèque dans l'optique de les rendre facilement accessibles à tous.

«Recomposer Dahyé» est une exception originale, somme d'images et de petits contes urbains récoltés au cours d'un minutieux travail de recherche, et placardés sur les murs. Histoires à lire et à regarder, elles étaient aussi à partager grâce aux espaces interactifs qui ont permis d'élargir la base de données de la mémoire du quartier: toute personne pouvait laisser une trace de son histoire sur les ordinateurs du Hangar. Espace d'expression, «Recomposer Dahyé» a surtout permis de se composer un Dahyé imaginaire, mélange de clichés, d'incompréhensions et de souvenirs perdus.

Agenda culturel no 302, 2007